Entre deux tweets : une renégociation rocambolesque

L’ALÉNA consacre la primauté du marché sur la politique

2018/10/05

Le 20 janvier 2017. À peine a-t-il franchi le seuil de la Maison-Blanche que Donald Trump signe un décret présidentiel signifiant sa décision de renégocier l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), à l’avantage – encore plus ! – des États-Unis.

Après un temps d’incrédulité et d’incertitude, le gouvernement Trudeau se prépare pour une renégociation qui s’annonce ardue. Il confie cette tâche à la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland qui, depuis plus d’un an, y consacre le plus clair de son temps… au détriment des autres affaires internationales du Canada. 

Lancés le 16 août 2017, les pourparlers vont prendre, à certains moments, des allures rocambolesques : insultes, menaces, tweets intempestifs de Trump, guerre tarifaire en plein milieu des négociations. Et coups fourrés entre partenaires ci-devant alliés. 

Pourquoi et comment 
le Mexique a lâché 
son allié canadien

Dans les semaines précédant l’ouverture des négociations, le Canada et le Mexique s’étaient entendus pour que ni l’un ni l’autre ne négocie un accord séparé avec l’ambitieux géant d’en face. Et pourtant…

Le 27 août 2018, stupéfaction côté canadien ! Après un an de négociations tripartites, le Mexique et les États-Unis annoncent qu’ils ont conclu un accord bilatéral pour un nouvel ALÉNA. 

On apprend alors que le Mexique a fait toutes les concessions : Il ouvre grand son marché aux produits agroalimentaires états-uniens; laisse tomber le tribunal indépendant pour le règlement des conflits entre les parties (le chapitre 19) ; il accepte la prolongation des brevets sur les médicaments, etc. Et pas question d’exception culturelle. 

Pour les dirigeants mexicains, c’est le Canada qui le premier a trahi la parole donnée. À la mi-mai, ils apprennent que le gouvernement canadien s’est entendu avec les États-Unis sur une question névralgique à leurs yeux : L’imposition d’un salaire minimum à 16 $ l’heure pour les ouvriers de l’auto dans les trois pays. 

Selon le Globe & Mail, – édition du 8 septembre 2018 –, c’est la question des 16 $ horaire qui aurait fâché les dirigeants mexicains. Cette entente à leur insu leur est apparue comme une trahison de la part du gouvernement canadien. 

Le salaire à 16 $ heure représente quatre fois de salaire actuel moyen, dans le secteur de l’auto. Ce bond salarial ferait perdre au Mexique son seul « avantage comparatif » : les bas salaires. Sans l’aubaine du cheap labor, les multinationales trouveront moins attrayantes les délocalisations dans les zones franches du Mexique. Cela se traduira par un peu plus d’emplois aux États-Unis et en Ontario. 

Précisons que les travailleurs de l’auto représentent moins de 1 % de la force de travail mexicaine. Mais les patrons craignent la contagion. Ce précédent pourrait aiguiser l’appétit des syndicats dans d’autres secteurs où le salaire moyen est de 90 cents l’heure.

Par-delà ce litige, il faut comprendre que la classe dirigeante mexicaine, très inféodée aux intérêts états-uniens, veut à tout prix s’entendre avec le grand frère du Nord. Enrique Peña Nieto, le président le plus impopulaire de l’histoire du Mexique, souhaite signer le nouvel accord avant de quitter son poste, le 1er décembre prochain.

Il veut s’assurer que son successeur, Manuel Andrés López Obrador, qui s’avère plus progressiste, n’apporte pas des modifications à l’accord sous la pression populaire. 

Ce que Trudeau 
a finalement cédé

Lâché par son allié mexicain, le Canada se trouve face à une sorte d’ultimatum. Le gouvernement Trump l’enjoint de se rallier, dès le 30 septembre au plus tard, à l’accord bilatéral conclu avec le Mexique. Sinon, il risque de rester sur le carreau et d’être puni par l’imposition de lourds tarifs sur ses exportations d’automobiles aux États-Unis. 

Pour le gouvernement Trudeau, dont on connaît la foi inébranlable dans le néolibre-échange, pas question de baisser les bras. 

Mais voilà que, sur l’entrefaite, Donald Trump jette un énorme pavé dans la marre des négociations. Il souffle à l’oreille d’un journaliste de Bloomberg News, qu’il ne fera aucune concession à ses amis canadiens : Un accord avec le Canada ne pourra être conclu, confie-t-il, que « totally on our terms » (totalement selon nos conditions). Et d’ajouter : Je ne peux pas dire ça publiquement, « car les Canadiens vont se sentir tellement insultés qu’ils ne voudront plus conclure aucun accord ». Comme les murs ont des oreilles, un reporter du Toronto Star a ouï la confidence et l’a rendue publique, le 31 août 2018.

Devant un tel aveu, le Canada va-t-il avoir un sursaut de dignité ou d’indignation ? Il passe plutôt l’éponge et, le 5 septembre, Chrystia Freeland remet ses troupes sur un pied d’alerte pour un sprint de négociation de la dernière chance.  Elle se démène dans un va-et-vient continu entre Washington, Mexico et Ottawa.

Le 13 septembre, elle fait un saut à Saskatoon où se trouve Justin Trudeau, qui préside un caucus du Parti libéral. Flanquée de son négociateur en chef, Steve Verheul, et de l’ambassadeur du Canada à Washington, David MacNaughton, elle vient prendre des instructions du grand chef. Au point crucial où en sont les négociations, elle a besoin de balises claires sur les points que son gouvernement est disposé à céder.  

En avril 2017, voyant venir les difficultés de la renégociation avec Trump, Trudeau nomme Brian Mulroney conseiller spécial du gouvernement canadien ès relations avec les États-Unis. Tous saluent cette nomination comme un choix judicieux. Donald et Brian sont de vieux amis de 25 ans. Ce dernier possède une maison à Palm Beach, en Floride, dans le voisinage de Trump. Fort de cette inspirante amitié et, sans doute, avec l’assentiment de celui qui le paie, Mulroney va répétant que le Canada doit manifester de la souplesse, surtout en ce qui concerne le système de la gestion de l’offre. En clair, il suggère son abolition. 

Le 30 septembre, le gouvernement Trudeau a effectivement sacrifié la gestion de l’offre, au grand dam des producteurs agricoles canadiens et surtout québécois. 

Engagé sur la pente glissante des concessions, il a aussi cédé sur la prolongation des brevets des pharmaceutiques, ce qui aura pour effet d’augmenter le prix des médicaments. L’exception culturelle est maintenue, mais on ignore encore comment et jusqu’à quel point la dimension numérique de la culture sera protégée. Le chapitre 19 restera, mais assoupli.

Même le secteur automobile, bien ancré en Ontario, a subi un léger accroc par l’imposition d’un certain plafond sur les exportations aux États-Unis.

En somme, c’est le Québec qui va souffrir le plus des concessions faites à l’Oncle Sam. La classe politique devrait en tirer leçon, en voyant ce qu’il en coûte d’avoir arrimé le  wagon du Québec à la locomotive fédérale du néolibre-échange et du néolibéralisme. 

Le gagnant et les perdants

Le grand – en vérité, le seul – gagnant de cet accord de principe conclu à l’arraché, le 30 septembre à minuit moins cinq, c’est Donald Trump. Le grand négociateur réalise ainsi sa promesse électorale la plus médiatisée et la plus payante électoralement. 

Le perdant moyen, c’est le gouvernement de Justin Trudeau, qui a sauvé la face par le seul fait qu’il a réussi à sauter dans le train de l’accord capitulard conclu par le Mexique avec le géant états-unien. 

Le très grand perdant, c’est le Mexique. Mais ici, il faut distinguer. La classe dirigeante s’en tire gagnante, car elle a réussi à maintenir ses acquis dans sa grande collusion avec les lobbies d’affaires états-uniens. Le peuple mexicain en sort perdant sur tous les fronts, en particulier dans le domaine agroalimentaire. Les produits agricoles états-uniens, lourdement subventionnés, vont continuer d’envahir les marchés mexicains, opposant ainsi une concurrence déloyale et inéquitable aux produits locaux. 
  
Mais ce maquignonnage n’est pas fini. Ce n’est qu’un accord de principe qui sera signé dans 60 jours. D’ici là, les experts des trois parties vont s’affairer au « toilettage juridique » et pourront y apporter des modifications subtiles. Il sera soumis au Congrès qui pourrait le modifier. Surtout, le nouveau Congrès qui sera élu le 6 novembre prochain. 

Tout ça, sans débat public et sans consultation de la société civile. 

Pour les peuples des trois pays, l’ALÉNA demeure, avant ou après la renégociation, un accord pernicieux, car il s’attaque à la souveraineté nationale et, comme tous les traités de néolibre-échange, il consacre la primauté du marché sur le politique.

jacquesbgelinas.com