Un puits de lumière dans la Grande Grisaille

Hommage à Monsieur Tranquille

2019/11/29

Le 13 novembre dernier, la Ville de Montréal dévoilait le nom de l’espace Tranquille consacré à la mémoire d’Henri Tranquille et de sa célèbre librairie. Heureuse coïncidence – ce qui est rare en toponymie urbaine – ledit espace sera situé à l’endroit même où le libraire accueillait sa clientèle, rue Sainte-Catherine Ouest. La pierre d’assise de cette reconnaissance publique a été une biographie magistrale d’Yves Gauthier, publiée au Septentrion en 2005, Monsieur Livre, Henri Tranquille, dont j’ai alors signé la préface. Sa version en résumé qui suit évoque un personnage qui, dans une époque ensoutanée s’il en fut, était tout sauf tranquille. 

Ceux qui n’ont pas vécu la bohème montréalaise des années 1950 n’ont pas connu la ferveur de l’art et la fureur de vivre. C’était encore sous le règne de la peur multiforme et les artistes ne pouvaient pas faire la bringue sans qu’elle ne soit ponctuée au moins par une tentative de suicide plus souvent avortée que réussie. 

La figure de ceux qui avaient définitivement mis fin à l’assassinat massif du présent et du futur à coups redoublés du passé planait au-dessus de toutes les fêtes. Une série noire : une actrice, Muriel Guilbault, deux poètes, Sylvain Garneau et André Pouliot, un acteur, Jean Saint-Denis. On parlait d’un pacte. Dans la bohème montréalaise, il y avait urgence de s’envoyer en l’air tous les soirs, mais on ne savait jamais d’avance où on s’appliquerait à brûler la chandelle par les deux bouts.
La bohème était celle des peintres et son esprit celui du Bal des Quat’Zarts parisien. Elle provenait de l’École des beaux-arts, rue Sherbrooke Ouest, coin Saint-Urbain, au cœur du no man’s land entre la ville française et la ville anglaise, un statut de marginalité que les arts partageaient avec les immigrants et le red light. 

La pointe nord du losange de la bohème était le café L’Échouerie, rue des Pins Ouest, près de Bleury, où l’on jouait aux échecs. Et la pointe sud, la Librairie Tranquille, rue Sainte-Catherine Ouest, où l’on jouait aux dames. Le commerce était situé en face du bar des automatistes, le Continental, et d’un théâtre de poche accessible au public par la rue Saint-Urbain, l’ancien Saint-Germain-des-Prés de Jacques Normand devenu le Théâtre de dix heures de Jacques Languirand.

L’extraordinaire n’était pas l’amplitude de la rectitude ou l’outrecuidance du silence, mais le fait que la Librairie Tranquille puisse exister en 1948 comme un puits de lumière pour faire lire, voir et entendre les mots qui dissiperaient la Grande Noirceur à terme : Au diable le goupillon et la tuque ! Place à la magie ! Place à l’amour ! Place aux nécessités ! À nous le risque total dans le refus global !

La rencontre d’Henri Tranquille avec la peinture n’était pas un accident fortuit, mais le fruit de ce qu’André Breton choisissait alors d’appeler « un hasard objectif ». De 1948 à 1958, au rythme d’une nouvelle exposition par mois consacrée à l’œuvre d’un peintre ou d’un collectif la Librairie Tranquille a accroché plus de 3 000 toiles à 8 cimaises pour rappeler à tous les passants que, dans un régime de croque-mitaines et de rabat-joie, la liberté se manifeste d’abord par une explosion dans les arts visuels.

La lumière de la Grande noirceur – qui n’aurait jamais existé comme on nous le serine maintenant – était de fait grise et dans sa grisaille la plus radicale des contestations affirmait sa dissidence en couleurs. Une toile grand format de Riopelle, c’était plus qu’une manifestation dans la rue pour la liberté de penser, c’était LA LIBERTÉ !

Le 4 février 1948, Henri Tranquille ouvre la porte toute grande à un manifeste, Prisme d’Yeux et à une exposition collective de ses signataires regroupés autour d’Alfred Pellan. Le 9 août 1948, les vitrines de la librairie présentent cette fois Paul-Émile Borduas et les œuvres de plusieurs automatistes, pour annoncer le lancement d’un manifeste dont ils sont signataires, Refus global. Un peu moins de dix ans plus tard, Tranquille est toujours là pour accueillir l’abstraction, par le lancement et le vernissage du manifeste des Plasticiens, qui tournaient le dos à Paris pour se mettre à la page de New York. 
Debout sur le pont de son bateau-livre qu’il arpentait de la poupe à la proue, Henri – comme l’a souligné Jacques Cotnam – enseignait la littérature à la criée. On allait chez lui autant pour écouter que pour bouquiner. Pour un élève des Jésuites, sa langue souvent tarabiscotée était familière. Elle portait l’empreinte indélébile d’une langue morte et écrite, le latin, qui nous a longtemps fermé la porte du XXe siècle et de la modernité, en nous apprenant à architecturer nos phrases comme des orateurs sacrés. 

Le prêche de Tranquille n’était pas aussi véhément que celui de Claude Gauvreau, mais tout aussi libertaire. L’atmosphère qui régnait dans sa librairie était la même que celle de la grande table du fond, à la Hutte, où se retrouvaient les peintres et les sculpteurs après une journée de travail à l’atelier. On discutait ferme, on ferraillait, on frappait de taille et d’estoc, on pourfendait les baudruches, on admirait les abstraits, on exécrait les figuratifs, on dénonçait les critiques et on refaisait le monde pour en exclure toutes les censures comme celle d’un nu de Roussil, exposé devant la galerie Lefort, rue Sherbrooke Ouest, qu’un avocat pudibond avait démoli à coups de madrier, poussant l’impudence jusqu’à laisser sa carte d’affaires. L’homme de loi savait à quoi s’en tenir et n’a pas été inquiété. Bien au contraire, c’est la sculpture en pièces détachées et la galerie qui ont écopé d’une amende de 15 $ pour outrage aux bonnes mœurs.

Alors qu’à Paris Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir fait scandale et, pour citer la critique catholique, « atteint les limites de l’abject » ; qu’au Théâtre des Noctambules d’abord, puis à la Huchette, l’absurde prend l’affiche avec La Cantatrice chauve d’Ionesco pour les prochains cinquante ans ; qu’à Venise, la Biennale consacre Henri Matisse et présente la jeune génération d’artistes américains, Arshile Gorky, Willem De Kooning et Jackson Pollock : la même année, à Montréal, le Comité diocésain d’Action catholique s’agite pour interdire la célébration du 100e anniversaire de la mort d’un auteur qu’Henri Tranquille affectionne, le père du roman moderne, Honoré de Balzac.
 Les ouvrages de cet écrivain sont à l’Index, décrète Mgr Valois, et « Nous considérons ces manifestations comme un défi à l’opinion publique catholique ». Raison suffisante pour qu’un daguerréotype de l’auteur de La Comédie humaine apparaisse dans la vitrine de la librairie, accompagné de ses œuvres complètes et d’un buste modelé par Roussil. « Le pied de nez à la censure n’arrête pas là », comme le raconte Yves Gauthier dans sa biographie de Monsieur Livre.
 
Le soir du jeudi 17 août 1950 au centre-ville, c’est la fête à Balzac. La faune artistique et journalistique forme un cortège aux flambeaux derrière un magnifique chariot haut sur roues qui arbore un insolent placard BALZAC PAS MORT et porte une bière où repose le romancier personnifié par le sculpteur et poète André Pouliot. Le dimanche précédent, Le Petit Journal avait annoncé l’événement en titrant à la une : « On va fêter M. de Balzac malgré tout ! » Et pour ce faire, on a dû fermer la rue à la circulation. Une première pour un auteur.

Le prêche de Tranquille n’était pas aussi véhément que celui de Claude Gauvreau, mais tout aussi libertaire. La Grande grisaille était dans tout et partout. Il n’y avait de lumière que dans l’art et d’espoir que dans la beauté des mots. Nous avons été ainsi quelques centaines à adopter un mode de vie qui devra attendre 1968 pour s’étendre à toute une génération. En défroquant de la Grande Soutane, nous sommes entrés en art comme on entre en religion, avec ferveur et détermination. Le premier credo de la bohème était l’amour libre qui a fait des femmes des muses, des amantes, des compagnes, mais non des épouses et inversement des hommes, leurs chantres, leurs amants, leurs compagnons, mais non leurs maris. Peu importait l’air ou la musique, la chanson des amoureux se conjuguait avec les mots de La Non-Demande en mariage de Brassens.

La pauvreté n’était pas une vertu, mais le prix à payer pour la liberté de peindre des silences, noter des insomnies, modeler l’inexprimable ou fixer des vertiges sur une page blanche. La foi que nous partagions était une conviction secrète et inébranlable que la littérature et les arts ont le pouvoir de changer la vie. Y parviennent-ils jamais ? « À nous l’imprévisible passion ! Nous prenons allègrement l’entière responsabilité de demain », professait joyeusement Refus global en 1948. Plus de cinquante ans plus tard, le désir du désir a donné un visage au Québec et, ce faisant, une incontestable reconnaissance de la culture québécoise sur la scène internationale.

Notre foi n’a pas transporté des montagnes ou aménagé le cours des rivières – elle a laissé cette tâche à Hydro-Québec – mais elle a cartographié l’envers du pays réel, exploré les affluents du monologue intérieur, prospecté les veines de l’imaginaire et catalogué ces rêves qui traduisent l’esprit du temps encore mieux que l’histoire, comme l’a écrit Hegel.  

Somme toute, notre foi a tout simplement rendu la vie vivable en lui donnant la liberté d’être toujours un peu plus qu’elle est vraiment quand on l’écrit, on la chante, on la danse, on la joue, on la peint ou on la coule dans le bronze.

Je pose la question à Henri, en laissant à trois de ses auteurs préférés, le soin de lui répondre. As-tu été un bon maître avant qu’on te transforme en monument et maintenant en place publique ? Dans un éclat de rire gargantuesque, Rabelais postule qu’« un fol en-seigne bien un sage ». Érasme lui rétorque rageusement que « la sagesse ne fait que des médiocres timides ! » Et Cervantès de conclure avec sa fougue donquichottesque que « la félicité serait alors de mourir sage, après avoir vécu fou de littérature ! »