La grande ou la petite histoire ?

Le portulan de l’histoire

2018/11/30

À quoi sert l’aide-mémoire qu’est l’Histoi-re ? À ne pas perdre le fil du passé et plus souvent qu’autrement à le retrouver dans le présent attaché à la patte du même pachyderme qu’on appelle la Haute Finance, sans oublier son partenaire tyrannosaure : le Grand Capital international.

À l’annonce récente que Chrysler et GM n’auront pas à rembourser les prêts de 4,6 milliards $ qu’ils ont touché d’Ottawa pour sauver initialement les jobs des travailleurs ontariens de l’automobile, j’ai cru entendre un rugissement sourd en provenance de l’au-delà, suivi d’un chapelet d’explosions sacrement rapprochées qui m’ont permis de reconnaître  l’indignation fulminatoire de Michel Chartrand qui nous manque de plus en plus cruellement. 

Après Chrysler et GM, la compagnie Bombardier – ou plutôt Bomber comme elle semble vouloir se redéfinir – rejoint maintenant les rangs des « crosseurs ». Le milliard 330 millions $ que Québec a investi pour garantir les emplois des travailleurs de la CSéries se change en eau de boudin avec l’annonce, par son président Alain Bellemare, d’un dégraissage massif. Sans parler des 2 milliards $ investis par la Caisse de dépôt dans Bombardier Transport. 

Les crises se suivent et se ressemblent et, lorsqu’on a le sens de l’Histoire, on peut à tout le moins entretenir un doute raisonnable sur la bonne foi des présidents de banques qui se félicitent d’une gestion financière qui leur a permis d’accumuler des surplus pharamineux  et de l’intégrité des pontes de l’industrie qui empochent impunément les milliards destinés à créer des emplois et non à les supprimer. Sans parler des salaires insolents qu’ils s’accordent pour ces dites « rationalisations », tout en sachant qu’ils seront les premiers à en bénéficier puisque la seule annonce publique des dites coupures a inversement un effet positif sur le marché de la Bourse en provoquant une augmentation sensible de la valeur des actions qu’ils détiennent dans leurs propres compagnies.

Ce qui ajoute l’opprobre à l’injure, par ailleurs, c’est de les entendre claironner sur les tribunes économiques que les grands responsables de notre appauvrissement collectif sont les assistés sociaux, les chômeurs et tous les gagnepetits de la société, qu’on définit collectivement comme des « profiteurs ». L’Histoire nous permet d’émettre un doute raisonnable qui génère, propulse et justifie un sentiment de révolte devant une aussi colossale iniquité sociale.

Faire des profits n’est pas un défaut, on pourrait même dire que c’est une qualité requise en affaires. Mais de là à en faire une vertu cardinale, il y a une marge à ne pas franchir. Logiquement, ceux qui encaissent des profits sont les premiers profiteurs d’un système qui les favorisent. On voit mal comment on peut accuser ceux et celles qui n’ont pas les moyens de payer leur loyer, leur épicerie, leurs études ou de s’assurer d’un minimum vital puissent être les profiteurs d’un système dont ils sont les premières victimes. 

Au sortir de la Grande Crise, celle des années 30, les banquiers étaient les seuls à avoir les poches pleines. La ville de Montréal, par exemple, frisait la faillite pour tous les emprunts (au rythme, bon an mal an, de 6 millions et demi $ de l’époque) qu’elle avait du contracter à des taux d’intérêts élevés pour apporter un secours direct aux victimes de la Dépression dont les « profiteurs » étaient les grands responsables. 

La première fois qu’on se fait fourrer collectivement peut toujours s’expliquer par le fait qu’on était naïfs ou de bonne foi. La deuxième fois, c’est de deux choses l’une : oubedon c’est parce qu’on n’y pouvait rien, oubedon parce qu’on a fait comme si c’était rien. Mais la centième fois ? C’est parce qu’on a pas le sens de l’Histoire.

J’ai bien dit l’Histoire, parce qu’en économie, on ne peut pas toujours se fier au sens des mots qui ont tendance à emprunter les verres fumés du pouvoir. Dans le vocabulaire gouvernemental, on peut annoncer un « excédent des dépenses sur les revenus » sans créer une commotion. Traduit dans le vocabulaire moins abscons de votre gérant de banque, l’institution s’apprête à saisir votre maison et votre voiture. Selon que vous serez puissant ou misérable la discrimination des mots vous rendra blanc ou noir.

Il en est de même pour l’Histoire. Il y a la grande et la petite histoire. Au Québec, la grande concerne habituellement ce qui s’est passé ailleurs. Et la petite se satisfait de ce qui s’est passé ici. Une des conséquences d’être né ou de croire qu’on était né pour un petit pain a été d’en conclure qu’on était également condamné à une petite histoire.

Si j’entreprends de relater l’Histoire de Montréal qui, pendant plus de trois cents ans a été la plus grande ville du Canada et qui est aujourd’hui la métropole du Québec, je fais de la petite histoire. Mais si j’écrivais, par exemple, sur Paris ou sur Versailles, je m’attaquerais à la  Grande Histoire. 

Il faut admettre que les Français ont un sens très développé de la grandeur. La seule réalité qui la remet en question, semble-t-il, ce sont nos grands espaces. Ce qui les fascine immensément tout en les rassurant par leur vide. Tout ce qui arrive à nos cousins français est d’une importance capitale et d’une envergure internationale, persuadés qu’ils sont que le monde entier est au courant du moindre événement qui se produit chez eux. À bien y penser, c’est sûrement une coquetterie, comme  on aurait dit au Grand Siècle, mais pas un défaut. Surtout lorsqu’on est affligé de la vertu contraire.

C’est pas la faute à Voltaire ! C’est pas la faute à Rousseau ! C’est la faute à Versailles ! Un centre du monde qui possédait son propre Soleil. Un certain Philippe de Courcillon, Marquis de Dangeau, Comte de Merle et de Civray, Vicomte de Saintré, Baron de Sainte-Hermine, Saint-Amand, Bressuire et autres lieux, Chevalier des Ordres du Roi, Chevalier d’honneur de Madame la Dauphine, Grand-Maître des Ordres Militaires et Hospitaliers de Notre-Dame du Mont-Carmel et Saint-Lazare de Jérusalem, Gouverneur de Touraine et Conseiller d’État d’épée, l’un des quarante de l’Académie française sans avoir publié une ligne et président de l’Académie des sciences sans avoir résolu une équation a poussé la vénération sans borne de la grandeur royale, jusqu’à tenir un journal où il consignait l’état des intestins du Roi Soleil. On apprend tout, au jour le jour, même heure par heure, sur  les grands et les petits besoins de Louis XIV.

 Il faut dire qu’à la cour, l’évacuation intime du roi était publique. Ce qui a fait dire au père du roi Soleil, Louis XIII :  « Quel triste métier que celui de roi qui nous oblige à manger seul et à siéger sur la chaise percée en public ! » C’était le moment déterminé par le protocole pour accorder audience à ses courtisans et à ses conseillers. 

On peut s’étonner que le système digestif du roi ait pu damer le pion en importance au destin politique de la Nouvelle-France. Mais de par sa nature même, le corps du roi n’était-il pas déjà partie prenante de la Grande Histoire. Alors que l’existence même des colonies les reléguait à la petite. Même la capitulation de 1760 n’a pas suscité d’émoi, tout au plus une légère turbulence diplomatique. 

En revanche, en 1781, la cause états-unienne a suscité l’appui militaire de Versailles.  C’est avec l’aide du corps expéditionnaire français du comte de Rochambeau, combinée à celle de la flotte française de l’amiral de Grasse, lequel, assurant d’abord le blocus du port de Yorktown, où s’était retirée une des armées britanniques, soumettra la ville à une canonnade d’artillerie implacable qui accule le commandant en chef, Lord Cornwallis, à la capitulation. Sans l’aide française, le général Washington n’aurait pas pu envisager faire son entrée dans la Grande Histoire avec ses seuls miliciens. Face à deux armées britanniques de métier, la bataille de Yorktown aurait fort bien pu être ses Plaines d’Abraham. De toute évidence, le motif de l’indépendance des colonies légitimait sa candidature.

Le postérieur du roi Soleil conserve néanmoins une certaine importance pour nous. Vers la fin du règne de Louis XIV, le postérieur royal a développé une fistule anale,  qui a plongé la science médicale dans un désarroi total qui a duré cinq mois durant lesquels le roi a dû s’asseoir sur un coussin. Pendant cinq mois, la France toute entière n’a connu qu’un seul sujet de conversation… la fistule royale.  Jusqu’à ce qu’un chirurgien se décide à opérer le royal fessier avec succès. 

Tout le monde a poussé un soupir de soulagement et Jean-Baptiste Lully a composé un air pour célébrer la guérison de l’autre face du soleil. Son Te Deum d’actions de grâce dont l’air Seigneur (Dieu) sauve le Roi sera appelé à connaître une autre vie royale. Pressé de remplir la commande d’un hymne pour honorer le roi d’Angleterre en célébrant la royauté britannique, le compositeur Georg Friedrich Haendel se serait souvenu et fortement inspiré de la « toune » de Jean-Baptiste Lully pour le God Save the King ! tel qu’on le connaît depuis. Le savoir, ça permet de le chanter en se disant que  la monarchie c’est comme la maladie de Louis XIV, une fistule qui se guérit par une ablation.  

Le problème avec la petite histoire, c’est qu’elle se divise également en deux : la grande petite histoire et la p’tite petite histoire. La grande petite est celle d’une grande partie des hommes politiques et la p’tite petite : celle du monde ordinaire.

Si on ne s’intéresse pas à soi, il ne manquera pas de sondeurs pour nous définir. La pire offense envers les autochtones, les femmes et la classe ouvrière, aura été d’escamoter leur mémoire dans l’Histoire. La place qu’on occupe dans l’Histoire est celle qu’on s’accorde – c’est-à-dire la première – individuellement, d’abord et collectivement ensuite – en douter, c’est admettre que le cul de Louis XIV a plus d’intérêt que nos vies. 

Petite mémoire, petite vie ! Celle de Claude Meunier était critique. Si on peut se fier à la déferlante humoriste actuelle, son « on est fier d’être  comme on est » n’annonce pas un nouveau rendez-vous avec la  Grande Histoire. L’avenir, c’est d’abord le futur d’un souvenir. C’est le sens proactif de la devise : « Je me souviens ».