L’expérience des expériences de vie

Le cinquième portulan

2019/11/15

On se plaît ces temps-ci à parler d’« expériences de vie », comme si le fait de la vivre ne se suffisait pas en soi. Encore faudrait-il dorénavant enregistrer simultanément l’expérience de ces expériences dans une sorte de mémoire de la mémoire. 

La première fois où j’ai été confronté à cette façon d’aborder la vie remonte à mes années classiques au collège Sainte-Marie. Et plus particulièrement à un échange disciplinaire avec le recteur du moment de la noble institution, le  père Paul Laramée. À la fin d’une convocation à son bureau, il s’informe sur mes plans pour les vacances d’été. Il accuse ma réponse en opinant senten-cieusement du bonnet.  « Travailler au commerce familial, ce sera pour vous une bonne expérience de vie ! » 

Mon père et ma mère bossent sept jours sur sept dans leur épicerie restaurant de la Rive-Sud, ancêtre des futurs dépanneurs. C’est un dur labeur qui a toutes les allures d’une « expérience » de l’esclavage. Ma mère serait plutôt portée à dire que « C’est pas une vie ! » tout court. Nous habitons à l’étage en haut du commerce et nous ne partageons jamais un repas en famille. Sauf à Noël et au Jour de l’An. Lorsque je dîne ou soupe en haut avec mon père, ma mère tient le comptoir en bas. Et inversement, lorsque je prends un des repas quotidiens avec ma mère en haut, mon père assure la caisse en bas. 

J’écoute la radio avec ma mère et je regarde à l’occasion la lutte à la télé avec mon père. Bref, je n’ai pas choisi de partager « l’expérience famille », je la vis sous la forme qui m’a été  donnée. Une « expérience » d’ailleurs que je partage avec la très grande majorité de mes confrères de collège.  

Paul Laramée n’avait rien d’un homme de la grande bourgeoisie, mais il en avait bien retenu la leçon de bienséance. Le but du cours classique des jésuites était de nous donner les moyens d’accéder à une autre classe de la société – celle de ceux qui ne gagnent pas leur vie à la sueur de leur front. Bref, ce qu’on appelait alors le monde des notables. 

Un visa d’entrée qui nous permettrait de gommer – sinon d’oublier – d’où l’on venait. Quitte à s’en vanter à l’occasion pour marquer l’ampleur de la réussite. Mais pour être honnête – Révolution tranquille oblige ! – la grande majorité de mes contemporains s’est employée dans une variété de domaines à améliorer « l’expérience de vie » du milieu dont ils étaient issus. 

Voyageur de commerce, mon père était à sa façon un homme – sinon public – du moins de public. Une fois dans le monde et surtout en processus de vente, il était toujours en représentation. Peu importe la nature du client, de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice, en anglais comme en français, il réajustait automatiquement le ton et la couleur de sa présentation. 
 
Depuis ma tendre enfance, je l’avais connu tout aussi à l’aise avec le commerçant qu’avec la commerçante, de connivence tacite avec l’une et empathique aux éternelles jérémiades de l’autre ; taquin avec la sœur économe rieuse et compatissant pour le gérant de bar dépressif. «  Rassurez-vous, ça va mal partout ! »

Les notables qu’il croisait à l’occasion avaient droit à des piques plus protocolaires sur un ton jovial : «  C’est quoi la fraude à la mode cette semaine, maître ? Pis docteur, toujours les mêmes vieilles maladies ? »  Le député pour sa part avait droit à un rappel à l’ordre plus décapant. « Si vous continuez à rien faire pour raligner la traverse du troisième rang, avec quatre ou cinq morts par année, vous allez perdre plus que quatre ou cinq votes. » 

Mon père avait entrepris des études au Collège Saint-Laurent qu’il avait dû interrompre faute de fonds, pour les poursuivre néanmoins en anglais grâce à une bourse providentielle à cet effet dans un Business College, où il s’est vu à nouveau dans l’obligation de discontinuer définitivement ses études. Au titre de dernier des fils de la famille, il avait dû se trouver un travail de commis voyageur pour  assurer la maintenance du logis qu’il partageait avec sa sœur cadette et sa mère veuve.

Aux alentours de mes classes de Méthode ou de Versification, la direction du collège Sainte-Marie a pris une nouvelle initiative, celle d’inviter les parents des élèves à se réunir pour faire connaissance avec le personnel enseignant. La rencontre qui n’était pas coutumière s’est tenue au Théâtre du Gesù – si je me souviens bien – principalement dans le hall d’entrée. Dix ans plus tôt, les parents d’élèves auraient été soit d’anciens confrères, soit des notables. Bref, ils auraient été en pays de connaissance au milieu de visages familiers. La grande majorité des parents de notre cohorte n’avaient en commun que d’avoir des fils qui entreprenaient de première génération des études classiques.

Ce soir-là, au Gesù, au milieu d’une assemblée où il y avait moins de pères (jésuites) que de papas interloqués par « l’expérience du classique », j’ai senti que mon paternel avait perdu son entregent et son répondant habituels. Il était soudainement sans repères et sans voix. Qu’on le veuille ou non, se colletailler avec cinq langues, le montréalais, le français, le latin, le grec et l’anglais ne peut que provoquer un effet de distanciation brechtien. Nous parlions déjà une autre langue : celle d’une autre classe sociale.  

La paroisse de Saint-Jude où nous habitions sur la Rive-Sud était située dans un débordement de Ville Jacques-Cartier jusqu’au fleuve, coincée entre les villes de Saint-Lambert, de Montréal-Sud et de LeMoyne. À la fin des années cinquante, on pouvait y compter plus de 400 familles et près de 1 700 personnes. La première église érigée sur le chemin Tiffin, qui marquait la frontière avec Saint-Lambert, a été construite à partir d’une caserne de l’armée. 60 bancs à six places, 250 chaises pliantes dans la nef, un presbytère attenant et une salle qui pouvait servir d’école. Le tout  pour un coût de 38 000,00 $. Bref, on est loin d’une cathédrale. Mais on peut toujours en rêver. Surtout à l’évêché de Saint-Jean. 

Mgr Coderre incarnait la Grande noirceur dans toute la cécité de sa rigueur, invitant fortement le curé Provost, premier titulaire de Saint-Jude, à doubler le volume de communions de ses paroissiens sans que le nombre de ceux-ci augmente. Dénonçant dans un même essoufflement l’abus d’alcool, les danses modernes, les jeux d’argent, les excursions mixtes et sentimentales, il allait même jusqu’à soutenir qu’une pratique concrète de la pauvreté facilite la conquête de la béatitude qu’apportent la pureté et la tempérance. Tout ça dans un évêché plus pauvre que riche.

Les marguilliers de la fabrique de Saint-Jude, pour leur part, rêvaient d’avoir une vraie église. La Fabrique avait acheté dans un premier temps un terrain pour en faire un stationnement situé à Saint-Lambert face à l’église sur la rue Tiffin. Puis, pour y ériger ensuite une nouvelle église. Après avoir conduit un sondage dans les foyers des paroissiens, les vicaires en avaient tiré  une réponse positive en faveur de la construction. Mgr Coderre en était ravi.

Sauf qu’il y avait un hic, le sondage avait eu lieu auprès des femmes sur les heures de travail des hommes. La réaction fut violente. Il n’en était pas question surtout parce que ladite construction impliquait un emprunt remboursable par répartition. Chaque propriétaire catholique de la paroisse devant payer sa part jusqu’à l’extinction de la dette. Une réunion avait été convoquée par les protestataires au garage de mécanique qui était attenant à notre commerce. Le but était de former un comité pour confronter Mgr Coderre et lui signifier le refus de son projet d’église. Il va de soi que le nom de mon père a été proposé pour en faire partie mais, à ma grande surprise, il a refusé. Il était comme à la réunion du Gesù, soudainement sans repères et sans voix. En public, il jouait un personnage, mais ce n’était définitivement pas un homme de théâtre. 

Adage populaire, loi de la nature ou coïncidence récurrente, jamais deux sans trois ! Pour chasser le malaise à la poitrine qui allait l’emporter, mon père pratiquait un remède à la Louis Cyr. Il se retirait dans l’entrepôt à l’arrière du magasin pour soulever à bout de bras une caisse en bois de vingt-quatre bouteilles de boisson gazeuse jusqu’à ce que la douleur s’engourdisse. 

Une journée où j’étais de service à la caisse, je l’aperçois du coin de l’œil enfiler rapidement l’escalier extérieur qui menait en haut, accompagné exceptionnellement par un de mes oncles. Une quinzaine de minutes plus tard, l’oncle vient m’annoncer gravement que je suis demandé au deuxième. 

Ma mère me dit qu’il est dans la chambre. Il est  étendu sur le lit où il est décédé. La bouche ouverte, l’air étonné et incrédule, il n’a pas cru jusqu’à son dernier souffle qu’il pouvait mourir. Comme un lutteur surpris de perdre le match qu’il devait remporter. Contrairement aux expériences de vie, on se refuse à partager les expériences de mort où chacun y va de sa dernière signature avec ou sans paraphe. Son dernier mot est l’expression d’un visage sans paroles que les embaumeurs ont pour fonction de rendre doublement muet en y effaçant l’expérience de la mort.