La ville de toutes les fêtes sauf une

Pourquoi Montréal n’a-t-elle célébré sa fondation française qu’en 1992 ?

2017/06/20

Montréal s’est toujours plu à se définir comme une ville de fêtes et de fêtards. Le Paris du Nord pour les Américains. La Sin City de jadis pour les Canadians, le Red Light pour les New-yorkais et la rue Crescent pour les fervents du Grand Prix. Même les descendants des dévots des origines ont toujours été fiers qu’elle soit plus délurée que Toronto, Winnipeg ou Calgary. Une seule fête lui pose problème tous les cinquante ou cent ans : l’anniversaire de sa fondation française. Remontons le fil du temps de ces rendez-vous manqués. 

Premier volet

1642

Installée depuis le mois de mai sur les rives de l’île du mont Royal, la petite colonie de quarante personnes a bien failli être engloutie en décembre par un débordement de la rivière Saint-Pierre. Toujours inquiet d’être au mieux avec la sainte Providence, Monsieur de Maisonneuve s’est aussitôt rendu sur les lieux pour stopper l’ondée en y plantant une croix au pied des vagues montantes. Une conjuration suivie d’un appel solennel au Très Haut, : « Je vous prie, divine Majesté, de nous faire connaître le lieu où vous aimeriez être servie ! » Il semble bien que Dieu ait été d’accord avec l’emplacement de Ville-Marie. Un peu avant la Noël, les eaux se sont retirées. Au début de l’année suivante, comme il l’avait promis au moment de la crue des eaux, Maisonneuve est allé planter une croix au sommet du mont Royal. 

Dix ans plus tard, lorsqu’une nouvelle arrivante enthousiaste, Marguerite Bourgeoys, s’informe du sort de ladite croix, les colons prennent conscience qu’ils ne sont pas retournés au sommet depuis son érection. Le choc de la réalité a été brutal pour les Montréalistes. Ils sont débarqués au milieu d’une guerre amérindienne, dont ils ne sont pas l’enjeu principal, mais la petite guerre va durer soixante ans. Jamais de défaites, jamais de victoires ! Mais, un long chapelet d’escarmouches meurtrières. 

1692

Ville-Marie est repartie en France avec Maisonneuve en 1665 et Montréal se soucie peu du cinquantenaire de sa fondation. C’est plutôt un acte de bravoure singulier qui retient son attention au marché et dans les cabarets : celui d’une jeune fille rousse, de quatorze ans, Madeleine Jarret de Verchères, qui a l’héroïsme non seulement dans les mollets, mais dans les gènes. Deux ans plus tôt, face à une attaque indienne, sa mère était parvenue à duper ses assaillants en leur faisant croire que le fort de Verchères était défendu par des soldats.

Les Indiens sont de retour et cette fois, la mère est à Montréal, le père à Québec et leur fille reste seule aux commandes. On compte plusieurs versions de l’exploit. Lorsque les Iroquois passent à l’assaut, Madeleine musarde sur le bord du fleuve. Elle est profondément plongée dans ses pensées. Il faut insister sur la profondeur… parce qu’au même moment, dans le champ d’à côté, une vingtaine d’habitants sont traqués, encerclés et faits prisonniers par quarante-cinq Iroquois. Les temps changent. Jadis tous les rapports notaient qu’ils étaient cent. Maintenant, ils sont quarante-cinq.

Bons jarrets ne sauraient mentir ! Sitôt que Madeleine a pris conscience du danger, elle fonce tête baissée vers le fort, poursuivie par les quarante-cinq Iroquois qui tirent tous du fusil en même temps sans l’atteindre. Comme elle va toucher au but, un de ses poursuivants iroquois s’avère posséder une foulée tout aussi olympique. Une enjambée décuplée par la proximité du scalp de Madeleine, une tignasse rousse à portée de main. L’Indien tend le bras vers le foulard qu’elle porte au cou, l’agrippe et le tire violemment vers lui. Le foulard se détache et l’Iroquois tombe à la renverse comme Madeleine franchit le seuil du fort et referme la porte derrière elle.

La revue des défenseurs est lamentable : deux soldats, quelques femmes éplorées, un domestique de quatre-vingts ans et deux frères en bas âge. À partir de ce moment-là, si Madeleine n’était pas héroïque, on pourrait la croire hystérique. Sous l’œil – on présume médusé des quarante-cinq Iroquois – elle effectue deux sorties pour ramener derrière les palissades une famille, qui vient d’accoster sur la rive et une cordée de linge mise à sécher. La nuit tombée, elle s’apprête à repousser un assaut pour découvrir que ce sont les bœufs et les vaches qui rentrent au fort. 

Bonne élève, elle a suivi la procédure en cas d’attaque et n’a pas oublié de tirer le coup de canon qui de fort en fort doit sonner l’alarme le long du fleuve jusqu’à Montréal. Il y a trente-six milles entre Montréal et Verchères et elle devra attendre huit jours pour être enfin secourue. Les Iroquois étaient repartis depuis belle lurette.

Lorsque l’escouade de secours se pointe enfin, Madeleine se précipite vers ses sauveurs. « Je vous rends les armes ! » lance-t-elle à leur commandant avec la superbe d’une héroïne de légende dorée. Galant homme, l’officier refuse le fusil que la jeune fille lui tend. « Mademoiselle ! Elles sont entre bonnes mains ! » Madeleine  rétorque du tac au tac. « Meilleures que vous ne croyez ! » Une foucade adolescente qui ne sera pas démentie par la vie subséquente de la Grande Rouge. 

L’événement marquant de l’année 1692 a toutefois été une expédition victorieuse contre les Iroquois, menée par le gouverneur Monsieur de Callière, les 600 volontaires montréalais ont ramené 380 prisonniers. C’est une première ! Le vent a tourné. La grande Paix de Montréal de 1701 peut se laisser deviner à l’horizon.

1742

L’année du centenaire est celle de l’invasion des chenilles ! L’intendant Hocquart fait état de raids d’insectes et, en raison des pluies excessives, de récoltes encore plus catastrophiques qu’il y a cinq ans, donc doublement plus désastreuses qu’il y a dix ans. Pour ses 7500 habitants, le futur immédiat de la ville, qu’on décrit déjà comme libertine, est plutôt sombre.

Le regard des Montréalais n’est pas tourné vers le passé, mais vers l’avenir qui est à l’Ouest. Montréal est la porte d’entrée vers l’intérieur du continent et le point vélique de tous les aventuriers et de tous les rêveurs. Comment un intendant de Sa Majesté pourrait-il expliquer à son roi que la majorité des habitants de sa colonie n’ont de goût et d’attrait que pour « faire la passe » dans la traite depuis cent ans ?

Ces  derniers douze ans, Pierre Gaultier de La Vérendrye est parvenu à barrer la route de la Nouvelle-Angleterre à la Hudson’s Bay Company, en établissant une chaîne de forts qui a agrandi le territoire de la Nouvelle-France de façon considérable. Les terres découvertes par La Vérendrye se déploient sur des milliers de milles. On n’a qu’à établir la liste des postes qu’il a construits au-delà de l’extrémité occidentale du dernier des Grands Lacs, qui était jusque-là la pointe extrême de la colonie. Le fort Saint-Pierre (lac La Pluie) qui est à 360 milles de Kaministigoya ; le fort Saint-Charles (lac Des Bois) qui est à 240 milles du fort Saint-Pierre ; le fort Maurepas (la rivière Rouge) qui est à 300 milles plus loin ; le fort La Reine (sur l’Assiniboine) qui est à 300 milles du Maurepas ; le fort Dauphin (lac Winnipegosis) et le fort Bourbon (lac Winnipeg) chacun à 90 milles plus haut.

Tous ces forts, il va sans dire, ont été érigés sans qu’il n’en coûte rien à l’État. L’exploration s’est accomplie aux frais de l’explorateur qui a su déployer des prodiges de diplomatie pour poursuivre son avance vers l’Ouest, au milieu de tribus dont c’était souvent le premier contact avec les Blancs.

Chaque fois que La Vérendrye est redescendu de l’Ouest à Montréal, c’était pour colmater une brèche : ses associés se désistaient, refusaient de lui faire parvenir des victuailles ou avaient fait saisir ses peaux de castor. Chaque fois, il est reparti, un peu plus endetté, pour poursuivre sa quête du Pacifique. D’abord avec ses quatre fils, Jean-Baptiste, Pierre, François, Louis-Joseph ; puis, après la mort de Jean-Baptiste, massacré par les Sioux, avec les trois autres. 

Son seul appui indéfectible aura été celui du gouverneur De Beauharnois. « Le Sieur de La Vérendrye, écrit ce dernier au secrétaire d’État à la marine Maurepas, me marque que ses enfants et ses engagés, presque tous des Montréalais, sont pleins de courage et de bonne volonté pour découvrir quelque chose qui mérite attention ».

Bien à l’abri dans les salons de Versailles, Maurepas n’a aucune idée des distances de 3 000 à 4 000 milles qu’a dû franchir La Vérendrye, à pied ou en canot. Il ordonne au gouverneur d’adjoindre à l’explorateur un officier chargé de l’espionner. De Beauharnois multiplie les prétextes pour différer le départ du rapporteux. Prévenu de la mesure, La Vérendrye descend sur Montréal à marche forcée. Après toutes ces années d’effort et plus de 50 000 livres de dettes, c’en est trop ! De retour à Montréal, La Vérendrye jette la serviette : il se retire à cinquante-huit ans.

Si Montréal avait pu entrevoir son avenir par une fenêtre tournée vers l’Ouest en janvier 1743,  elle aurait aperçu les fils de La Vérendrye, François et Louis-Joseph, bloqués au pied des Rocheuses, leurs guides indiens refusant de poursuivre plus avant l’exploration vers le Pacifique. « Nous avons pris le parti de nous en retourner, écrit Louis-Joseph, mortifié de ne pas gravir les montagnes comme il l’avait souhaité. À ce jour, aucun Européen n’a poussé la frontière des terres connues aussi loin qu’eux. La nouvelle banlieue de Montréal en somme !