Une coalition hétéroclite contre la réforme

Étonnant ralliement d’indépendantistes et de fédéralistes

2019/11/01

Le très fédéraliste Christian Dufour mène tambour battant campagne contre la réforme du mode de scrutin avec la parution de son livre Le pouvoir québécois menacé. Non à la proportionnelle ! (Les Éditeurs réunis).  Le plus étonnant est le ralliement à cette croisade contre le scrutin proportionnel d’indépendantistes tels Mathieu Bock-Côté, Joseph Facal, Louis Cornellier et Denise Bombardier. François Legault semble s’être rallié à leur point de vue. Il vient de renier sa signature au bas d’une entente avec les autres partis politiques en reportant, dans le meilleur des cas, toute réforme du mode de scrutin après les prochaines élections.  Nous ne voulons pas débattre ici des mérites respectifs de chacun des modes de scrutin, mais des raisons de cette convergence de fédéralistes et de souverainistes contre la réforme et de ses implications politiques.
  
L’effet CAQ 

L’élection d’un gouvernement majoritaire caquiste avec 74 sièges sur 125 et 37,4 % des voix a déjoué les calculs des analystes qui, après quinze ans de règne libéral – interrompu seulement par dix-huit mois d’un gouvernement péquiste minoritaire – affirmaient que la démographie québécoise avec sa répartition ethnique et linguistique sur le territoire rendait impossible l’élection d’un gouvernement majoritaire autre que libéral. 

Comment expliquer ce retournement ? Selon Christian Dufour, c’est « l’obsession d’une trop grande partie de nos élites intellectuelles et politiques pour une souveraineté dont les Québécois ne voulaient pas qui avait installé aussi longtemps les libéraux au pouvoir ». 

Il invite donc ces élites à méditer sur « le grand échec contemporain des Québécois » qui n’est pas « de ne pas avoir accédé à l’indépendance », mais d’avoir été incapables de « dépasser les effets structurants destructeurs de la Conquête britannique sur l’identité québécoise de même que sur la relation qu’ils entretiennent avec le reste du Canada », tout en continuant « à profiter des conséquences positives de la Conquête ». Au nombre de ces dernières, il y a, selon lui, au premier chef les institutions politiques britanniques dont notre mode de scrutin. 

Avis donc aux Bock-Côté, Facal, Cornellier et Bombardier, gardez-vous de commettre à nouveau « l’erreur » de raviver le projet indépendantiste, qui ne ferait que ramener les libéraux au pouvoir.
  
Le Canada de Christian Dufour 

Le politologue a une interprétation particulièrement « originale » de l’histoire canadienne. La Conquête britannique aurait eu, à ses yeux, une double nature, à la fois positive et négative. Il reconnaît, à mots couverts, que la bienveillance initiale du conquérant britannique, avec l’octroi de l’Acte de Québec de 1774, avait pour objectif de nous empêcher de rallier la Révolution américaine. Mais, par la suite, les Québécois n’auraient pas été à la hauteur de tant de bienveillance et ils doivent porter la responsabilité d’avoir été incapables, tout au long de leur histoire, de « dépasser les effets structurants négatifs de la Conquête ». 
Dufour est partisan de la thèse des « deux peuples fondateurs », tout en soutenant qu’il n’y a qu’un « seul peuple fondateur sur le plan identitaire, les ancêtres directs des francophones de souche d’aujourd’hui ». 

Son rappel historique est un tissu de contradictions. Ainsi, il fustige la Charte constitutionnelle des droits et libertés de 1982 parce qu’elle a, entre autres, pour effet de « diminuer en matière linguistique et identitaire les pouvoirs du gouvernement québécois ». Mais il encense le concept de « nette prédominance du français », qui provient d’un arrêt de la Cour suprême invalidant l’article de la loi 101 sur l’affichage unilingue en s’appuyant sur cette même Charte ! Comprenne qui pourra ! 

Pour qualifier les « effets structurants destructeurs de la Conquête », il cite le politicologue Kenneth McRae (« Pour les Canadiens (Québécois), c’était un cataclysme dont l’esprit ne pouvait saisir l’ampleur »), mais il présente comme une des sources du pouvoir québécois, le « principe fédéral fort » de la Constitution canadienne, qui ferait en sorte que le gouvernement central et les provinces sont « souverains dans leurs champs de compétence ». Il cite la compétence québécoise exclusive en matière d’éducation, qui serait telle qu’Ottawa ne pourrait signer une entente internationale sans l’accord du Québec. Mais il feint d’ignorer que le fédéral a investi totalement le champ de l’éducation universitaire avec les chaires du Canada en vertu du pouvoir de dépenser que lui confère la Constitution ! 

Dufour va aussi loin que d’affirmer que « le fédéralisme avec son mélange de souveraineté partagée ressemble étrangement à la souveraineté-association qui a fait l’objet de deux référendums » ! Alors, pourquoi remettre l’indépendance à l’ordre du jour ?!
  
Haro sur René Lévesque 

Christian Dufour soutient que René Lévesque a traité le mode de scrutin actuel de « démocratiquement infect » uniquement par dépit, après les résultats de l’élection de 1973 où le PQ n’avait fait élire que six députés avec 30 % des voix. Lévesque aurait « changé d’avis » après l’élection de 1976. 

C’est complètement faux ! En 1981, l’Assemblée nationale, sous l’impulsion du gouvernement péquiste de René Lévesque, a confié le mandat à la Commission de la réforme électorale de proposer un nouveau mode de scrutin. Après une vaste consultation, cette dernière a proposé, en 1983, un système proportionnel de type régional. Lévesque a immédiatement fait rédiger un projet de loi conforme aux recommandations de la commission. Mais une majorité des députés péquistes s’y sont opposés infligeant à Lévesque une défaite des plus humiliantes.
  
Le pouvoir québécois… régional 

Que la victoire caquiste ait été obtenue avec l’élection de seulement deux députés sur les 27 que comprend l’île de Montréal n’émeut pas Christian Dufour. Au contraire, les résultats de l’élection sont la preuve que le mode de scrutin actuel préserve « le pouvoir québécois », qu’il identifie à la majorité francophone (sous-entendu « de souche ») en accordant « un poids substantiel à des régions qui sont par définition plus enracinées dans le territoire que les agglomérations urbaines ». 

La sous-représentation de Montréal à l’Assemblée nationale avec près du quart de la population (2 millions d’habitants sur les 8,4 millions que compte le Québec) ne l’importune pas plus que le fait que le gouvernement ait été élu avec à peine un peu plus du tiers (37,4 %) des voix. 

À ses yeux, ne font donc pas partie du « pouvoir québécois » le vote anglophone et allophone (50 % de la population de Montréal) ni celui du million de francophones de souche qui habitent l’île. 

Les « déracinés » montréalais sont pour Dufour le cheval de Troie du multiculturalisme canadian importé de Vancouver et de Toronto. Il prend à témoin le débat sur l’appropriation culturelle entourant les présentations de Slav et de Kanata, dont découlerait l’idée d’établir des quotas (de représentation des minorités) « déconnectés de la réalité québécoise, tout particulièrement celle des régions où ne vivent que des francophones ».   

En appui à son propos, il cite le journaliste Don Macpherson de The Gazette, qui attirait l’attention sur le fait qu’il n’y avait que 4 % de Noirs et 2,3 % d’Autochtones au Québec, soit un Québécois sur 16. Dufour « omet » de comptabiliser l’ensemble des minorités visibles, qui représentent 34,2 % de la population de la ville de Montréal, 22,6 % de la grande région métropolitaine et 11 % du Québec. Rien de moins ! 
  
Démographie et démocratie obligent 

Pour Dufour, abandonner le mode de scrutin actuel fera en sorte que « les préoccupations de la majorité francophone seront davantage subordonnées aux désirs de la majorité canadienne-anglaise et que des aberrations – comme l’appropriation culturelle – pénétreront encore plus notre société ». 

Ces « préoccupations de la majorité francophone » seront préservées, même avec le report au pouvoir du Parti Libéral car, selon Dufour, ce sont les députés représentant ces régions au sein du caucus libéral qui auraient été responsables de l’abandon par le gouvernement Couillard de la création d’une commission d’enquête sur le racisme systémique et de la hausse des seuils actuels d’immigration. 

Dufour invoque comme argument pour s’opposer à un scrutin comportant des éléments de proportionnelle l’émergence de partis identitaires, mais sa défense du mode de scrutin actuel est une défense d’un ou de partis identitaires… francophones de souche ! Le défi qui se pose aux indépendantistes – démographie et démocratie obligent – est de surmonter la fracture actuelle entre Montréal et les régions, entre les Québécois de souche et ceux issus de l’immigration, plutôt que de régresser dans le vieux discours nationaliste « canadien-français » de la survivance. La réforme du mode de scrutin est un des terrains où va s’effectuer le choix entre l’avenir et le passé.