- Pierre Dubuc
Dès la publication du Rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, les médias se sont empressés de prédire que l’utilisation du terme « génocide » était inappropriée et allait occulter le contenu du Rapport. Ils ont fait en sorte que leur prédiction se réalise.
Une lecture attentive de cet important rapport montre que le terme génocide englobe des réalités autres que l’Holocauste ou le Rwanda et que le traitement des Autochtones tout au long de l’histoire canadienne justifie amplement l’accusation de génocide colonial.
Le document de 1200 pages accorde une large place aux récits de femmes victimes de violence raciste et misogyne. Au Québec, c’est le fait de policiers en Abitibi, par exemple, ou de prêtres, comme le Père Joveneau sur la Côte-Nord, qui a organisé la déportation d’un groupe d’Innus de Pakua Shipi vers La Romaine et procédait à des attouchements sexuels sur les jeunes filles qu’il confessait. Mais la Commission fait aussi une large part aux agressions provenant des membres de leur communauté. Avec raison, elle en attribue la cause aux conditions épouvantables dans lesquelles vivent plusieurs communautés autochtones.
Un génocide colonial
Cette violence a une histoire. La Commission nous la raconte à partir du point de vue autochtone, mais plus spécifiquement de celui des femmes autochtones.
Les premiers explorateurs ont justifié leur prise de possession du territoire sur la base d’une doctrine juridique appelée « terra nullius » qui veut dire « terre inhabitée ». Une bulle papale de 1493 justifiait le terme « inhabité » par l’absence de chrétiens.
Aussi, les sociétés matriarcales autochtones, où les femmes avaient un statut d’égalité avec les hommes, étaient perçues comme une insulte aux valeurs chrétiennes et elles se virent imposer par les missionnaires les valeurs patriarcales européennes.
Si les Autochtones avaient été des partenaires commerciaux dans la traite des fourrures, où leur nomadisme était un atout, ils devinrent, avec la fin de la traite, des obstacles à l’établissement des colons et à la propriété privée de la terre, une notion totalement inconnue des Premières Nations.
La Proclamation Royale de 1763 leur ayant reconnu des droits, le gouvernement du Canada était contraint de négocier des traités. Pour les Autochtones, la conclusion d’un traité était un acte d’acceptation de ces nouveaux peuples avec lesquels ils acceptaient de partager leurs terres mais, pour les gouvernements, ils mettaient fin à la propriété autochtone des terres et des richesses de leur sous-sol, et permettaient leur cession aux colons. Des promesses verbales ne furent jamais transcrites dans les versions écrites de ces traités et les gouvernements les ont interprétés au sens strict. Ainsi, la rente de 5 $ promise à l’époque dans certains traités continue aujourd’hui, aussi incroyable que celui puisse paraître, d’être versée sans jamais avoir été indexée !
L’abattage systématique des bisons dans les prairies a contraint les Autochtones et les Métis à la sédentarisation, tout comme ce fut le cas avec le massacre de plus de 1 000 chiens par la GRC au Nunavik durant les années 1950 et 1960.
Le gouvernement canadien écrasa la lutte nationale des Métis et de leur gouvernement provisoire au Manitoba (1869), puis en Saskatchewan (1885), pour permettre l’établissement de colons anglo-saxons. Les Autochtones furent progressivement repoussés vers l’Ouest puis vers le Nord du pays, dans de petites réserves éparpillées sur le territoire.
La Loi sur les Indiens, adoptée en 1876, consolide les lois coloniales précédentes. Le ministère de l’Intérieur de l’époque écrit que la « législation indienne repose sur le principe que les autochtones doivent rester dans un statut de tutelle et être traités comme des pupilles ou enfants de l’État ». L’objectif est de « préparer l’indien, par l’éducation et tout autre moyen, à un plus haut degré de civilisation ». En 1911, la Loi Oliver autorisait les municipalités et les entreprises à procéder à l’expropriation de parties des réserves, sans qu’il y ait eu cession, aux fins des routes, des chemins de fer et d’autres ouvrages publics.
La Loi sur les Indiens consolide la domination du patriarcat. Si une femme épousait un homme des Premières Nations inscrit dans une autre bande, elle était automatiquement transférée, avec tous ses enfants, à la liste de la bande du mari. Si une femme épousait un homme qui n’était pas un Indien inscrit en vertu de la Loi sur les Indiens, elle était expulsée de sa communauté.
Le but ultime était l’assimilation des Indiens, la perte de leur culture, de leur identité, de leur nationalité. À partir de 1883 – et jusqu’en 1996 – le système des pensionnats indiens a constitué un élément clé de l’application de la ségrégation et de la promotion de l’assimilation. L’objectif était de « tuer l’indien dans l’enfant ».
À partir des années 1960, les lois sur la protection de la jeunesse ont pris progressivement le relais des pensionnats. La rafle, comme l’ont baptisée les Autochtones, fait en sorte qu’en 2016, 17 % des enfants, au Québec, placés dans des foyers en dehors de leur communauté sont des Autochtones, alors que ceux-ci ne représentent que 0,7% des enfants du Québec. Le taux est encore plus élevé dans le reste du Canada.
En 1969, le gouvernement de Pierre Elliot Trudeau a publié un Livre blanc qui proposait l’élimination pure et simple du statut juridique d’Indien en désignant les Autochtones simplement comme des citoyens ayant les mêmes droits, avantages et responsabilités que les autres Canadiens. Il y était proposé d’éliminer le statut d’Indien, de dissoudre le ministère des Affaires indiennes, d’abolir la Loi sur les Indiens, de convertir les réserves en propriétés privées pouvant être vendues par la bande ou ses membres.
La Commission note, avec raison, que la philosophie politique de Trudeau était fondée sur l’idée d’un Canada uni et liée à son rejet du nationalisme québécois. L’objectif des Trudeau père et fils est le même : un Canada postnational et postcolonial. Si Justin Trudeau se répand en excuses pour les pensionnats, verse des larmes et accepte le mot « génocide », c’est tout simplement pour tenter de faire accepter par les Autochtones le passage de pipelines sur leur territoire.
Car on a eu beau parquer les Autochtones sur des réserves minuscules, il se trouve qu’ils réclament toujours leurs droits sur des territoires qui renferment d’énormes richesses forestières, minières ou hydrauliques.
Le maintien de conditions de vie dignes du tiers-monde dans les réserves a pour objectif la migration des Autochtones vers les villes. Plus de la moitié des Autochtones vivent aujourd’hui dans les villes, mais la Commission tient à contredire « la croyance populaire, qui veut que les réserves se vident au profit des villes ». Le taux net de la migration des Indiens inscrits vers les réserves est toujours positif.
Les médias ont fait tout un plat avec le fait que la Commission mettait de l’avant 231 revendications. Mais, à la lecture du Rapport, on se rend compte que, instruits par le « tablettage » de leurs revendications passées, les Autochtones savent que leur salut passe par leur autodétermination.
L’utilisation de l’expression « génocide colonial » par la Commission pour caractériser la situation des Autoch-tones du Canada est le reflet de la permanence de l’existence d’une colonie dans le Nord du Canada où les Autochtones sont majoritaires. Les Québécois, comme les Canadiens, profitent de cette situation.
Si Hydro-Québec peut verser chaque année des milliards dans les coffres de l’État et que les Québécois paient les tarifs d’électricité les plus bas en Amérique du Nord n’est pas étranger au fait que les Innus de la communauté de Pessamit n’ont obtenu que 50 000 $ pour le développement hydroélectrique de la rivière Manicouagan, qui allait conduire à la construction de quatorze barrages, dont Manic 5, sur leur territoire ancestral. Le pire vol de l’histoire du Québec, selon André Binette.
Le rejet du Rapport de la Commission par les médias et les politiciens sous le prétexte d’une utilisation outrancière du terme « génocide » n’est qu’une variante dans l’expression de notre indifférence annexionniste, une façon de nier leur droit à l’autodétermination.