Les dictateurs partent, les bailleurs de fonds restent

L’influence destructrice des États-Unis n’est pas soulignée

Les « dictateurs » ne dictent pas, ils obéissent aux ordres. Cela est vrai en Égypte, en Tunisie et en Algérie. Les dictateurs sont invariablement des pantins politiques.

Le président Hosni Moubarak était un fidèle serviteur des intérêts économiques occidentaux, comme l’était Ben Ali. Mais les slogans sont « À bas Moubarak » « À bas le régime » et l’on ne rapporte aucune affiche anti-américaine… L’influence prédominante et destructrice des États-Unis en Égypte et au Moyen-Orient n’est pas soulignée.

Il n’y aura pas de changement politique significatif si le mouvement de protestation n’aborde pas directement la question de l’interférence étrangère

Un programme dévastateur du Fonds monétaire international (FMI) a été imposé à l’Égypte en 1991, au plus fort de la guerre du Golfe. Il a été négocié en échange de l’annulation de la dette militaire de plusieurs milliards de dollars envers les États-Unis et la participation de l’Égypte à la guerre.

La déréglementation du prix des aliments, la ronde des privatisations et les mesures d’austérité massives qu’a entraînées ce programme ont mené à l’appauvrissement de la population égyptienne et à la déstabilisation de son économie. Le gouvernement Moubarak a été louangé comme un « élève modèle du FMI ».

Les véritables décisions sont prises à Washington, au département d’État, au Pentagone, à Langley, le quartier général de la CIA, et au quartier général de la Banque mondiale et du FMI à New York.

Le mouvement de protestation devrait se concentrer sur le véritable siège de l’autorité politique. Il devrait cibler (pacifiquement et calmement) l’ambassade des États-Unis, la délégation de l’Union européenne, les missions nationales du FMI et de la Banque mondiale.

Si le mouvement protestataire n’aborde pas le rôle des puissances étrangères, incluant la pression exercée par les « investisseurs », les créanciers extérieurs et les institutions financières internationales, l’objectif de reconquête de la souveraineté nationale ne sera pas atteint. Nous assisterons plutôt à un processus limité de « changement de régime » assurant la continuité politique.

En Tunisie, l’administration Obama s’est déjà positionnée. Elle a l’intention de jouer un rôle clé dans le « programme de démocratisation » (par exemple, avec la tenue d’élections supposées libres). Elle cherche à utiliser la crise politique pour affaiblir le rôle de la France et consolider sa position en Afrique du Nord.

L’envoyé le plus haut placé des États-Unis au Moyen-Orient, Jeffrey Feltman, a été le premier représentant étranger à arriver au pays après l’éviction du président Ben Ali, le 14 janvier, et il a rapidement réclamé des réformes et des élections libres et justes.

Washington réussira-t-il à installer un nouveau régime fantoche ? Cela dépend grandement de la capacité du mouvement de protestation à aborder le rôle insidieux des États-Unis dans les affaires internes du pays.

En prévision de la chute d’un gouvernement fantoche autoritaire, la cooptation des dirigeants des principaux partis de l’opposition et des organisations de la société civile fait partie du plan de Washington, un plan appliqué dans différentes régions du monde.

Le processus de cooptation est implanté et financé par des fondations d’origine états-unienne, dont la National Endowment for Democracy et la Freedom House. Les deux organismes ont des liens avec le Congrès états-unien, le Council on Foreign Relations (CFR) et le milieu des affaires. Ils sont également connus pour leurs accointances avec la CIA.

Alors que les États-Unis ont appuyé le gouvernement Moubarak au cours des trente dernières années, les fondations états-uniennes ayant des liens avec le département d’État et le Pentagone ont soutenu activement l’opposition politique, incluant le mouvement de la société civile.

Sous les auspices de Freedom House, les dissidents égyptiens et les opposants à Hosni Moubarak ont été reçus en mai 2008 par Condoleezza Rice au département d’État et au Congrès des États-Unis. Ils ont également rencontré le conseiller national pour la sécurité de la Maison-Blanche Stephen Hadley, lequel était « le principal conseiller en politique étrangère de la Maison-Blanche », durant le second mandat de George W. Bush.

Les efforts de Freedom House pour promouvoir une nouvelle génération de sympathisants ont donné des résultats tangibles et le programme New Generation en Égytpe a acquis de l’importance localement et internationalement.

En mai 2009, Hillary Clinton a rencontré une délégation de dissidents égyptiens, parmi lesquels plusieurs avaient rencontré Condoleezza Rice un an auparavant. Ces rencontres de haut niveau se sont tenues une semaine avant la visite d’Obama en Égypte.

Ces groupes d’opposition de la société civile, lesquels jouent actuellement un rôle important dans le mouvement de protestation, sont soutenus et financés par les États-Unis. Ceux qui tirent les ficelles appuient la dissidence contre leurs propres pantins. Cela s’appelle « exploitation politique » ou « dissidence fabriquée ». Appuyer les dictateurs ainsi que leurs opposants comme moyen de contrôler l’opposition politique.

Ces organisations civiles financées par les États-Unis agissent à titre de « cheval de Troie », au sein du mouvement protestataire. Elles s’assurent que les manifestations populaires n’aborderont pas la question de l’interférence étrangère dans les affaires des États souverains.

En ce qui concerne le mouvement de protestation en Égypte, plusieurs groupes de la société civile financés par des fondations d’origine états-unienne ont dirigé les manifestations sur Twitter et Facebook.

Le mouvement Kifaya, qui a organisé une des premières manifestations contre le régime Moubarak à la fin 2004, est soutenu par l’organisation d’origine états-unienne International Center for Non-Violent Conflict. Freedom House a été pour sa part impliqué dans la promotion et la formation de blogues sur Facebook et Twitter au Moyen-Orient et en Afrique du Nord :

Citant un message diffusé sur Internet, BBC News World (diffusé au Moyen-Orient) a rapporté que « les États-Unis envoient de l’argent aux groupes en faveur de la démocratie ». (BBC News World, 29 janvier 2010). Le Mouvement jeunesse du 6 avril est aussi soutenu clandestinement par Washington.

En Égypte, les Frères musulmans constituent le segment le plus important de l’opposition au président Moubarak et, selon certains reportages, ils dominent le mouvement de protestation.

Alors que la Constitution interdit les partis politiques religieux, les membres des Frères musulmans, élus au Parlement égyptien comme « indépendants », forment le plus grand bloc parlementaire.

Cependant, les Frères musulmans ne représentent pas une menace directe pour les intérêts économiques et stratégiques de Washington dans la région. Les agences de renseignement occidentales ont une longue histoire de collaboration avec les Frères musulmans.

L’appui de la Grande-Bretagne aux Frères musulmans, instrumentalisés par les services secrets britanniques, remonte à 1940. Selon l’ancien représentant du renseignement William Baer, à partir des années 1950, « [l]a CIA [a acheminé] du soutien aux Frères musulmans en raison de leur admirable capacité à renverser Nasser ». Ces liens clandestins avec la CIA ont été maintenus dans l’ère post-Nasser.

La déposition d’Hosni Moubarak figure depuis plusieurs années sur la planche à dessin de la politique étrangère états-unienne. Le changement de leader sert à assurer la continuité, tout en donnant l’illusion qu’un changement politique significatif a eu lieu.

Du point de vue de Washington, le changement ne nécessite plus l’installation d’un régime militaire autoritaire comme à l’âge d’or de l’impérialisme états-unien. Ce changement peut être implanté en cooptant des partis politiques, incluant la gauche, en finançant des groupes de la société civile, en infiltrant des mouvements protestataires et en manipulant les élections nationales.

Les États-Unis ne sont pas un « exemple » de démocratisation pour le Moyen-Orient. La présence militaire états-unienne imposée à l’Égypte et au monde arabe depuis plus de 20 ans, combinée à des réformes de « libre-marché », sont la cause profonde de la violence étatique.

Le mouvement populaire devrait modifier le cours du processus de changement de régime ; démanteler les réformes néolibérales ; fermer les bases militaires états-uniennes dans le monde arabe ; instaurer un gouvernement véritablement souverain.

Traduit par Julie Lévesque pour Mondialisation.ca.