C’est-tu parce qu’on dort les yeux ouverts ?

Le portulan de l’histoire

2019/09/06

Récemment, j’ai revisionné Madmen, une série télévisée américaine qui, avec le recul d’un demi-siècle, revisite ces années où la publicité inventait le rêve de la banlieue idéale. La reine du foyer de 1960 était alors toute pimpante dans son bungalow tout neuf au milieu d’une panoplie étincelante d’appareils ménagers.
 
Qu’aurait-elle pu espérer de plus avec une voiture reluisante de l’année sur la terrasse avant qui remplaçait la fontaine de parterre décorative des grandes maisons bourgeoises ? Et à l’arrière, un carré de gazon tout vert ? N’était-ce pas la preuve vivante que pour sa petite famille toute proprette, Papa a toujours raison en toute occasion. 

Dans cette autre série culte, Father Knows Best,  diffusée en français sur les ondes québécoises au début des années soixante, le pater familias, Robert Young, œuvrait dans les assurances qui demeurent ironiquement, après la publicité,  le deuxième des grands abus subliminaux.

Les bons et surtout les mauvais coups des publicitaires forment l’arrière-plan de la série Madmen, dont les protagonistes consacrent toutes leurs énergies créatives à pousser les gens à consommer comme des malades. Madison Avenue est l’artère new-yorkaise où l’on trouve toutes les grandes boîtes nationales de publicité depuis les années 20. Elle a prêté son nom à la série qui met en scène des dingues (madmen) de l’avenue Mad-ison. Madmen est aussi un jeu de mots subtil sur Admen, les fous de la pub (Ad-vertisement). 
    
Tout en s’employant déjà à l’époque à faire oublier la nocivité de la cigarette aussi galopante que la pollution au charbon des usines, l’action dramatique de la série porte d’abord sur les relations entre les hommes et les femmes qui sont soumises à un tir de barrage constant de remarques machistes et sexistes. 

Pour avoir vécu dans les années cinquante, elles sont d’une justesse indéniable et leur nombre est à peine exagéré. Sauf qu’à l’époque, le sexisme masculin et l’aliénation féminine étaient tellement intégrés que les pires grossièretés faisaient rire tout le monde, hommes et femmes.
    
La première réaction au visionnement de la série est un vote d’autocongratulation. On se dit : « C’est fantastique le chemin que nous avons parcouru depuis ! Wow ! Personne ne pourrait proférer de telles insanités en public maintenant ! Finie l’hypocrisie généralisée ! Fini l’abus du pouvoir masculin ! » À l’époque, tout le monde feignait ignorer les inconduites répétées dans les partys de bureau, les coucheries extraconjugales et les avortements à la sauvette. « Ouf ! On en est sorti ! » Oh ya ? Pas si sûr et certain que ça !

Nous sommes toujours régis par la même publicité qui produit les images d’un bonheur climatisé. Elle masque toujours la réalité derrière un vocabulaire aseptisé. Et l’on s’emploie toujours à ignorer tout ce qu’on ne saurait voir sans compromettre le sacrosaint confort de l’indifférence. 
    
À l’époque où j’étais dans les journaux, lorsqu’un chef de nouvelles voulait « sucrer » un reportage sur une situation épineuse, il nous enjoignait de rejoindre le service gouvernemental responsable du dossier pour conclure l’article. Le résultat était prévisible : la question était soit à l’étude ; soit qu’on envisageait l’éventualité de créer une commission pour l’étudier à fond ; un comité d’ailleurs sur la question était soit en formation ou avait déjà été convoqué ; ou s’apprêtait à compléter un rapport public attendu pour très bientôt ; à une date cependant qui demeurait toujours à être fixée. Bref, on noyait la rigole dans le ruisseau, le ruisseau dans la rivière et la rivière dans le fleuve.
     
Ainsi, le lecteur était rassuré que quelqu’un quelque part dans le labyrinthe gouvernemental s’occupait du problème en recommandant à tout le moins l’ouverture d’un dossier sur la pertinence de la question. 
La liberté de presse garantit le droit de tout un chacun à exprimer sa pensée dans les mots de son choix. Mais pas obligatoirement sur le même pied dans le même article pour se neutraliser. Aujourd’hui, on enseigne ladite procédure dans les universités comme étant l’exemple à suivre du journalisme objectif. L’autocensure dans les médias n’a jamais été aussi envahissante et n’ayant pas de frontières délimitées par une censure qui n’ose pas dire son nom, elle a tendance à en donner encore plus qu’une censure assumée en aurait demandé.  

Un jour, Bertold Brecht a écrit : « Lorsque les forces de l’ordre se sont présentées pour arrêter mon voisin d’en haut, j’ai fait comme si de rien n’était. Après tout, il était socialiste ! Un peu plus tard, lorsque les policiers ont enlevé mon voisin d’en bas, j’ai haussé les épaules. Après tout, il était juif ! Quand ils ont attrapé mon voisin de palier dans l’escalier, j’ai fait le mort. Après tout, il était homosexuel ! Mais, lorsqu’ils sont venus me chercher à l’aube, la maison était vide. Il n’y avait plus personne pour se préoccuper de moi ».

On peut présupposer que personne d’entre nous ne court le risque immédiat d’être mis sous les verrous pour délit d’opinion. Mais il y a une question qu’on peut se poser lorsqu’on parcourt la liste des écrivains et des journalistes emprisonnés dans le monde entier : « Coudon ! c’est-tu parce qu’on dort les yeux ouverts ? » À moins que tout bêtement au Québec, personne ne se soucie de l’opinion des écrivains.
    
Si Félix Leclerc a écrit que le meilleur moyen de tuer un homme était de lui accorder « rien à faire », la manière ordinaire de tuer un écrivain est de faire fi de la part la plus signifiante de sa vie : ses écrits. Bref, de ne pas le lire ! Mais dans le monde entier, il y a pire que cet oubli par inadvertance. Il y a des écrivains qui, eux, sont lus par des lecteurs pointilleux et intraitables sur les sens qu’on peut prêter aux mots. Des auteurs qui sont lus par des policiers, des agents des forces de l’ombre, des censeurs, des délateurs et des juges qui passent leurs écrits au crible de la paranoïa des États totalitaires.

Chacun des mots de ces écrivains est plongé dans l’eau tête première à répétition pour en extraire le sens caché ou en révéler la nature scabreuse, électrocuté à plusieurs reprises avec des charges de plus en plus intenses pour en révéler les intentions malfaisantes, traîné dans les couloirs, jeté dans des cachots, aveuglé par des projecteurs puissants, assourdi par une musique à faire éclater les tympans, plongé dans le noir jusqu’à ce que chaque lettre de leurs mots se désolidarise les unes des autres, comme un collier qui se désenfile. Jusqu’à ce que l’écrivain perde sa fonction, son identité et que son nom sombre dans la noirceur opaque de l’oubli.

C’est dans ce contexte qu’à l’initiative d’Amnistie internationale, l’action de Livres comme l’Air prend toute son importance en invitant d’autres écrivains, dans d’autres pays et d’autres continents, à se manifester individuellement pour adresser à leurs confrères et consœurs emprisonnés une phrase toute simple « Vous n’êtes pas oubliés ! » 

C’est peu ! Mais c’est beaucoup de rappeler aux gardiens de prison que les mots d’un écrivain puissent traverser les murs de sa cellule et trouver un écho dans l’univers. Sa voix est peut-être étouffée au sens propre, mais ses œuvres ont toujours une résonnance.

De concert avec les divers salons québécois du livre qui s’annoncent pour l’automne et qui lanceront la saison littéraire, les écrivains québécois auront l’occasion de témoigner à nouveau de leur solidarité avec des écrivains persécutés à travers le monde dans le cadre de la 20e édition de Livres comme l’air.

L’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) recrute des auteurs québécois qui souhaitent être jumelés à des écrivains étrangers. Amnistie internationale Canada francophone et le Centre québécois du P.E.N international sélectionnent les écrivains emprisonnés. Par la suite, ils font parvenir les livres dédicacés de la main des écrivains québécois aux dits auteurs. Dans chacun des salons du livre, le grand public est invité à signer des pétitions, acheminées ensuite par Amnistie internationale Canada francophone aux gouvernements des pays où sont détenus les écrivains. Chaque édition de Livres comme l’air est marquée par une cérémonie de lecture des dédicaces des écrivains québécois, dix par salon, jumelés à dix écrivains étrangers. À ce jour, plus d’une centaine de prisonniers ont été libérés.

« Les gens doivent croire à l’efficacité des manifestations de solidarité envers les prisonniers politiques, il faut que cela se sache parce que toute la solidarité internationale que j’ai reçue, ton appui et celui de PEN Canada et d’Amnistie internationale du Canada francophone, ont été essentiels à ma libération », écrit une écrivaine colombienne, Angye Gaona, à sa jumelée Québécoise Denise Désautels. 

Pendant la Crise d’octobre de 1970, on s’est beaucoup gaussé des policiers qui confondaient Cuba et le Cubisme. Personnellement, je trouvais ça rassurant. Lorsque les policiers ont envahi la maison de mon ami Michel Garneau, l’officier qui menait la rafle a pris le temps de s’arrêter pour parcourir une feuille tapuscrite,  avant de la reposer sur la table de cuisine avec son commentaire. « C’est un excellent poème ! »  Ça c’était plus inquiétant ! Un jugement littéraire  ou politique ? Mais à Ottawa on ne faisait pas dans la dentelle : tous les séparatistes au  trou !

À la longue liste d’excuses que le premier ministre du Canada Justin Trudeau a déjà présentées aux diverses communautés de ce qu’il appelle tautologiquement « la diversité », l’arrestation injustifiée et injustifiable de plus 450 Québécois et Québécoises en octobre 1970 est bien la seule excuse qu’il ne présentera jamais au nom du Canada. Son héros d’enfance et sa version familiale de Papa a toujours raison s’y retrouve en trop mauvaise compagnie avec les dictateurs.