L’invention du Cégep et le brassage des classes

Le portulan de l’histoire

2017/11/03

On a toujours l’illusion que la Grande Noirceur s’en est allée en s’éclaircissant, alors que c’est tout le contraire. Elle a débuté en 1840 avec la reconnaissance de l’Église catholique par le pouvoir britannique. Elle prend son envol vers 1860 et va s’épaississant comme un smog permanent sur toute la société québécoise jusqu’au black-out du début de la Seconde Guerre mondiale.  

En 1942, l’épiscopat a finalement accepté de cesser son opposition à l’école obligatoire contre l’assurance d’un contrôle direct sur les nouveaux programmes qui seront produits, afin que l’école publique demeure profondément catholique. C’est dans cet éclairage que la loi rendant l’école obligatoire a été votée par gouvernement libéral d’Adélard Godbout en 1943.

Dans les nouveaux programmes de l’école primaire, l’instruction religieuse occupe la moitié des pages. Les manuels antérieurs, avec tous les défauts qu’on avait pu leur trouver, étaient constitués de questions et réponses que les enfants apprenaient par cœur sans rien comprendre. Mais leur contenu était essentiellement axé sur la discipline à enseigner. 

Désormais, les manuels de mathématiques font compter des chapelets et des crucifix ; les manuels de français proposent des lectures pieuses ; l’histoire adopte un contenu intensément religieux. L’école est devenue obligatoire, certes, mais les enfants sont abreuvés jusqu’à plus soif de l’idéologie cléricale, beaucoup plus fortement que durant les décennies précédentes.

En 1950-1951, la très vaste majorité des jeunes Québécois ne fréquente encore, comme au début du XXe siècle, que l’école élémentaire. En fait, sur 100 élèves inscrits en première année, deux seulement persévèrent jusqu’à la douzième. Près de 45 % des garçons redoublent au moins une classe au primaire et 40 % ne parviennent pas à obtenir leur certificat de septième année.
Curieusement, la formation des maîtres, semble-t-il, ne précède jamais la mise en œuvre d’une réforme pédagogique. Celle des années 40 n’a rejoint les écoles normales que 10 ans plus tard. Jusqu’en 1954, pour fréquenter une école normale, on exigeait une scolarité de onze ans pour les garçons, mais neuf étaient suffisantes pour les filles. Le premier diplôme, le brevet C, obtenu après des études d’un an, n’était offert qu’aux filles. Le brevet B, qui concluait des études de deux ans, était choisi massivement par les normaliennes, car c’était celui qui était offert dans les petites écoles normales qui pullulaient. Ces deux brevets ouvraient la porte de l’enseignement primaire. 

Comme la très grande majorité de ces institutrices étaient congédiées au moment de leur mariage, le roulement était permanent : La société québécoise consommait ses institutrices comme une ogresse. Quelques-unes dissimulaient même leur mariage aux autorités pour ne pas être obligées de signer une lettre de démission. Dans certaines régions rurales, on acceptait même des brevets D, voire E, qui constituaient des permis d’enseignement après une onzième ou une dixième année. 
 
En 1949, les deux-tiers des écoles de rang n’avaient pas d’électricité ni de toilette, la moitié n’avait pas l’eau courante et les trois quarts étaient chauffés par un poêle à bois ou à charbon. Et le salaire était à l’avenant. Les trois-quarts des institutrices en milieu rural gagnaient toujours moins de 900 $ par année. En 1952-1953, près de la moitié touchaient moins de 1000 $ par année, alors que, dans le secteur industriel : le salaire moyen se situait à 2500 $. 

Le texte le plus révolutionnaire de la Révolution tranquille demeure le Rapport Parent et son impact a été aussi déterminant pour la société québécoise que la Charte de la langue française du docteur Laurin. C’est un texte fondateur qui a été rendu public en trois tranches successives. La première, en avril 1963, proposait la création du ministère de l’Éducation et du Conseil supérieur de l’éducation ; la deuxième, en novembre 1964, présentait les projets des nouvelles structures de l’enseignement, les programmes et les contenus de l’enseignement à tous les niveaux ; la troisième tranche, en mars 1966, abordait les thèmes de la diversité religieuse et culturelle, de l’administration locale et du financement du système de l’enseignement pour les 15 années à venir.

La démarche du Rapport Parent s’articule autour de trois idées phares. D’abord, inculquer la passion de la vérité et de l’intelligence à l’enfant – une intelligence que les commissaires définissent comme totale. Ensuite, faire appel à une pédagogie active qui élimine le pédantisme des maîtres, les carcans des programmes et la passivité de l’enfant. Dans cet esprit, les valeurs à honorer à l’école sont : le respect de l’intelligence, les dons créateurs et l’esprit de recherche. Puis, la troisième idée phare est la polyvalence d’un système unifié et cohérent de la maternelle à l’université, incluant l’éducation des adultes et pour y arriver, il n’y avait pas d’autres voies que de créer un ministère de l’Éducation et un ministre. 

Dans cette vision, les réformes de structure proposées au secondaire ont pour objet d’éviter une orientation prématurée, difficilement réversible et cause d’échecs et de retards. Les collèges classiques sont amputés de quatre années : éléments latins, syntaxe, méthode et versification. La polyvalence du secondaire doit être complétée par une polyvalence au postsecondaire. Après avoir étudié le système américain, les commissaires concluent que l’université n’est pas le milieu le mieux adapté à l’accueil des élèves du secondaire. D’où la notion d’un enseignement intermédiaire entre les deux. 

C’est un projet ambitieux, du neuf et de l’inédit, qui permettra la création d’un système d’enseignement plus riche et plus large, plus souple et plus simple, plus généreux et plus démocratique. 50 ans plus tard, la commission Parent a-t-elle été naïvement démocratique ? La notion de cégep aura-t-elle été le fait d’intellectuels, d’idéologues rêveurs, d’utopistes ou d’illuminés ? 

Aux dires de Guy Rocher, membre de la commission Parent et l’un des architectes de la loi 101, le bilan est positif : c’est la voie qui a le plus favorisé la scolarisation de la jeunesse québécoise et ses succès scolaires. Rocher fait également remarquer que ce fut l’occasion du plus grand accommodement raisonnable que le Québec a connu. Des hommes et des femmes ont fait le don de l’institution à laquelle ils étaient attachés, souvent par vocation religieuse, et offerts de continuer à servir l’enseignement dans un nouvel environnement, en collaboration avec des enseignants venant d’un tout autre horizon, sous une direction souvent étrangère à leurs traditions et dans un établissement désormais laïcisé. 

« C’est la pression sociale de la population qui a fait la différence, rappelle Jean-Paul Desbiens (le frère Untel). La pression venait du politique. Jean-Jacques Bertrand, ministre de l’Éducation sous Daniel Johnson, était brûlé en effigie parce que les gens voulaient un cégep dans leur ville ! Brûlé en effigie à Amos ! Ça fait pas mal, mais c’est très significatif sur le plan politique ».  Le monde l’avait attendu assez longtemps qu’y le voulait tu-suite ! Pis y l’ont eu tu-suite ! Ou presque ! C’était quoi le secret ? Comme on ne savait pas vraiment comment s’y  prendre, parce qu’on ne l’avait jamais fait avant, ben, on s’est inventé la manière. Pour les Cégeps comme pour le réseau universitaire.

L’implantation en catastrophe de cinq cégeps au mois d’août 1967 illustre un fait que l’on oublie trop souvent, la réforme des cégeps comme l’ensemble de la réforme de l’éducation des années 60 est le résultat de l’arbitrage politique.  Sur le terrain, Jean-Paul Desbiens se souvient que c’était plutôt rock and roll. « On avait d’abord prévu sept cégeps. Sept anciens collèges classiques qui étaient mûrs et qui désiraient effectuer la conversion. Leur milieu le désirait. Tout d’un coup, le téléphone sonne dans le courant de l’été. Peut-être au début de juin ou quelque chose comme ça ! C’est Daniel Johnson qui est au pouvoir ! L’opposition libérale reproche au gouvernement d’avoir complètement négligé la région de Montréal dans le choix des sept premiers cégeps, ce qui était, en tout cas, assez vrai. Coup de téléphone, donc : « Il nous faut des cégeps à Montréal pour septembre prochain et que ça saute ! » De sept, on est passé subitement à douze, comme ça, simplement ! »

Le rapport Parent avait établi la loi des cinq unités : d’administration, de direction pédagogique, du corps enseignant, du corps étudiant et de lieu. Le gabarit avait été établi à 1 500 élèves. Mais les circonstances particulières priment. Le Vieux-Montréal était prévu autour du Collège Sainte-Marie, mais en cours de route l’Institut technologique de Montréal, l’Institut des arts appliqués, l’École des Beaux-Arts et le collège Mont Saint-Louis s’ajoutent et ça donne un campus de 6 000 élèves. 

L’année 1968 produira de douze nouveaux cégeps dont l’accouchement sera tout à fait normal puisque l’année suivante, une bonne partie d’eux connaîtront leur première contestation étudiante – une sorte de baptême. Les premiers gestionnaires, les premiers directeurs généraux, les premiers directeurs des services pédagogiques, les DSP, comme on disait, avaient beaucoup à gérer : les programmes et le recrutement d’enseignants de qualité. Mais le plus difficile a été de gérer le climat et le fonctionnement général des collèges qui construisaient leur chemin en marchant. 

Les syndicats voulaient occuper le terrain, et c’est au cours de ces années-là qu’ils le font. Les professeurs contestent dans les différentes instances et la durée de vie des cadres est plutôt courte. Le cégep correspond à l’âge de la révolte, de la prise de conscience politique. La turbulence, les contestations, c’est au cégep que ça se passe et que ça se vit ! Cette ambiance a beaucoup coloré la gestion et  l’enseignement des collèges en créant une culture particulière qui aura comme caractéristique d’être beaucoup plus dynamique.

Au rayon des témoignages de ceux qui étaient là, il y a 50 ans, le dernier mot sur ce qui a été réussi revient à Jean-Paul Desbiens. « Je dirais le brassage des classes dans le sens où en parlait le rapport Parent est un objectif qui a été substantiellement atteint. Au sens où nous n’avons plus les trois grandes classes sociales : les professions libérales, médecins, notaires, curés ! Ça, ça été réussi, le brassage des classes ».

On parle beaucoup plus du Refus global que du Rapport Parent ces jours-ci et l’on oublie que c’est le second qui a accordé son droit de cité dans la vie de tous les jours au premier. Inventer une école qui se veut l’apprentissage de toutes les libertés, c’est toujours aussi révolutionnaire que ça l’était.