Écrire le théâtre québécois comme il le mérite

Monique Forest relève le défi de codifier l’écriture du québécois au théâtre

2017/03/08

J’ai lu Écrire le théâtre québécois de Monique Forest avec les yeux et les oreilles d’un auteur de théâtre et le regard pointilleux d’un chef de pupitre. Toutes les « fautes » que son « Guide convivial » signale sont constantes et occasion d’un doute ou d’une interrogation, auxquelles l’ouvrage répond d’une façon beaucoup plus accessible que les glossaires que consultent les professionnels de la correction.

Cela tient beaucoup au ton employé qui n’est pas celui de la Cour suprême de la langue. Dans la pratique, les dictionnaires sont là pour trouver le mot « juste » et non le « bon » mot. Et pour un auteur de théâtre, le « bon » mot est déterminé par le personnage et non par la rectitude linguistique.  

On a tendance à oublier trop souvent que l’exclusion des mots du Québec du dictionnaire français n’est pas un problème québécois, mais un « gros » problème français. Tout l’apport des divers pays de France a été systématiquement exclu des grands dictionnaires. Claude Duneton est particulièrement éloquent sur le sujet dans Parler croquant.

Le fait d’être régie par une police de la langue – l’Académie française, et son bras armé, le dictionnaire – est une spécificité unique de la langue française. Sous cette implacable férule normative, le fait d’accéder aux dictionnaires est un privilège pour les mots français. On n’ose pas dire un anoblissement.

Dans la plupart des autres langues occidentales, les dictionnaires sont plus modestes dans leurs prétentions et plus accueillants. Ils se contentent de conserver les anciens mots, comme d’en recueillir de nouveaux, d’en donner le sens, l’origine, le type d’usage et l’état de service (de dernière mode à obsolète). À chacun de faire son tri selon ses besoins.

Le jansénisme linguistique français exclut par nature tout recours à ce libre arbitre en la matière. À cette enseigne, la langue est « correcte » ou « incorrecte ». Lorsque les éditeurs du Robert ont eu l’intrépidité de publier un Robert Québécois, la rectitude linguistique colonisée l’a excommunié et mis à l’index sur l’heure. (…) 

Ni Jean Barbeau, ni Michel Garneau, ni moi, ni Roland Lepage, ni Victor-Lévy Beaulieu, et la liste des auteurs s’allonge jusqu’à Lise Vaillancourt, n’avons choisi d’écrire dans une langue « incorrecte ». Chacun s’est taillé une langue d’auteur dans le matériau d’une langue vernaculaire, la langue québécoise, qui comprend tous les registres, du plus grave (graveleux) au plus pointu (le charabia universitaire). Je l’ai inclus dans le « québécois » parce que ses usagers sont persuadés d’écrire leurs opus dans un français universel que les Français identifient comme étant l’œuvre d’un Québécois dès la première page.  

Une langue parlée seulement à l’intérieur d’une communauté linguistique donnée est une langue vernaculaire. L’américaine accède à l’écrit littéraire à partir de Mark Twain (1876). Au théâtre, à partir d’Eugene O’Neill (1920). (…) La présence d’une langue vernaculaire dans le giron d’une langue mère ne relève pas de sa rectitude, mais du poids démographique et politique de ses locuteurs.

Le succès des traductions de l’écossais en québécois et, à l’inverse, du québécois des Belles-Sœurs en yiddish, prouve hors de tout doute que le dialogue s’établit plus facilement entre vernaculaires qu’avec des langues impériales. Et entre classes sociales ! Le joual montréalais est une langue industrielle, totalement différente dans sa respiration du québécois rural, c’est une langue âpre et projetée comme le newyorkais, syncopée et déclaratoire comme les langues des grandes villes. Mais c’est une langue populaire qui a en commun avec le québécois rural d’être une langue qui parle par images et par métaphores et non par concepts. C’est sa puissance d’évocation et sa capacité de transmettre les émotions à vif qui nous a permis d’en faire une langue dramatique redoutable. Après les Irlandais, un peu avant les Écossais et toujours en avance sur les Français qui confinent la langue populaire aux Variétés.  

On avance souvent l’explication que le théâtre québécois utilise les sacres et le mal parler pour démontrer l’aliénation des classes ouvrières. Il faut vraiment vivre sur une autre planète ! Après sa journée aliénante de travail à la shoppe, lorsque l’ouvrier la raconte, même avec un vocabulaire limité et la verve d’une profusion de sacres, il s’en libère par sa parole. Il fait déjà œuvre théâtrale, souvent même œuvre symphonique. (…) 

La langue populaire a fait son entrée en scène dans une revue montréalaise à grand déploiement, intitulée Ohé ! Ohé ! Françoise, en 1909. Un triomphe de public sans précédent : 36 représentations consécutives, le cap des 40 000 spectateurs dépassé. On y parle plusieurs langues. Deux variantes québécoises : le montréalais et le campagnard ; et deux variétés de français : le théâtral déclamatoire et le pointu suffisant. L’année suivante, l’œuvre est reprise et, dans son sillage, on assistera à la création de 22 revues en trois saisons et demie de 1909 à 1914.

Dans les années 1920 et 1930, cette tradition se perpétue au cabaret Matou Botté, avec les revues d’Albéric Bourgeois et, à la radio, dans sa parlure de pur canayen, avec son Tour du monde de Joson et Josette. Les monologuistes font leur apparition, dont Paul Coutlée avec sa célèbre Madame de la rue Panet. Avant de créer son Fridolin à la radio, Gratien Gélinas a commencé sa carrière en interprétant des monologues de Coutlée. Il est passé ensuite des monologues de Fridolin aux sketches des Fridolinades, puis à la pièce Ti-Coq.

Marcel Dubé vient d’une tradition plus théâtrale. Influencé par les Américains Arthur Miller et Tennessee Williams, il cherche à traduire fidèlement, par sa langue, le milieu populaire dont il est issu. La version publiée de ses œuvres ne rend pas toujours justice au succès initial qu’elles ont connu, l’auteur ayant choisi de les réécrire en français normé. La langue québécoise s’est imposée sur scène comme une langue théâtrale pleine et entière avec les années 1970.

En France comme en Angleterre, l’accent marque le niveau qualitatif que le locuteur occupe dans l’échelle sociale. À Londres, il existe une escouade policière spécialisée dans l’identification des accents, au point que ces experts peuvent identifier l’origine géographique de son usager sur le territoire de la Grande-Bretagne et estimer son revenu à quelques livres près. Bref, sa classe sociale. Le niveau de langue devient un marqueur social. Ou plutôt un démarqueur social.

Au Québec, pendant des décennies, un axiome culturel, importé par des professeurs d’origine française, a eu force de loi  naturelle : pour jouer au théâtre, l’acteur du cru devait tout d’abord éradiquer son accent « canayen ».  D’autant qu’il  serait appelé à jouer un répertoire écrit qui a perdu toute relation avec une langue parlée depuis des siècles. En fait, les profs imposaient aux Québécois une castration qu’ils avaient eux-mêmes subie, en effaçant leur accent parisien, provençal ou auvergnat. Il est évident qu’un acteur ou une actrice ne peuvent se contenter de leur accent d’origine, ils se doivent d’élargir leur registre. Pas de rehausser leurs niveaux !  

Bien malin celui qui peut identifier les quatre niveaux au Québec. Les classes sociales ne sont pas aussi marquées, du moins pour être identifié à l’oreille par un auditoire. Comme on passe facilement du français à l’anglais, un même personnage, sans changer de niveau, peut passer tout aussi aisément du français normatif, d’un prof par exemple, au familier et, abruptement, au populaire, dans un moment de colère. (…)

L’auteur de théâtre sert deux maîtres : il écrit une partition pour les acteurs et un texte pour les lecteurs. Il faut savoir que, pour être produits, en France, les textes de théâtre ont tout avantage à avoir été publiés tout d’abord – ce qui explique leur indéniable conformité littéraire et l’interprétation topique des acteurs français qui est celle d’une langue écrite.

Le théâtre dit de répertoire classique ou moderne et le théâtre de création font appel à deux sources de classements : un répertoire « debout » pour le premier et « couché » pour le second.

« Debout » : parce que les auteurs dramatiques et leurs pièces sont rangés par ordre alphabétique et regroupés souvent en sections par pays, dans des traductions françaises qui leur donnent singulièrement un air de famille. Ils se tiennent ainsi au garde-à-vous, toujours prêts à être passés en revue. Ce qui facilite grandement le travail des directeurs artistiques.

Le répertoire de création est « couché » parce que les textes se présentent habituellement sous la forme de feuilles brochées qui ont tendance à empiler les auteurs, les uns par dessus les autres, sans autre ordre que celui des arrivages, pour ensuite les entasser dans des classeurs par  saisons.

Deux maisons d’édition, Leméac, sous Yves Dubé, et Dramaturges éditeur d’Yvan Bienvenu se sont données pour mission de « relever » ce répertoire en lui donnant le statut d’une dramaturgie. Dès 1968, la maison Leméac a accompagné la naissance du théâtre québécois. Depuis 1996, Dramaturges éditeur poursuit cette tâche de reconnaissance essentielle à sa pérennité.  

Il faut se rappeler que les textes de Shakespeare ont été établis à partir de la copie du souffleur. Donc du texte joué. Le fait que les pièces québécoises soient écrites pour être d’abord prises en bouche par des acteurs avant d’être publiées, donne la priorité à une langue parlée donc transcrite – sur la langue écrite, sans néanmoins imposer une nouvelle grammaire de lecture à son premier lecteur, l’acteur.

Pour résoudre ce qui peut apparaître comme une quadrature du  cercle, les « dérogations raisonnables » proposées par le Guide de Monique Forest sont organiques et cohérentes. Son auteure a parfaitement raison de rappeler qu’une convention graphique ne supporte pas l’incohérence. Surtout quand le dialogue est sans queue ni tête.

En ce sens, la défense d’un respect rigoureux de la ponctuation et des accords des adjectifs et des participes passés s’inscrit dans la même exigence d’une cohérence générale. Tout est là ! Toutes les dérogations lexicales sont acceptables à condition que les règles grammaticales soient respectées. 

Par sa qualité même, l’ouvrage de Monique Forest est un hommage et une véritable reconnaissance du travail persistant et jubilatoire que les auteurs et auteures dramatiques du Québec ont mené de concert, depuis une cinquantaine d’années, pour explorer tous les registres de la langue québécoise. 

Ils sont maintenant de plus en plus nombreux, au théâtre, au cinéma et à la télévision, à se tailler une langue d’auteur dans le terreau fertile de la parlure québécoise. Ce qui pourrait apparaître comme un désordre est en fait un nouvel ordre.

Écrire le théâtre québécois – de la règle à la parlure et tout autour tombe à point nommé pour combler un besoin urgent de codifier l’écriture du québécois au théâtre.

• Extrait de la préface •

Écrire le théâtre québécois, De la règle à la parlure et tout autour, Monique Forest, Dramaturges Éditeurs, 2016