Éloge et défense de la librido

Le portulan de l’histoire

2019/05/17

La question qui se pose à nos contemporains n’est pas de choisir entre l’ordinateur et le livre : c’est un faux dilemme. Pouvait-on tomber en amour avec une disquette ? Et maintenant d’un nuage ? Voilà la question ! Qui se souviendra avec nostalgie de la texture ou de l’odeur de son premier disque dur ? Qui pourrait même le décrire ? Bonjour i cloud !

On peut télécharger le passé, le présent et l’avenir d’une vie sur une clé USB. On nous le dit, on nous le répète. L’univers tout entier tient sur un disque dur. Bref, tout, sauf la mémoire de la mémoire elle-même.

L’attrait pour un livre est d’abord visuel et tactile : la mise en forme et le volume comme tel, le moelleux de la couverture ou sa souplesse, le grain du papier, l’odeur de l’encre, l’élégance des caractères, la présence des lettrines au début des chapitres et des culs-de-lampe à la fin. 

Quand un livre nous attire, on l’effleure du bout des doigts d’abord comme on caresse un visage, puis on le tâte et on l’ausculte pour le mettre à sa main. Avant d’adopter la posture de lecture qui convient à son propos : assis sur une chaise droite pour un traité de philosophie, à genoux pour un livre de dévotion, à la lumière du plafonnier dans une voiture pour un roman policier ou étendu sous la voûte étoilée pour une plaquette de poésie.
Tous ceux et toutes celles qui ont connu cette époque où on s’introduisait dans une librairie par inadvertance et dans un bouquin par effraction, un coupe-papier à la main, ont éprouvé, avec une rare acuité, combien la prise de possession d’un livre engage tout le corps et tous les sens : la vue, l’odorat et le toucher, bien entendu : mais l’ouïe aussi pour entendre le bruissement des pages qui crissent, craquent et crépitent lorsqu’on les feuillette : et finalement le goût pour ce déboire pâteux qui colle au palais lorsqu’on tourne les feuillets d’un vieil in-folio d’un doigt humecté de salive, ce geste mécanique et irréfléchi qu’Umberto Eco a immortalisé dans Le Nom de la rose. 

Certaines plantes poussent mieux à l’ombre et d’autres en plein soleil. Les unes nécessitent un climat tempéré et les autres ont besoin d’une chaleur tropicale. Les livres poussent là où on les plante, mais ils ne s’épanouissent qu’au contact de l’être humain. C’est la chaleur de son imagination qui les empêche de sécher et de jaunir.

Les livres ont horreur de rester seuls. Ils aiment la compagnie et ils ont le don de l’attirer. J’en ai souvent fait l’expérience. Tous les ans, je repère un espace vide, une tablette vierge et j’y dépose un livre. Trois mois plus tard, l’espace est rempli, et après un an, l’étagère s’est métamorphosée en bibliothèque.

Les livres s’empilent d’eux-mêmes, avec une ouverture d’esprit exemplaire, parce que les livres sont remarquablement tolérants. Sans égard pour leur poids ou leur statut social marqué par la reliure, tous allongent leur quant-à-soi les uns sur les autres, sans frotti-frotta ni rentre-dedans, comme on se prête au corps-à-corps civilisé des ascenseurs ou des wagons de funiculaire.

On peut oublier le titre de son premier livre, mais jamais la révélation dont il fut l’occasion : celle d’apprendre qu’il existe un autre monde, qui tient dans une main, où chacun peut refaire celui-ci à la mesure de ses rêves les plus fous. Le plaisir de lire ne change pas le monde, mais ça change assurément la vie. Faites confiance au premier bouquin pour en attirer d’autres. C’est dans sa nature. Un livre neuf ne saurait longtemps demeurer veuf.

La concupiscence du livre est un désir aussi vif que celui de la chair pour la peau, de la main pour le gant, de la bague pour le doigt. C’est un pur produit de la librido, cette pulsion mystérieuse et non adéenisée qui pousse un certain nombre d’entre nous, libridineuses et libridineux, à faire des folies pour satisfaire leurs besoins libriques.

Dans le cours d’une existence, on a rarement l’occasion de vivre une passion intime avec plus d’une personne à la fois et encore moins de la partager avec plus de cent mille. Pendant les neuf ans qu’a duré ma présidence d’honneur du Salon du livre de Montréal, j’ai eu ce bonheur et ce privilège. 

Durant tout mon nonantat, j’ai été invité à célébrer en tout lieu et à tout moment, sur toutes les tribunes et tous les tons, à toute heure du jour et dans toutes les positions, cet amour immodéré des livres qu’on nomme libricité. J’ai prêché impunément l’excès en tout, le coup de foudre de rigueur, et encouragé la propagation d’une maladie contagieuse qui ne reconnaît aucune frontière, la fièvre liseuse.  

Lire n’est pas qu’une occupation, c’est un état civil qui marque une autre citoyenneté. Peu importe la cité d’où ils sont originaires, les lecteurs et les lectrices habitent toujours une autre ville, qui ne ressemble jamais à aucune, puisqu’elle est à l’image des métamorphoses de chacun et chacune.

Lorsqu’on parle de lecture et de livre, il ne faut pas confondre l’initiation au livre avec l’apprentissage de l’imprimé qui a pour but de former et d’informer. Autant le premier s’associe naturellement à un plaisir individuel, autant le second s’identifie totalement à l’école, c’est-à-dire à cette répression de chacun pour le bien de tous, sans laquelle, nous a appris Freud, il n’y aurait pas de civilisation.

L’école et la prison ont ceci de commun : tous ceux et toutes celles qui les fréquentent rêvent de s’en évader. Il ne faut donc pas s’étonner que, le jour où l’étudiant reçoit son congé, sa réaction soit plus ou moins identique à celle du prisonnier qui vient d’obtenir sa libération. Ce jour-là, enfin libérés, l’un et l’autre auront tendance à tourner le dos à tout ce qui s’est associé dans leur esprit à l’incarcération. Autant que la répression et la liberté, le manuel scolaire et le livre sont antinomiques. Et la fréquentation ultérieure des bibliothèques publiques ne peut qu’en souffrir.

Qu’est-ce qu’une bibliothèque ? D’abord des étagères où l’on range des livres. Pour le commun des mortels, il faut reconnaître que la transformation d’un-meuble-en-un-édifice ne s’impose pas d’elle-même. En ce sens, la stagnance perpétuelle et le sous-financement chronique des bibliothèques publiques au Québec nous a prouvé que, pour la majorité de la population, « la multiplication des étagères » demeure un mystère tout aussi profond que la « multiplication des pains ». Encore qu’avec les pains on sait quoi en faire : on peut les manger ou fricoter un pouding chômeur.

Depuis toujours, on explique cette ignorance collective en faisant appel à un préjugé ethnique. Les Anglais, semble-t-il, auraient naturellement le goût de la lecture, alors que les Québécois, au mieux, ne sauraient « s’instruire que pour s’enrichir », pour citer Jean Lesage. C’est une idée reçue qui méprend l’effet pour la cause. L’origine du problème n’est pas ethnique, mais religieuse.

La première revendication du protestantisme fut le droit absolu et inaliénable pour chaque individu de lire et d’interpréter la Bible, c’est-à-dire Le Livre. D’où, suite à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, la traduction de la Bible en langue vernaculaire, les bibliothèques et ultimement le Book-of-the-Month Club.
Même si elle accorde aujourd’hui à ses fidèles le privilège de lire les Saintes Écritures, l’Église catholique s’arroge toujours le droit exclusif de les interpréter ex cathedra par le biais du dogme. D’où sa méfiance endémique pour des livres, foyers potentiels d’hérésie. Dans le contexte du catholicisme français, la diffusion du livre et l’apparition des cabinets de lecture remontent à Voltaire, aux libres penseurs, aux encyclopédistes et à la Révolution française.

Au Québec, cent ans plus tard, les bibliothèques étaient toujours sous le coup d’une suppression canonique de la liberté de pensée. La Bibliothèque n’est pas à l’image rangée de ses étagères, mais à celle des livres qu’elle accueille : c’est une école de liberté, une maison de plaisir et de tolérance. D’où le danger pour les bien-pensants d’un autre siècle qu’elle devienne un lupanar. Il fut un temps où les livres se classaient en deux catégories : les bons et les mauvais. 

Thomas Chapais a pris la relève de Mgr Bourget dans sa détestation des mauvaises fréquentations livresques. Historien, politicien, tour à tour ministre et chef du gouvernement au Conseil législatif, l’ultramontain Chapais sonne l’hallali des mauvais livres sur tous les fronts, de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1946. « L’imprimerie vomit tous les jours sur le monde des milliers d’œuvres pernicieuses, qui, comme autant de projectiles meurtriers, vont semer la mort dans les intelligences et dans les cœurs. Si tel livre n’est pas impie, il est immoral. S’il n’est pas immoral dans sa thèse, il l’est dans son exécution, dans ses descriptions, dans ses peintures. S’il n’est ni impie ni immoral, il est souvent faux dans ses idées, dans ses appréciations ; il est frondeur, il est sceptique, il bat en brèche les traditions, les principes, les institutions les plus respectables. » C’est la Grande Noirceur dans toute sa morgue et sa splendeur.

Un bon livre pour Chapais se définit par ce qu’il n’est pas. Un livre qui souille l’imagination, qui trouble le cœur ou qui jette la confusion dans l’esprit, est-ce un bon livre ? s’interroge-t-il ? Son verdict est sans appel. « Tous ces livres sont de mauvais livres, des livres trompeurs, des livres dissolvants, des livres corrupteurs, véhicules de microbes plus redoutables que ceux de ces maladies au vol sinistre dont l’ombre seule fait trembler les peuples. » La librido, comme la libido, n’est pas une maladie infectieuse et épidémique, mais un désir irrépressible de refaire le monde à sa guise, n’était-ce que le temps d’un livre !