Les Fées ont soif et la Censure

Le portulan de l’histoire

2019/03/11

Dans la foulée de la récente production, au théâtre du Rideau-Vert, de Les Fées ont soif, auréolées d’avoir été frappées par la censure lors de leur création  en novembre 1978, il importe de rappeler que même si ce sont les représentations de la pièce de Denise Boucher qui ont suscité alors leur lot de manifestants ultracatholiques, les mesures de censure du Conseil des arts de la région métropolitaine de Montréal (CARMM), visaient toutes les œuvres de création, bref, l’ensemble de la dramaturgie québécoise. 

J’en sais quelque chose, j’étais doublement concerné à titre de directeur artistique du Théâtre d’Aujourd’hui et de membre du Conseil de l’Association des Directeurs de Théâtre. La décision inopinée du CARMM de réanimer et de reformuler un règlement, inappliqué depuis son adoption en 1970, a provoqué une réaction spontané et unanime de l’ADT qui a exprimé son profond désaccord publiquement le 9 juin 1978 par voie de communiqué dans lequel l’Association  rejetait tout autant le principe que l’application du règlement datant de 1970 qui se déclinait comme suit : « Les créations ne seront éligibles à des subventions de productions que si le texte existe et peut être lu avant que la subvention ne soit accordée ».

Est-il besoin d’ajouter qu’une reformulation ultérieure de ce règlement, en date du 14 juin 1978, a provoqué un renforcement du désaccord, la nouvelle mouture se lisant dorénavant comme suit : « Le texte de toute création ou adaptation destinée à la scène devra accompagner la demande de subvention ».

Dans son mémoire où l’ADT fait état de la situation, l’interprétation que le Conseil des Arts  a choisi pour son règlement est, à son avis, tout à fait conforme à celle qui prévalait lors de son adoption au printemps de 1970, au moment où le président d’alors, monsieur Léon Lortie, le justifiait comme étant le souci du Conseil des Arts de minimiser les risques financiers des compagnies de théâtre en portant à leur programmation « des pièces qui seraient de nature à créer des déficits trop importants ». S’il fallait s’en tenir strictement à des arguments d’ordre financiers, précise le mémoire, nous ne croyons pas qu’aucune des compagnies de théâtre membres de l’ADT ait jamais refusé de se soumettre à des contrôles sous ce rapport. 

Les bilans financiers soumis annuellement et publiquement de même que des bilans provisoires soumis périodiquement à nos conseils d’administration font foi de ce souci d’une « saine gestion des deniers publics ». Dès lors, l’avis inclus dans les renseignements généraux du document de présentation des demandes de subvention est clair et suffisant : « Le Conseil se réserve le droit de vérifier les  livres du requérant ».

Allier le contrôle financier à l’évaluation du choix artistique, spécialement en ce qui concerne les textes de création et d’adaptation appartenait, selon l’ADT, à une chimie spécieuse.  Dès 1970, elle avait pris la forme d’une décision du Conseil de ne plus subventionner les Compagnies comme telles, mais bien plutôt des « projets spécifiques ». 

Comme le règlement d’alors faisait une distinction très nette entre les pièces de  répertoire et les pièces de création, il est clair que ce sont ces dernières qui étaient visées par ledit règlement, celles-là mêmes que monsieur Lortie définissait, par un glissement rapide, comme étant de « nature à créer des déficits importants ».

Pour bien appuyer son argumentaire, monsieur Lortie poursuivait du même souffle qu’il souhaitait protéger par là le public qualifié de «  clientèle stable »  en lui assurant des pièces du répertoire face à une invasion grandissante d’un public attiré par le « Théâtre d’Essai » et les « créations collectives ». Et de  conclure : «  N’est-ce pas plutôt la vocation de jeunes troupes de monter sans trop de frais des créations collectives pour des auditoires réceptifs mais qui s’en  lasseront, peut-être, assez rapidement ? Une vision à courte vue de ce qui allait en fait devenir le fondement même de la dramaturgie québécoise

En invoquant le principe de l’évaluation à la pièce pour les œuvres de création ou d’adaptation, poursuit le  Mémoire, le Conseil s’en prend directement à l’entité même d’une de  ces compagnies qui, depuis dix ans, se voue exclusivement à la production de créations dramatiques québécoises. La situation est d’autant plus grave que, dans ce cas particulier, la direction artistique  du Théâtre d’Aujourd’hui devient entièrement subordonnée au Conseil par la nécessité de faire approuver sa programmation.

Qui plus est il faudra que le Théâtre d’Aujourd’hui attende –  « si le Conseil le juge à propos » – d’avoir reçu une sanction de  «  spectacle présentable », c’est-à-dire conforme à l’esprit ou à la lettre du texte, avant de recevoir sa subvention. Il est tout de même curieux là encore que le Théâtre d’Aujourd’hui n’ait jamais eu à soumettre de textes au Conseil depuis qu’il reçoit des subventions de celui-ci avant qu’une demande en ce sens lui soit adressée au mois d’octobre dernier.
 
En conclusion de son mémoire, l’Association des Directeurs de Théâtre, tout en rejetant les  règlements relatifs aux pièces de création dans son principe, refusait, au nom de ses membres, à se soumettre à son application et demandait instamment au Conseil des Arts de la Région Métropolitaine de Montréal : 1. d’abroger tout règlement visant à particulariser les œuvres de création ou d’adaptation par rapport à quelque autre forme dramatique que ce soit ; 2. d’établir une règlementation visant à subventionner les Compagnies de Théâtre, sans égard à la nature de la pièce qu’elle soit de  répertoire, de création ou d’adaptation. 

Et les directeurs de théâtre appuieront publiquement leur prise de position manifeste en montant sur la scène de leur théâtre au début de la représentation de chacun de leurs spectacles pour faire part au public de leur opposition aux mesures de censure du CARMM.

Quand les Fées ont soif, que la censure a des brûlements d’estomac, l’Église des transports, les juges – surtout le juge Vadeboncœur qui était alors  président du CARMM – des accès de bille, quand les médias font la sourde oreille, que les critiques souffrent de myopie et la liberté d’anémie, quand Ottawa et Québec zyeutent ailleurs en chœur, que les théâtres font des crises d’asthme et que la création attend sa carte d’assurance maladie pour prendre le lit ; bref, après l’énumération exhaustive de toute cette ribambelle de maux divers, on s’attendrait en toute logique publicitaire, à ce qu’elle soit suivie en guise de  conclusion par l’annonce triomphale d’un remède miracle.  Or après des mois et des mois de conflit entre le Conseil des Arts et les directeurs de théâtre, on ne voyait toujours pas poindre l’ombre d’une pilule Madelon à l’horizon.

Pendant ce temps-là, le CARMM n’en refusait pas moins de subventionner la saison au complet du Théâtre d’Aujourd’hui (20 000 $), trois adaptations chez Jean Duceppe (60 000 $), trois créations au Rideau Vert (40 000 $) et une création au T.N.M. (12 000 $)

Les arguments désuets du Conseil des arts de Montréal pour justifier sa position étaient anachroniques. Plus pertinemment son geste posait une question qui n’a jamais été clairement résolue, celle du rôle du théâtre dans notre société. Se retrouvant au tournant du XXe siècle, dans l’incapacité de proscrire à tout jamais le théâtre de la scène, l’Église qui était alors la voix de l’unanimité, lui assigne alors  un rôle correctif : Celui d’adoucir les mœurs. Somme toute, dans l’esprit de l’Église du temps, le théâtre n’avait pour autre fonction que celle d’illustrer le sermon dominical. À peu de choses près c’était la position du Conseil des Arts de Montréal.

Reconnue, maintenue et soutenue pendant des années – tout d’abord par l’Église au nom des bonnes mœurs et ensuite par les linguistes de la bonne langue de tout acabit – cette dénaturation  nous fit perdre de vue le rôle traditionnel du théâtre dans une société qui est celui de la traduire sur scène  et ce faisant, de la critiquer par le fait même. Comme pour tous les arts, la fonction naturelle du théâtre n’est pas corrective mais critique.

C’est dans cet esprit  et au nom de la liberté d’expression qui est implicite dans le rôle  traditionnel du théâtre  que l’Association des directeurs de théâtre – après avoir plaidé en vain sa position auprès du Conseil des arts – , a résolu lors d’une réunion de son conseil d’administration, d’interdire à ses membres de soumettre des textes à quel organisme que ce soit et de refuser – au nom de tous ses membres – toute subvention du Conseil des arts de Montréal tant et aussi longtemps que l’actuelle règlementation ne sera pas  abrogée.

Le règlement de 1970 était demeuré inappliqué jusqu’à ce que le T.N.M.        – ce que tout un chacun avait refusé –  décide de soumettre un texte audit Conseil, celui de Les Fées ont soif de Denise Boucher. 

Le règlement de 1970 était demeuré inappliqué parce qu’il était inapplicable. Par-delà le fédéralisme ou le souverainisme, une société ne se définit que par rapport à une seule jauge :  la liberté. Que le théâtre a pour fonction d’exprimer, d’exercer et de représenter.

Il faudra attendre la nomination de Jean-Pierre Goyer, un ardent défenseur des arts et des artistes, à la présidence du CARMM en 1982 pour que les relations se rétablissent avec les directeurs de théâtre. Sous sa gouverne (1982-1989) le budget du CARMM sera augmenté de plus de 6 millions $