Je le jure sur ma Langue !

Le portulan de l’histoire

2018/11/02

On reproche souvent aux Québécois de ne pas être des gros liseux de livres. La critique qu’on peut leur faire est plutôt de n’en consulter au mieux qu’un seul : le dictionnaire de la langue française ! Un livre magique dont la fonction première est de les rassurer constamment sur le fait qu’ils ne sont pas en train de perdre leur langue ou de leur donner à toute heure du jour et de la nuit, la preuve que la langue qu’ils parlent ou les mots qu’ils cherchent n’ont pas cessé brusquement d’être français.

Avez-vous déjà songé au fait qu’à chaque fois qu’une ou un auteur prend la plume pour écrire au Québec, chaque fois qu’il ou elle trace un mot sur une page blanche, il ou elle est consciente que 330 millions de « parlants anglais » états-uniens ne le liront pas. 330 millions, même atomisés, ben tassés, ben cordés, en avant, en arrière et autour d’un ordinateur, c’est comme qui dirait une absence qui fait sentir son omniprésence.

On peut même ajouter qu’à une époque où on aime bien définir les  gens par ce qu’ils ne sont pas  — les non-invités, les non-fumeurs, les non-motorisés,  les non-salariés, par exemple —- les écrivains québécois font partie des écrivains qui vivent en permanence dans le voisinage d’un bassin incommensurable de non-lecteurs comme leurs confrères et consœurs limitrophes de la Chine, de l’Inde ou de la Russie. 

C’est un peu le même scénario pour le cinéma, le théâtre ou la chanson. On s’inquiète toujours de ceux qui ne lisent pas nos livres, qui ne voient pas nos films, n’assistent pas à nos pièces de théâtre ou qui n’écoutent pas nos chansons. À un point tel que  ceux et celles qui lisent nos livres, voient nos films, assistent à nos pièces et écoutent nos chansons finissent par avoir l’impression d’être inexistants.  330 millions de fois moins, pourrait-on dire. 

Comme, c’est le cas  pour la plupart des pays du monde entier, on ne peut pas s’intégrer à un pays sans être initié au dit pays. Ce qui varie est la teneure du Manuel d’initiation. Aux États-Unis, c’est la Déclaration d’Indépendance ; en Chine, avant le Livre rouge de Mao, c’étaient les Cinq Livres de Confucius ; aux Indes, les Rig-Védas ; en Angleterre, la Magna Carta ; en France, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 

Et au Québec ? Je vous le donne dans le mille. Au Québec, faute de faire appel à la mémoire de son histoire, le Manuel d’initiation est un dictionnaire : le dictionnaire de la langue française. Vous en doutez ? Le Québec est le pays où, annuellement, on achète le plus grand nombre de dictionnaires per capita dans le monde. Le Larousse ou le Robert de l’année sont aussi attendus que le Beaujolais nouveau.

Comment caractériser cette relation particulière du Québécois ou de la Québécoise avec sa langue ? Je répondrais : Tout est dans l’attitude que chacun entretient face à la pratique et l’usage du dictionnaire. Il y a, tout d’abord, ceux et celles – la grande majorité de ses utilisateurs – qui le considèrent comme un pénitentiel, une sorte d’équivalent linguistique du Manuel à l’usage des confesseurs de jadis, où on pouvait trouver une liste exhaustive de tous les péchés possibles et imaginables.
 
Dans l’esprit de ses fidèles, la pleine possession de la Langue française s’identifie à un état de grâce, rarement atteint, mais perpétuellement menacé par les occasions de fauter. Le dictionnaire est là pour aider à démasquer  toutes les invitations à commettre des fautes de sens ou d’orthographe, vénielles ou mortelles. Pour ces défenseurs de la vertu, le dictionnaire est l’instrument de cette rectitude linguistique sans laquelle, nous assure-t-on, aucune culture n’est digne de subsister.

Avant  d’être un véhicule ou un outil, la langue française est alors perçue comme une cause ou une foi. Elle n’est ni donnée, ni acquise pour personne. Il faut s’y convertir, ce qui par la suite, la rend si précieuse pour ses catéchumènes. 

Pour les incroyants, ces infidèles qui se sentent jugés et condamnés sans appel par le dictionnaire, c’est le Saint Livre qui consacre leur aliénation. N’allaient-ils pas jusqu’à penser que l’écriture était une extension de la parlure. Ce qui est dit est dit n’est pas l’équivalent de Ce qui est écrit est écrit. Si, à la barre des témoins, on proposait aux Québécois de prester serment sur un Robert plutôt que sur une Bible, ils y penseraient sans aucun doute deux fois plutôt qu’une avant de se parjurer – le parjure n’étant pas comme on le sait une variété de juron.

Un deuxième usage du dictionnaire – beaucoup moins répandu – est surtout le fait des écrivains. Notre figure emblématique, à cet égard, est Guy Fournier qui, du temps où il était pensionnaire dans un collège classique, avait trouvé moyen de meubler son ennui en lisant un grand dictionnaire de A à Z, de la première jusqu’à la dernière page, en se régalant du sens de chaque mot, pour en soutirer la substantifique moelle. Une odyssée gastrolinguistique remarquable ! 

Pour les écrivains, le dictionnaire – je dirais plutôt les dictionnaires – ont cessé d’être un Jardin des supplices pour devenir un Jardin des délices et un répertoire des sensations, un agrandissement du rayon des sentiments et une multiplication des goûts. 

La poule ou l’œuf ? L’expérience ou le mot ? Lequel des deux vient en premier ? Ces temps-ci, dans les médias, la tendance est de privilégier l’expérience, mais devant la page blanche, le dictionnaire est toujours là pour rappeler à l’auteur qu’en plus d’être le gardien du trésor de la langue, il est également un inventaire exhaustif des diverses nuances des expériences que traduisent les mots. Bref, un évangile pour élargir la conscience et un passionnaire pour multiplier les plaisirs.

Lorsque je cherche non pas une idée, mais le mot qui me la donnera, je n’ai qu’à quitter mon clavier et tendre le bras vers les rayons d’une bibliothèque où mes dictionnaires m’attendent. À commencer par les dictionnaires de L’argot, Du français non conventionnel, L’insolite des mots sauvages, L’obsolète  des mots perdus, Les allusions littéraires, Les Sept merveilles du monde et Les Sept merveilles des expressions chiffrées, Les mots qui ont perdu leur latin, Les mots du corps, Ces mots qui font l’amour, Petites histoires  savoureuses des mots que l’on mange, Le glossaire du village québécois d’aujourd’hui, 101 mots à sauver du français d’Amérique, Le dictionnaire des bruits, Celui des surnoms et des sobriquets, Le guide raisonné des jurons, L’injure en Nouvelle-France, La fin des haricots et autres mystères des expressions françaises,  Les mots de la faim et de la soif, Le petit guide des grandes morts et Les mots de la fin. En laissant le dernier à Voltaire : « S’il me venait un bon mot ou une bonne idée, je m’arrêterais de mourir ».

 En somme, chaque fois qu’on feuillette les pages d’un dictionnaire, il faut garder à l’esprit cette page sublime où Rabelais raconte qu’un jour, lors d’un voyage aux confins de la mer  glaciale, Gargantua, naviguant dans le brouillard, au milieu des icebergs, est soudainement assailli de toutes parts, par des sons, des cris, des voix et des mots entiers qui semblent flotter sur l’océan. 

Interloqué, le géant interroge son entourage, en vieux français : « Céquoicéça ? » Seul le pilote peut lui fournir une explication du phénomène. Il s’agit là selon lui, d’une averse de paroles gelées en l’air qui attendent le retour du soleil printanier pour se faire entendre à nouveau. 

Pour les saisir à la volée, il suffisait de tendre le bras ou un filet et ensuite, pour les écouter, de les faire fondre dans le creux de la main. La légende raconte que c’est de cette première récolte de paroles gelées  qu’est né l’usage de les inscrire dans un  livre par ordre alphabétique.

Toutes les traditions ont noté le caractère fugace de la parole. « Quatre chevaux attelés ne peuvent ramener dans la bouche des paroles imprudentes », ont observé les Chinois. Plus laconiques, les Persans abondent dans le même sens. « La flèche lancée ne retourne pas à l’arc ». Bien sûr, de nos jours, l’arrêt sur image permet de « geler » la flèche à un point nommé de sa course et, en inversant le déroulement des plans, de la ramener, par le montage, à son point de départ, mais, depuis les Romains, « les paroles ne s’envolent pas moins  que les écrits restent ».

C’est Cervantès qui a circonscrit le mieux la relation entre la parole et l’écrit, « Que le papier parle et que la langue se taise », lance-t-il gaillardement dans Don Quichotte. Savoir respecter la part du silence qui est dans toute parole n’est-elle pas la première qualité de toutes les grandes œuvres ? Demandez à un auteur de théâtre ce qui est le plus difficile, sinon à écrire du moins à doser, il vous répondra invariablement : les silences. Il en est de même pour les acteurs qui doivent les rendre parlants. 

Au nom de quelle autorité et à quel titre n’étant ni grammairien, ni linguiste, ni trappiste, puis-je me permettre de parler aussi doctement des silences, de la parole et  du Livre saint québécois. Tout simplement parce que je suis dans un dictionnaire et dans un pays où  le seul ajout d’un terme ou d’une expression québécoise dans un dictionnaire  français étant digne d’une mention publique dans les médias, il faut bien admettre que c’est une reconnaissance d’importance.

On peut deviner dans quel état j’étais le jour où j’ai reçu un exemplaire du Dictionnaire du français Plus, avec un mot de l’éditeur où il m’invitait à consulter la page 897 pour ma contribution. Ce n’était pas une consécration, mais une reconnaissance sinon significative, du moins signifiante. Enfin, je vous en laisse juger en citant in extenso l’article auquel j’ai contribué. 

JELLO – de Jell-O, marque déposée – Gelée à saveur de fruits, préparée à partir d’une poudre commerciale à base de gélatine et de sucre, « Du jello au citron » par exemple. Par extension – substance gélatineuse — « il fige dans le néant tout en continuant d’osciller doucement de la tête comme un sphinx de jello (Jean-Claude Germain, Mamours et conjugat, 1979). 

Je suis assez fier de m’être rapproché en quelque sorte des paroles en « gelées » de Rabelais. Pour la petite histoire, la comparaison s’appliquait à l’action politique de Robert Bourassa.