Dans les mots de Gérald Godin

Le portulan de l’histoire

2019/11/01

Dans le fouillis débridé des récents commentaires redondants et des spéculations quasi boursicoteuses sur l’incidence déterminante ou fantasmée du vote stratégique sur le résultat de la dernière élection fédérale, il y a encore des voix résolues qu’il est bon de réentendre. 

Il y a de ça un bon moment, le Bloc québécois m’avait invité à animer une soirée hommage à Gérald Godin (1938-1994) et, à mon tour, j’avais élargi l’invitation jusqu’à réquisitionner sa participation dans la présentation des invités par le biais de ses Écrits parlés. Mon expérience radio-canadienne me permettait d’ailleurs de partager sa vision du journalisme.

Je me souviens, y disait-il, qu’à Radio-Canada, on donnait la parole aux Viêt-cong, aux survivants de la guerre d’Espagne, aux communistes français et aux terroristes japonais. Mais un soir, en 1967, on refusa de donner la parole à François Aquin, premier député indépendantiste à Québec. Il ne pouvait pas parler si un porte-parole gouvernemental ne lui donnait pas la réplique le même soir. Il n’y a pas un journaliste qui ait travaillé dans les médias d’information du Québec qui ne pourrait pas en énumérer d’autres aussi. Les grands journaux ? Asservis aux annonceurs. Asservis au système. Radio-Canada ?  Asservie à la pensée fédérale officielle.

LA TÂCHE DES JOUR-NALISTES EST SIMPLE : CONTOURNER LA CENSURE. Mais il faut savoir d’abord comment elle s’exerce. Ce n’est pas systématique. Il s’agit, pour le propriétaire du journal ou pour le politicien au pouvoir, si c’est Radio-Canada, de nommer des gens sûrs. Des gens qui savent jusqu’où ils peuvent aller trop loin. Des gens qui ont naturellement des ennuis. C’est-à-dire des coups de fil du boss qui, lui, en a reçu d’annonceurs ou de politiciens. La première tâche du gars sûr consiste donc à apprendre à avoir peur. Sa deuxième tâche consiste à transmettre sa peur au journaliste. Autrement, l’avancement est compromis. Et si, par miracle, Radio-Canada fait une entrevue de Pierre Vallières qui vient de sortir de la clandestinité, c’est à qui ne la fera pas pour éviter de passer pour un sympathisant du Québec.

Il faut donc que le gars sûr mène cette deuxième tâche à bien. Le résultat ne se fera pas longtemps attendre : la morosité s’emparera des journalistes. Puis la résignation. Puis, l’improductivité. Puis, le repliement sur soi. Et, si vous les rencontrez et que vous leur demandez « Comment ça va ? », ils vous diront tous « Je suis écœuré ». Et le boss est content. Il se plaindra bien quelquefois de la paresse du journaliste mais, au fond, c’était précisément le but qu’il recherchait. Ajoutons à cela l’organisation même des salles de rédaction de tous les quotidiens et hebdos du Québec : ce qui compte, c’est la production. Il n’y a pas de bons dossiers qui peuvent être réalisés en moins de trois semaines, un mois. Combien de journalistes au Québec ont jamais disposé de trois semaines pour rédiger un dossier ?
 
QUELLE EST LA GUERRE QUE LES JOURNALISTES DOIVENT LIVRER ? La guerre du contrôle sur la salle de rédaction. Toute autre lutte est futile. Tels sont les objectifs, au fond, que doivent se fixer les journalistes, où qu’ils travaillent, s’ils veulent avoir droit au respect de leurs lecteurs plutôt que de leurs boss. Dans le grand tout de la libération, une des luttes primordiales passe par ce chemin. Les travailleurs de l’information ont une tâche fondamentale : faire sauter le verrou de l’aliénation. Car l’aliénation vient de l’ignorance des faits. Si le verrou de l’ignorance des faits ne saute pas, toutes les intoxications sont possibles. La jobbe des journalistes pour libérer l’information, elle est 1à.

EN 1976, DANS LE JOURNAL QU’IL A TENU DE SA PRE-MIÈRE CAMPAGNE ÉLEC-TORALE. Il y a des tireux de pipe, des sérieux, des farceurs, des joueurs de tours, des têtus, ceux qui invitent à souper, ceux qui offrent du thé, ceux qui sont en pyjama parce qu’ils travaillent de nuit, ceux qui racontent leur vie, ceux qui souffrent, ceux qui n’ont rien, ceux qui sont malades, des invalides qui vivent dans des deuxièmes, ceux qui offrent des bonbons pour la toux, parlent de Trois-Rivières, des vieilles maisons avec des meubles modernes, des appartements modernes avec des vieux meubles, des Portugais, des Grecs, des Italiens, des Anglais qui travaillent au CNR ou à la Cunard, des bêtes et méchants, des trotskystes avec des tuques incas, pour qui « voter, c’est se faire fourrer », beaucoup de jeunes femmes enceintes, des libéraux prêts à vous écouter, des jeunes couples qui viennent de s’installer dans le secteur, des piliers de taverne, celui qui fait les meilleurs beignes en ville, celui qui fait les meilleures binnes au Québec, Mme Duquette et son rosbif, des rinistes de la première heure, des vieux communistes qui se souviennent de Tim Buck, des patenteux, des éleveurs de plantes exotiques qui me donnent un « gasteria », un spécialiste des champignons qui déplore la disparition des hêtres sous lesquels poussaient ces merveilleux lépiotes, un bûcheron avec un doigt coupé qui déteste les arbres de la rue Saint-André parce qu’il a passé toute sa vie à bûcher, un maniaque du citizen’s band, des repris de justice qui vous disent « j’aime mieux passer pour un voleur que pour un sans-cœur », des gens accotés et des grands pratiquants, des jeunes retraités, des gens heureux qui n’ont pas d’histoire, des organisateurs du temps de Taschereau, des générosités à en revendre, des gens qui « vont-nous-essayer-la-prochaine-fois ».

ENTRE L’HOMME POLITIQUE ET LE CITOYEN. C’est quelque chose que quelqu’un qui ne l’a pas fait ne peut imaginer. Il y a un no man’s land là-dedans pour les journalistes. Par exemple : ils n’ont aucune idée de ce qui peut exister comme réalité entre l’homme politique et les citoyens. C’est ça qui fait que je reste et veux rester dans ce métier-là. J’y suis entré sans vouloir vraiment être élu et, l’ayant été j’aurais pu trouver ça mortel, plate à mort, gagner mon salaire point, et espérer que ça finisse au plus vite. Au contraire, j’ai découvert – peut-être que ça me convenait – que, jusqu’à maintenant en tout cas, je n’ai pas fait de métier plus intéressant que celui-là, je n’ai pas rencontré de gens en aussi grand nombre que dans ce métier-là, je n’ai pas été aussi souvent ému, touché, bouleversé que dans ce métier-là. C’est la raison pour laquelle j’aime beaucoup le métier de politicien, de député. Je ne suis pas entré pour le découvrir, je le découvre parce que c’est là, un peu comme quelqu’un qui part pour la Lune et découvre Mars, ou encore, comme dit la chanson, « visa le noir tua le blanc ». Je ne m’attendais à rien, mais j’ai vécu des choses que je n’imaginais même pas. 
 

LA POÉSIE PEUT-ELLE CHANGER LE MONDE ? La politique peut-elle changer le monde ? La poésie peut-elle changer la politique ? La politique peut-elle changer la poésie ? On n’écrit pas ce que l’on veut. Ce que l’on écrit, c’est ce qui, en nous, veut devenir de l’écrit. Il m’est pas de savoir ce que les poètes font en politique, mais bien plutôt ce que la politique fait aux poètes. Quant à moi, au cœur d’une mêlée dont je n’imaginais pas la millième partie, je n’ai plus le choix. Je suis dans la politique comme d’autres sont sur la finance.

Alors qu’on croit changer le monde, c’est le peuple qui vous met à sa main. Alors qu’on croit s’exprimer, ce sont les citoyens qui écrivent votre partition. Et ne jouez pas faux ! Sinon vous n’êtes pas mieux que morts. L’homme politique croit peut-être qu’il est quelqu’un. Il n’est qu’un piano que le peuple accorde. Là où il croit maîtriser la situation, il n’est que le jouet des événements. L’homme politique ne s’appartient plus.

APRÈS L’ÉCHEC DU PREMIER RÉFÉRENDUM ET DEUX ANS D’OPPOSITION. Je me ramène à l’idée du grand voyage que l’on doit faire tous ensemble sur le grand vaisseau « taillé dans l’or massif » dont parlait monsieur Émile Nelligan. Le projet d’une nation québécoise, le projet d’un pays est-ce aujourd’hui encore quelque chose dans quoi on peut s’embarquer comme sur un bateau ? Est-ce un bateau qui va nous mener à bon port ? Pensez-vous que ce projet va se réaliser un jour ? Pensez-vous que c’est une question de capitaine ? 

Le bateau de Christophe Colomb est-il arrivé à bon port ? Colomb a découvert de petites îles du genre d’Haïti, de la République dominicaine, des petites Caraïbes. Il n’a jamais atteint le continent. Et pourtant c’est lui qui a découvert l’Amérique. Est-ce que ce que le Québec n’a pas découvert quand même, après une dizaine d’années d’expériences politiques considérables, un autre pays vers lequel les Québécois se dirigeraient ? N’est-ce pas aussi important comme découverte que s’ils avaient découvert le continent qu’ils cherchaient, c’est-à-dire le Québec ? Que les Québécois ont découvert en eux-mêmes une nouvelle forme d’être : le besoin hédoniste de se réaliser personnellement. C’est peut-être ça, le Québec nouveau. C’est peut-être ça, l’île où Colomb a atterri, qui n’était pas le continent, mais qui est quand même l’Amérique. 

CE PAR QUOI LA POLITIQUE ET LE POÈTE SE RESSEMBLENT. En fait, c’est en ceci que les mots sont les citoyens de la poésie. Innombrables, imprévisibles vivants, dynamiques, changeants, intraitables et qui, au fond, dominent absolument ceux qui croient s’en servir.

Un des derniers voyages que je veux me payer dans la fleur de l’âge, c’est précisément de convaincre les Québécois qu’il faut que nos bateaux aboutissent au continent québécois, comme ceux de Christophe Colomb : qu’on ne s’arrête pas dans ces petites îles des Caraïbes, qu’on cherche encore, avec l’aide des vents et du génie des navigateurs qu’on peut avoir, les nouveaux j’entends, qu’on aboutisse au continent québécois qui est celui où on pourra vraiment bâtir la société qu’on veut.