Chaque génération a ses moments de grâce

Le portulan de l’histoire

2019/05/19

Dès l’exergue publié en tête de la biographie de Monique Miller, son auteur, Pierre Audet, n’hésite pas à mettre la table. Claude Gauvreau y déclare sans ambages : « Dans l’existence de Monique Miller, mes pensées méditatives aperçoivent deux rôles majeurs remplis par deux admirables êtres presque morts dans la simultanéité : la comédienne Muriel Guilbault et l’écrivain André Audet. Si Audet n’avait pas vécu avec tellement d’ardeur, et si Muriel n’était pas morte avec tellement d’acharnement, le destin de Monique n’aurait pas été le sien ».  

Dix ans plus tard,  le suicide spectaculaire de la comédienne, auquel s’est ajouté plus tard le choc aussi brutal de la mort inexpliquée de l’homme de radio et poète Sylvain Garneau, pesait toujours lourd dans la mémoire de la bohème artistique montréalaise. Muriel Guilbault était l’hégérie de Gratien Gélinas et la vedette populaire de sa pièce à succès Tit-Coq, créée en 1948, et également signataire de Refus global. Avec Pierre Dagenais, rappelle Pierre Audet, elle avait eu l’audace de monter la pièce Huis clos de Jean-Paul Sartre au théâtre Gésù des bons pères jésuites. Sartre était venu la voir. « Muriel Guilbault apparaissait sur scène écrit Pierre Dagenais, toute nue sous une jolie robe longue et transparente. C’était la beauté de l’enfer ».

En début de l’année 1952, elle donne un grand souper spaghetti chez elle pour beaucoup d’invités dont l’aréopage automatiste avec Marcel Barbeau, Claude Gauvreau, Paul-Émile Borduas, Marcelle Ferron, Jean-Paul  Riopelle, Françoise Sullivan. La fête bien arrosée bat son plein depuis un bon moment quand  ses amis prennent soudainement conscience de son absence… pour la retrouver pendue dans sa salle de bain.

Comme historien Pierre Audet sait remonter le temps plutôt que le descendre, reconstituant ainsi  la suite des événements  dans leur fraîcheur initiale. En 1951, le père Legault a fait son temps et joué son rôle : il a légitimé les professions d’acteurs et d’actrices auprès de l’Église. Il veut passer la main des Compagnons de Saint-Laurent et offre sa succession à Jean Gascon et Jean-Louis Roux, tout en se réservant un droit de supervision du répertoire. 

Son offre est dignement refusée et les deux ex-Compagnons décident de fonder le Théâtre du Nouveau Monde qui présente sa première création, L’Avare de Molière, laquelle s’avère un succès retentissant. Gascon et Roux ont fréquenté les classes et les compagnies de théâtre à Paris. Pour mieux former les acteurs du cru au grand répertoire, ils ouvrent l’École de théâtre du Nouveau Monde.

Au Studio de la rue Saint-Hubert, Monique Miller se sent de plus en plus à l’étroit dans son rôle d’assistante de Madame Audet (Née Yvonne Duckett) et encore moins à l’aise avec la carrière d’enseignante que cette dernière semble vouloir dessiner pour elle. Elle prend alors deux décisions : celle de quitter la chambre qu’elle occupe au studio pour retourner habiter chez ses parents. Et surtout  de s’inscrire aux cours de l’École du TNM.
 
C’est la goutte qui provoque le tsunami. En un mot, Madame Audet considère que la formation qu’elle donne à Monique est suffisante et qu’elle n’a rien à apprendre des retours de Paris. 

Ici, je peux ajouter une touche personnelle. Yvonne Duckett m’apparaît de bonne compagnie, drôle et enjouée, vive de tempérament, mais pour ce qu’il en est d’être envahissante… c’était une Duckett. Si je me fie à l’expérience Duckett que j’ai de sa sœur Augustine, ma grand-mère, le mot envahissant est un euphémisme. Quant au tempérament colérique : en sa présence, du plus vieux au plus jeune de ses fils, lequel était mon père, tous filaient doux, sous l’œil amusé de ses brus qui l’avaient surnommée le Capitaine. 

 Comme le fait remarquer, Pierre Audet, Monique Miller n’était pas aussi bien équipée que celles qui l’avaient précédée pour faire face à la tempête Duckett, mais la Miller était tout aussi obstinée à sa manière.

Au théâtre, le miracle nécessite certaines conditions objectives pour se réaliser : la rencontre d’une dramaturgie, d’une pratique théâtrale et d’un public dans le cadre d’une génération. Au tournant des années cinquante, le métier de comédien se professionnalise à la mesure des pratiques européennes et les comédiens ressentent le besoin que la dramaturgie d’ici traduise la vie de maintenant. La radio s’y prête déjà et au théâtre Gratien Gélinas a ouvert la voie avec son Tit-Coq en 1948.

Avec Les Nouveautés dramatiques, la radio de Radio-Canada pour sa part tentait un changement de peau. Son réalisateur, Guy Beaulne, conçoit alors son émission comme un laboratoire expérimental et réunit des jeunes auteurs comme Claude Gauvreau, Hubert Aquin, Claude Jasmin, Yves Thériault et Jacques Godbout. À la fin d’un enregistrement des Nouveautés, où Monique a lu un long poème qui s’intitulait Celle qui faisait entrer le printemps par la fenêtre, un jeune homme sort de la cabine de réalisation et se présente. « Je viens d’écrire une pièce de théâtre. Si vous êtes d’accord, je vous fais parvenir le  texte demain. Mon nom est Marcel Dubé ».
De l’autre coté du mur a été la toute première dramatique jamais produite à Radio-Canada. Sauf qu’elle n’a jamais été mise en ondes. À son visionnement la direction a jugé que le public n’était pas prêt pour une pièce qui se  termine sur un meurtre par compassion.

Monique n’a pas fait long feu à l’École du TNM. Les cours théoriques n’était pas sa tasse de thé. Elle a toujours appris en faisant. La méthode Miller : en plus de son propre texte, mémoriser celui des autres. D’instinct, précise Audet avec perspicacité, elle a compris qu’un acteur ne joue pas seulement pour le public, mais pour ses partenaires. Si les acteurs font surgir un moment de vérité, le public viendra les rejoindre.

En 1947, Gratien Gélinas s’était mis à l’écriture de Tit-Coq dans le but d’en faire un film, mais incapable de réaliser son financement, il avait remanié le scénario pour en faire une pièce de théâtre. Dans la foulée du succès  de la pièce, Alexandre  DeSève s’avère prêt à investir dans le film, en laissant Gratien Gélinas assumer tous les risques financiers. 
 
Le producteur délégué du film est Paul L’Anglais qui a souvent engagé Monique dans  ses émissions de radio. Il croit en ses chances de décrocher le rôle de Marie-Ange, l’héroïne du film. Il l’invite à prendre la succession de Muriel Guilbault.

Quand Monique sort de l’audition, elle ne s’est pas trouvée très bonne. La spéculation médiatique sur le choix d’une actrice va bon train avec des noms connus d’actrices. Gélinas veut être absolument sûr de son choix. L’Anglais rappelle Monique pour une nouvelle audition. C’est Gélinas lui-même qui lui donne la réplique. Monique repart avec son point d’interrogation. 

Lors d’un enregistrement à Radio-Canada, elle s’en ouvre à Marie-Andrée Audet, la veuve d’André qui est devenue réalisatrice. Lorsque Marie-Andrée croise Gratien Gélinas, quelques jours plus tard, elle s’enquiert auprès de lui de la prestation de Monique. Elle a trouvé le ton de Marie-Ange, à son avis. La différence d’âge l’inquiète : elle a dix huit ans. Et elle a les cheveux très noirs alors qu’il n’arrive pas à oublier les cheveux blonds roux  de Muriel Guilbault. Pragmatique, elle lui conseille de décolorer les cheveux de Monique leur donnant la nuance qui lui convient. 

En sortant du salon de coiffure, Monique a l’impression d’avoir les cheveux orange, mais  après un bout d’essai et la prise de photo, elle obtient le rôle. Pour Gratien Gélinas c’est elle qui incarne le  mieux la « mam’zelle toute neuve »  de son Tit-Coq.

Paul L’Anglais remet le contrat à Monique. Salaire : 20 dollars par jour. Comme elle est mineure  son père doit se porter garant. Arthur ne connaît rien aux conditions d’emploi des acteurs. Il fait confiance aux producteurs et signe en toute bonne foi. (…)

Le lendemain, Monique va retrouver son ami François Gascon  et lui montre toute fière son nouveau contrat. Après l’avoir lu, il n’en revient pas du cachet  ridicule pour un  rôle principal et des conditions. Elle n’a même pas de frais de déplacement pour se rendre à Côte-des-Neiges soir et matin, sans parler des tournages tard le soir. Et le cachet est moindre que les acteurs qui ont un rôle secondaire. Gascon suggére de faire appel à un avocat  pour renégocier le contrat. 

Lorsque L’Anglais entend parler d’une réouverture contractuelle, il saute un plomb. DeSève en saute un deuxième. L’Anglais  laisse entendre à Gratien Gélinas qu’il faudrait songer à changer d’actrice. Pas question !  Tit-Coq tient mordicus à sa Marie-Ange. Un nouveau contrat est négocié : un salaire de 35 $ par jour. Tous les taxis entre la maison et le studio à la charge de la production,  de même que  ses dépenses de coiffure. À ce jour  Monique Miller est convaincue que c’est Gratien Gélinas qui a payé l’excédent de sa poche.

Le tournage de Tit-Coq terminé, Monique retrouve  la bande à Dubé. En créant la petite bande de délinquants de Zone, Dubé pressent un phénomène social émergent, la révolte des jeunes laissés-pour-compte. Des êtres solitaires qui n’ont qu’eux-mêmes, la rue et la gang. Il construit Zone comme une intrigue policière, pointe avec justesse André Audet, mais son véritable propos est une histoire d’amour. Et ce sont  ses deux principaux comédiens, Monique et Guy Godin, qui l’inspirent tout au long du processus d’écriture. 
 
Dubé a écrit les dialogues en québécois, un parler populaire structuré. Il tend l’oreille à ses acteurs. « L’euphonie de certains mots me surprenait tout à coup, dit-il, Je ne les avais pas entendus de cette façon-là en les écrivant ».  Il n’a aucune vanité d’auteur et accepte volontiers de remplacer certaines répliques. 

Ciboulette est la seule fille de la bande. Une enfant sauvage de seize ans, brûlante, sans compromis, pas encore abîmée par l’existence. La bande est son refuge, sa famille. Elle est secrètement amoureuse de Tarzan. Pour Tarzan et la bande, elle est prête à aller jusqu’à l’excès.  Tarzan aime Ciboulette en retour. Mais par pudeur, il tait ses sentiments. Un chef doit devoir garder sa distance.

Lors d’une de ses expéditions de contrebande à la frontière américaine, Tarzan est surpris par un douanier. Pris de panique, il le tue. Suite à une filature, le détective Ledoux soumet Ciboulette à un interrogatoire serré : « Parle et tu seras libre ». La fille refuse. Sa liberté à elle, c’est la bande, c’est Tarzan qui échappe à la police et vient la rejoindre. Ils s’avouent leur amour. Elle le supplie de l’emmener. Il refuse, conscient des dangers qu’il risque de lui faire courir. Retracé par la police, il est abattu.

Pour la première fois, le théâtre d’ici présente un duo d’amoureux mythiques. Deux  jeunes êtres affranchis, vibrants, prêts à aller jusqu’au bout  de leur folie. Il faut rendre à Dubé ce qui appartient à Dubé et Pierre Audet le fait généreusement.

« Nous étions tous hypnotisés par cette sauvageonne rebelle, délinquante, en trafic  illégal du Faubourg à m’lassse, lui confie  Claude Jasmin. On découvrait le beau masque aux beaux yeux sombres, bouche d’angoissée, long cou fragile, hantant un voyou, Tarzan, Guy Godin. Cette électrisante ne cessera plus de nous fasciner ». 
 
« Dubé créait des personnages qui nous ressemblaient, dit Monique. Des personnages épanouissants qui évoluaient avec nous ».

Jean Duceppe est dans le même éblouissement. « Dubé écrivait vraiment pour nous. Je jouissais à interpréter le détective Ledoux. C’était un grand départ pour le théâtre québécois ». Bref, un moment de grâce.

Monique Miller, Le bonheur de jouer, Pierre Audet, Libre Expression, 2018