L’anglais langue seconde ou d’enseignement ?

Une autre étape franchie dans la bilinguisation des cégeps

2020/01/31

Le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES), M. Jean-François Roberge, a approuvé le 2 décembre dernier, en toute discrétion, deux nouveaux programmes d’études préuniversitaires au cégep : un programme de Sciences humaines et un programme de Sciences de la nature, tous deux avec « langue seconde enrichie ». L’utilisation du doux euphémisme de « langue seconde enrichie », qui est habituellement le code bureaucratique pour signaler qu’il s’agit de donner un statut central à l’anglais, a tout de suite attiré mon attention. 

On constate dans la description des programmes sur le site du MEES que, contrairement au nom affiché, l’anglais y est une « langue d’enseignement et littérature » et non pas une « langue seconde ». L’anglais est mis sur un pied d’égalité, en termes de périodes d’études, de crédits et de statut, avec le français. Il s’agit là d’une promotion symbolique considérable. 

L’autorisation de ces programmes confirme, encore un peu plus, la perte de prestige du français comme langue d’enseignement au Québec. Comme tout bon colonisé, pour encaisser le choc de cette nouvelle, j’ai instinctivement eu recours à la stratégie de la « minimisation des pertes ». « Ça aurait pu être pire, me suis-je dit, on enseigne l’anglais en anglais; on n’est pas encore passé à l’étape d’enseigner les autres matières en anglais, etc. »

La brèche

Un point attire cependant mon attention. Dans la description de la formation générale du programme, on peut choisir soit la philosophie, soit les humanities. La brèche n’est donc pas circonscrite à l’enseignement de l’anglais en anglais; on enseigne aussi d’autres matières en anglais. Intrigué, je décide de contacter le MEES. 

On me répond que ce sont les cégeps de Saint-Laurent et Vanier College qui étaient à l’origine de ces programmes. Ils ont mis sur pied, en 2011, un projet pilote, qui s’est poursuivi pendant cinq ans (2013-2018) sur une base expérimentale. Après évaluation, le Ministre venait de donner l’autorisation d’accepter ces programmes sur une base permanente à titre de programmes d’études préuniversitaires réguliers. 

Le MEES me confirme ceci : « Les étudiants doivent suivre quatre cours de français, langue d’enseignement et littérature au Cégep de Saint-Laurent et quatre cours d’anglais, langue d’enseignement et littérature au Collège Vanier, en plus de suivre, dans la langue d’enseignement du collège fréquenté, trois cours d’éducation physique et trois cours de philosophie ou d’humanities ». Certains cours de la formation spécifique en Sciences de la nature ou en Sciences humaines sont également offerts dans la langue d’enseignement de l’établissement partenaire ». Le MEES ajoute que ces programmes d’études sont uniquement offerts (actuellement) par les cégeps de Saint-Laurent et Vanier.

Une idée de Lisée

Voilà ! Il s’agit donc des fameux programmes bilingues ! Une idée d’abord proposée par Jean-François Lisée sur son blogue en 2009, puis autorisée par Philippe Couillard (toujours prompt à faire avancer la cause de l’anglais au Québec), que Pauline Marois n’avait pas cru bon remettre en question. Et les voilà approuvés comme programmes réguliers ! On se rappellera que la proposition de « bilinguiser », c’est-à-dire d’angliciser les cégeps de langue française était la réponse de M. Lisée à ceux qui souhaitaient étendre les clauses scolaires de la Charte de la langue française au niveau collégial.

La grille de cours du programme est beaucoup plus explicite que le devis ministériel. Il s’agit de Sciences humaines et de Sciences de la nature en « français et en anglais » (notons l’égalité des langues d’enseignement). La deuxième session du programme se déroule entièrement en anglais (sauf pour un cours de français). Des cours d’English sont donnés chaque session. Dans le cas des Sciences de la nature, c’est la troisième session qui est entièrement en anglais.

Des statistiques révélatrices

Selon les données d’inscription pour la période 2013-2018 que m’a fournies le MEES, 70 % des 216 étudiants inscrits dans ces programmes durant la phase expérimentale 2013-2018 dans les deux cégeps étaient inscrits au Cégep Saint-Laurent. Ce sont donc majoritairement les étudiants au cégep français, sans surprise, qui souhaitent « bonifier » leur anglais en participant à un programme bilingue. 
Pourtant, selon les données du recensement de 2016 concernant l’île de Montréal, les francophones de 25 à 44 ans sont maintenant bilingues à 80,5 %, tandis que les anglophones le sont à 76,5 %. Non seulement les francophones sont maintenant plus bilingues que les anglophones, mais la tendance à la baisse du bilinguisme chez les anglophones, mise en évidence en 2011, s’est accélérée. Les francophones, pour leur part, ont continué sur leur lancée à la hausse. Logiquement donc, ce sont surtout les anglophones qui devraient profiter de ce programme bilingue pour améliorer leur français. Mais ce n’est pas le cas.

De plus, notons que les étudiants inscrits à ces programmes bilingues ne sont pas comptabilisés comme fréquentant un programme « bilingue » (ceux-ci n’existent pas dans la banque de données du MEES pour la période 2013-2018), mais comme ayant le français ou l’anglais comme langue d’enseignement, dépendant du cégep où ils sont inscrits.

On sait que les cégeps français de Montréal subissent depuis des années une importante chute relative d’inscriptions. Les étudiants, qui s’inscrivent dans ces programmes bilingues au Cégep Saint-Laurent – possiblement parce que leurs notes sont insuffisantes pour être admis au Vanier College –,  sont comptabilisés comme ayant le français comme « langue d’enseignement » dans les statistiques, même si ces programmes sont décrits comme ayant le « français et l’anglais » comme langue d’enseignement. Il faudrait, au minimum, que le MEES comptabilise les inscriptions dans ces programmes sous l’appellation « programmes bilingues » et non pas comme des inscriptions dans des programmes où le français est la langue d’enseignement. Autrement, les statistiques collégiales sur la langue d’enseignement seront faussées (en faveur du français).

Ce qui se joue ici, c’est le prestige du français comme langue d’enseignement au Québec, prestige déjà en forte baisse. La création de programmes « bilingues » servant de portes d’entrée dérobées vers les cégeps anglais est une tentative désespérée de rendre les programmes collégiaux de langue française attrayants en les anglicisant. Il est prévisible qu’ils auront l’effet contraire à celui attendu. Leur création lance plutôt le message suivant : « Les études en français au Québec, c’est dépassé ». Le sauve-qui-peut vers le collégial anglais va s’amplifier.

Plutôt que d’astuces pour camoufler l’effondrement relatif des cégeps français à Montréal, nous avons besoin – et de toute urgence – de mesures pour rehausser le statut du français au Québec. Le bilinguisme met les deux pieds sur la même langue. L’avons-nous oublié ?