À quand un Je me souviens au féminin ?

Le portulan de l’histoire

2017/06/19

Pour les hommes, l’Histoire est une mère bienveillante qui leur pardonne facilement leurs écarts de conduite et vénère sans réserve leurs réussites. Rappelez-vous ce qu’on disait à propos de la richesse personnelle de Pierre-Elliott Trudeau. C’est un plus ! Comme ça, il ne devra rien à personne ! Et tout le monde d’admirer jusqu’à la trudeauphilie sa collection de chapeaux, de capes et d’habits bien coupés ! Entoucas, lui, y’a assez d’argent pour se les payer !

Pour les femmes, l’Histoire est plutôt un père autoritaire, malcommode, intégriste, et alzheimer quant-y-veut ! Autre vision, autre opinion ! Quel aura été le plus grand défaut de Pauline Marois ? D’avoir été indépendante de fortune ? Non ! Mais, de le montrer. Qu’elle cache cette collection de foulards qu’on ne saurait voir ! Pis mets des boucles d’oreille moins voyantes, ma grande ! On ne  va pas à grand’messe pour se faire remarquer !

Maintenant que le « bon vieux temps » reprend du service avec le retour aux « valeurs d’antan », on peut entrevoir la possibilité d’être obligé de reprendre tous les combats du « bon vieux temps » – avec l’aide proactive d’une droite québécoise qui a pris le relai du conservatisme de monsieur Harper. On peut raisonnablement s’inquiéter, non du retour du passé, mais de sa réactivation dans l’avenir.

Ce qui est encore plus troublant, c’est d’entendre de plus en plus parler du « bon vieux temps » comme d’une sorte de paradis perdu par une ou deux générations qui ne l’ont pas vécu. C’est un grave problème de mémoire collective ! On peut nuancer l’arrêté du jugement de la Révolution tranquille, mais certainement pas le révoquer jusqu’à prétendre que c’était une erreur de jugement ! 

Il en est de même du féminisme. Le sentiment à la mode aujourd’hui, c’est que tout ça, c’était exagéré ! C’est vrai ! Dire que les femmes n’ont joué aucun rôle dans l’Histoire, c’est une exagération ! Une exagération de l’Histoire, pas de ses victimes ! Mais dire que l’Histoire a occulté leur rôle, ça ce n’est pas une exagération ! C’est un euphémisme ! 

Dans le monde culturel, la cérémonie de remise des Oscar est l’événement le plus regardé dans le monde entier. Année après année, on s’émerveille de la ferveur avec laquelle les hommes – surtout les scénaristes – remercient leurs compagnes du rôle qu’elles ont joué dans leur succès. Combien ils ont apprécié qu’elles aient pu les supporter quand ils n’étaient pas endurables. C’est un cliché de dire que derrière tout artiste, il y aurait une ombre qui ne lui fait pas d’ombre. 

Dans le cadre d’une émission de radio L’Aventure, j’ai raconté celle des Femmes d’artistes – si on élargit la définition aux romanciers, poètes, peintres, philosophes, compositeurs – pendant plus de sept heures. Tout ce que vous pouvez imaginer, c’est encore pire ! Et j’ai pu soupirer, m’offusquer, me révolter à loisir tout le long des émissions parce que j’étais un gars. Si j’avais été une fille, cela aurait été inconvenant, disons le mot exagéré.  

Lorsque le romancier Léon Tolstoï, dans un mouvement d’identification mystique avec la misère du monde, fait l’annonce solennelle qu’il lègue dorénavant les droits de ses livres aux pauvres et que sa femme Sophie, qui n’est pas d’accord avec son geste,  pique une colère noire, comme la plupart des critiques, je me serais dû d’admirer la générosité du grand homme et de condamner la mesquinerie de sa compagne. L’ombre qui ne fait pas d’ombre n’était pas l’auteur des chefs-d’œuvre de Tolstoï après tout. 

On la comprend un peu mieux quand on sait que le comte gribouillait des notes illisibles sur des feuillets dont elle tirait des phrases et des paragraphes et des chapitres pour produire une première version acceptable qu’il retravaillait et qu’elle recorrigeait. Elle pouvait estimer en toute justice qu’elle avait des droits sur les droits de l’artiste !

Mais l’Histoire ne se préoccupera pas des états d’âme de mesdames Tolstoï, Socrate, Marx, Freud, Zola, Daudet, Mozart, Fitzgerald et Wilde tant qu’elles n’auront pas retrouvé leur nom de jeune fille comme madame Stieglitz en redevenant Georgia O’Keefe.

Ça sert à quoi la mémoire de son histoire ? À assumer son passé dans le pire ou pour le meilleur ! Et lorsqu’on réentend que si toutes les femmes retournaient au foyer pour élever des enfants, le Québec ne s’en porterait que mieux, la réaction ne devrait pas être un simple agacement, mais une sainte colère. 

Si aucune femme ne se présentait au travail un lundi matin, le Québec tout entier cesserait de fonctionner dans tous les domaines. Depuis plus de 50 ans, les femmes ont fait l’histoire à parts de plus en plus égales. Lorsque le premier ministre Couillard et les infirmières parlent de la santé, ce sont toujours deux visions de l’histoire qui s’opposent. Celle de la mère bienveillante toute pleine d’attention pour son fils médecin promis à un grand avenir et celle du vieux fatiguant qui s’attend toujours à ce que sa fille joue les infirmières. 

 Ces jours-ci, on associe généralement les revendications féministes à une approche pacifiste, « sereine », dirait madame Françoise David. On a tendance à oublier que le coup d’envoi du mouvement a été turbulent.

En 1913, les pays du monde se divisaient en deux groupes : ceux d’Orient où les hommes portaient la chemise sur le pantalon et ceux d’Occident où ils la portaient sous le pantalon.  Sauf qu’en Occident la position de la chemise était devenue de plus en plus secondaire. Toute l’attention s’est portée sur le port de la culotte, siège du pouvoir mâle, dont les suffragettes revendiquent la jouissance et l’usufruit. 

Les suffragettes britanniques de la Women’s Social and Political Union n’ont rien pour rassurer les bourgeois. Elles ne se limitent plus à donner des conférences à l’heure du thé, elles tiennent des meetings dans Hyde Park ou Trafalgar Square et défilent dans les rues de Londres en brandissant des pancartes. 

« Tout ce que je fais, déclare Emmeline Pankurst, la fondatrice du mouvement, c’est de prononcer des discours qui invitent les femmes à adopter les méthodes de rébellion qui ont été employées par les hommes dans toutes les révolutions ». Elle s’avère très efficace dans les comparaisons. « Lorsqu’un citoyen britannique masculin lance une brique dans une vitrine, il exprime une opinion politique. Lorsqu’une femme fait la même chose, c’est un acte criminel. »

Dirigées par Pankhurst, elles ont forcé la porte du premier ministre Lord Asquith et troublé la bonne marche du congrès du Parti libéral avec leurs bannières Votes for Women. Les suffragettes ne sont pas des pacifistes. Au cours des manifestations, elles insultent les policiers et les attaquent à coups de pierre. Dans quel but ? Se faire emprisonner ! 

La Montreal Suffrage Association existe depuis 1912 et milite pour le droit de vote des femmes au fédéral. L’Association est présidée par Carrie Derrick, la première femme à obtenir une chaire universitaire de professeur titulaire. L’association en est une de suffragettes modérées qui, aux dires du journal La Presse, se trompent mais sont une excroissance inévitable de la démocratie. Une sorte de mal nécessaire.

Tout le contraire des suffragettes de Londres qui se livrent à toutes les violences. Il va de soi que le jugement de La Presse est sans appel. « Celles-là, la société ne peut pas les souffrir : elles cessent d’être femmes pour devenir furies, et l’autorité ne peut que les traiter comme elles le méritent, c’est-à-dire  avec toute la rigueur qui doit poursuivre les criminels ».

En Angleterre, la masculinité britannique tient à l’exclusivité de son vote qui est le fondement d’un siège au Parlement où elle espère user sa culotte en toute quiétude. Tous les ans, depuis 1907, les députés rejettent un projet de loi en faveur du suffrage des femmes.

En 1913, la violence des revendications féministes est montée d’un cran. Les suffragettes ne reculent plus devant le terrorisme. Elles ont détruit la ligne téléphonique Londres-Glasgow et fait sauter une bombe devant la maison de Lloyd George pour le réveiller. Secondée par ses filles Christabel, Sylvia et Adela, la présidente de la Women’s Social and Political Union a été emprisonnée et relâchée à une douzaine de reprises. À chaque nouvelle incarcération, Emmeline Pankurst poursuit une grève de la faim pour obtenir le statut de prisonnière politique.

Le point culminant de la lutte des suffragettes a été marqué par les impressionnantes funérailles d’Emily Davison, suivies par des milliers de féministes et de syndicalistes. Enveloppée dans sa bannière Votes for Women, cette militante pure et dure s’est jetée sous les sabots d’un cheval qui l’a piétinée à mort lors du derby d’Epsom. Deeds not words / Des actes, non des mots ! peut-on lire sur l’épitaphe de sa tombe.

À un moment donné, plus de 300 femmes sont en prison. L’oratrice redoutable qu’est Emmeline Pankhurst précise l’enjeu : « Ou vous les laissez mourir de faim ou vous leur accordez le droit de vote ! » Pour ne pas en faire des martyres, l’État s’obstine à nourrir de force les grévistes de la faim.  

L’éclatement et la prolongation de la Grande Guerre change complètement la donne. Pour compenser l’absence aux urnes du suffrage des soldats et des marins, sans parler de ceux qui sont morts au front, le gouvernement britannique accorde en 1918 un premier droit de suffrage au féminin, limité aux femmes mariées de 30 ans et plus. 

Pour une rare fois, le Dominion du Canada était en avance sur la mère patrie. Ottawa, pour des raisons similaires, concède en 1917 le droit de vote aux épouses, veuves, mères, sœurs ou filles des hommes engagés dans les forces navales ou militaires. Et étend ce droit à toutes les femmes en âge de voter en 1918. 

La loi qui a établi l’égalité de vote entre les hommes et les femmes au Royaume-Uni ne sera finalement adoptée que dix ans plus tard, l’année de la mort d’Emmeline Pankhurst, en 1928. « On nous reproche de vouloir enfreindre les lois, disait-elle, alors que tout ce que nous revendiquons, c’est le pouvoir de les créer ». Cent ans plus tard, la question de l’exercice du pouvoir partagé sur le même pied avec les femmes demeure une affaire pendante. À quand le Je me souviens au féminin ?