Les hauts et les bas de l’assurance-chômage

Un essai fort instructif de Pierre Céré

2020/02/26

L’histoire du chômage au Québec égare souvent son objet, le sans-emploi, dans une suite de règlements et d’amendements à en faire perdre son latin à un avocat. Dans un livre diablement instructif, Les Pots cassés, une histoire de l’assurance-chômage (Somme toute), son auteur, Pierre Céré peut y mettre du sien. Il œuvre dans le domaine depuis une quarantaine d’années et est également coordonnateur du Comité chômage de Montréal et porte-parole du Conseil national des chômeurs et chômeuses (CNC).  

Son ouvrage retrace le parcours semé d’attentes et d’avancées des sans-emploi qui vont de la charité élective de l’assurance-chômage proprement dite (1940) au droit sélectif de l’assurance-emploi (1996). Il faut souligner qu’avant 1940, les sans-travail étaient plutôt mal barrés. Pour citer Pierre Céré : « La mesure la plus sordide datait de l’ouverture de camps de travail pour les chômeurs en 1932. 

« Le gouvernement conservateur cherchait de cette façon à sortir des villes les hommes célibataires en chômage, source potentielle d’agitation sociale. Le premier ministre Bennett plaçait ces camps de travail, dits “camps de secours aux chômeurs”, sous l’administration du ministère de la Défense nationale. Il est facile d’imaginer la discipline qui y régnait. Les hommes y travaillaient 44 heures par semaine, étaient payés 20 cents par jour et devaient effectuer des travaux rudes, que ce soit en forêt ou à la construction de routes et d’édifices publics.

« Ces camps étaient souvent installés autour de bases militaires. Il y en avait un peu partout au Canada, notamment à Valcartier près de Québec. À leur fermeture en 1936, plus de 170 000 hommes seront passés par ces camps de misère. Voilà ce que représentait la promesse de Richard Bedford Bennett de donner du travail à tous. Les conditions de vie imposées aux chômeurs dans ces camps étaient telles qu’elles ont provoqué un formidable mouvement social de contestation. Des groupes de chômeurs s’organisaient un peu partout au Canada sous l’impulsion de militants du Parti Communiste ou de la Fédération du Commonwealth coopératif (Co-operative Commonwealth Federation, CCF) (…) 

« Au Québec, des groupes de chômeurs avaient aussi pris forme : l’Assemblée des chômeurs, le Club des sans-travail, la Ligue des chômeurs. Un front des sans-travail a été constitué revendiquant jusqu’à 45 000 membres à Montréal.

« Au début d’avril 1935, une grève est déclenchée dans les camps du nord de la Colombie-Britannique. Le 30 mai, ce mouvement de grève et d’agitation se canalise dans un appel à marcher sur Ottawa. Au départ, 1 000 grévistes initient cette marche revendicatrice dont le nombre de marcheurs ne cesse d’augmenter plus elle avance vers l’Est. Accusant ces derniers d’être des agitateurs à la solde du communisme, le premier ministre Bennett décide de casser le mouvement et provoque une émeute le premier juillet à Régina en mettant ses dirigeants en état de détention préventive.

Même après ce geste de répression, quatre jours plus tard au Québec, les chômeurs s’organisent dans les camps et dans les villes. Les délégués de 18 groupements d’ouvriers chômeurs annoncent que 2 000 d’entre eux vont se rendre à Ottawa. Dans la région de Montréal, tous les ponts sont gardés par la police provinciale. Quelques centaines de marcheurs seulement peuvent se rendre de peine et de misère à Ottawa. »
 
 Pierre Céré est à même de jauger d’expérience la force du mouvement d’alors. « Malgré toutes les énergies investies par le mouvement des sans-emploi bien organisé au Québec depuis la fin des années 1970, je ne crois pas d’ailleurs que nous ayons assisté à un tel élan par la suite. » (…)

Beaucoup d’années se sont écoulées depuis la fondation du Regroupement des chômeurs et des chômeuses à Rouyn-Noranda en 1979, se souvient Pierre Céré. « Le téléphone n’a jamais dérougi. J’ai répondu à bien des personnes qui étaient aux prises avec des problèmes d’assurance-emploi, plusieurs milliers assurément. Combien en ai-je représentées devant les tribunaux administratifs et autres instances de révision ? J’en perds le compte. Mais je me souviens de centaines d’entre elles, bouleversées par des situations difficiles qu’elles avaient vécues au travail, bouleversées après avoir subi une enquête de la Commission d’assurance-emploi qui les avait malmenées. Des gens stressés à qui on réclamait des milliers de dollars, avec pénalités et autres sanctions, en les qualifiant de fraudeurs. J’ai vu des gens craquer sous la pression. J’ai vu des hommes et des femmes pleurer en état de panique. (…)

« J’ai donc eu, à travers toutes ces années, à parler avec des agents et des agentes de la Commission d’assurance-emploi, des enquêteurs, des superviseurs, d’autres, bien sûr. À l’occasion, l’un ou l’autre finit par faire une blague à propos des quotas ou on en vient à parler de son exaspération face à telle ou telle situation. Des choses dites au passage, sans conséquence. 

« En 40 ans de travail, je n’ai jamais vu personne, à côté de la Commission, briser l’omerta comme Sylvie Therrien l’a fait. Elle ressentait jusque dans son corps l’injustice des gestes qu’on lui demandait de faire. Elle disait ne plus en dormir et vouloir dénoncer ce système d’enquête fondé sur des objectifs financiers, des quotas à respecter.

« En rompant les rangs comme elle l’a fait, elle faisait un geste moral que bien peu d’humains  auraient eu le  courage de faire (…)

« Mais elle a décidé de faire ce geste. Celui de parler avec un journaliste, de l’informer, de lui expliquer comment fonctionne “la machine” et de lui transmettre des documents internes. C’était un geste important. Le journaliste le savait, il en a parlé à ses patrons. Ils ont tous compris le sérieux de l’entreprise. Cela a finalement donné lieu à une large couverture de presse qui a fait un mal considérable au gouvernement de Stephen Harper. Il est certain que cela a fait plus de dommages à son gouvernement que toutes nos manifestations et assemblées publiques. La faille venait de l’intérieur : une juste se manifestait parmi ceux qui suivaient les ordres.                                     

« Le gouvernement conservateur n’a pas seulement eu mal, il a été enragé et a voulu savoir d’où cela venait. Pour attraper le coupable et se venger. La survie d’un gouvernement comme celui de Stephen Harper ne pouvait permettre une voix dissidente au sein de l’appareil de l’État. Le ministère des Ressources humaines et du Développement social a alors lancé ce qui a probablement été la plus grande chasse aux sorcières de son histoire. D’est en ouest, ils ont remué chaque feuille de chaque bureau de fonctionnaire de l’assurance-emploi, retourné tout ce qui pouvait l’être. Vérifié l’ensemble des systèmes informatiques, les courriels. À la mi-mai 2013, ils l’ont trouvée. Des policiers ont fait une perquisition chez elle, saisi l’ordinateur de maison qui appartenait à sa colocataire. Elle a été suspendue sans solde, traitée en paria, y compris par ses collègues. Même son délégué syndical lui reprochait son geste “C’est ça notre job, Sylvie.”

« Je me souviens, dans les jours qui ont suivi, d’avoir parlé avec de nombreuses personnes du monde syndical et politique pour tenter de lever un mur de protection atour de Sylvie. J’ai parlé avec le conseiller syndical qui la représentait à Vancouver dans le cadre d’un grief. (…) Peine perdue, je le dérangeais. Il voulait plutôt la faire passer pour une personne souffrant de problèmes dépressifs et non responsable des gestes reprochés. (…) Sylvie Therrien ne voulait pas de ce type d’approche, de “défense”. Elle voulait une défense politique, dénoncer le système. Son organisation syndicale a refusé. Elle dérangeait. Son congédiement n’était plus qu’une question de semaines ou de mois. C’est arrivé le 23 octobre 2013. Entre-temps au CNC, nous préparions fébrilement une campagne de soutien politique et financier pour Sylvie Therrien. 

« Lorsque Le Devoir a publié la nouvelle de son congédiement, le 24 octobre, nous avons émis un communiqué de presse annonçant la campagne de soutien. (…) Plusieurs ont refusé d’être associés à cette campagne. J’en garde un souvenir très précis. Par exemple, ce matin-là, Yvon Godin, député du NPD, m’a appelé, atterré, pour m’informer de la réponse de la présidente nationale de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) : ils avaient décidé de ne pas appuyer cette campagne, ni politiquement ni financièrement. C’est pourtant la même dirigeante syndicale qui qualifiait Sylvie Therrien “d’héroïne”, quelques jours auparavant.

« Cette campagne s’est appelée “Merci, Madame Therrien’’ et mettait en exergue les mots mêmes de Sylvie : “J’ai dénoncé l’existence des quotas parce que ce système va à l’encontre de ma conscience. Avant d’en parler aux médias, j’en ai parlé à l’interne. Je ne comprenais pas ce qu’on faisait : le but n’était pas de trouver des fraudeurs, mais d’en créer. On nous forçait à couper, comme si tout prestataire était un voleur ou un criminel. Je n’en dormais pas”.

« Suzanne Tremblay, ex-députée du Bloc Québécois, rebelle s’il en est une, est devenue porte-parole de la campagne et a lancé un appel à la générosité du peuple. Je n’avais de ma vie, et encore à ce jour, jamais assisté à un  tel élan de générosité qui s’est traduit en déferlante de dons en ligne (354 donateurs et  donatrices ont versé en ligne de 5 à 150 $ chacun), mais surtout de lettres, par dizaine tous les jours, contenant un chèque et très souvent un mot d’encouragement et un témoignage.

« Le peuple, comme l’interpellait Suzanne Tremblay, a été au rendez-vous. Mobilisé. (…) Ce sont presque 50 000 $ qui ont été amassés. À un certain moment, j’ai pris la décision d’arrêter la collecte, craignant que tout cela ne devienne qu’une “affaire d’argent”, de seule générosité, et qu’on évacue les enjeux, c’est-à-dire une critique en règle des politiques conservatrices. Je me suis trompé. On aurait dû continuer. (…)

« Ce que je sais avec assurance, c’est que je ne rencontrerai jamais d’autres Sylvie Therrien. “Celui qui dit la vérité risque sa vie”, comme l’explique Platon dans l’allégorie de la caverne. Ce courage est rare. Et elle a, à jamais, mon admiration. » 

Pierre Céré conclut son histoire de l’assurance-chômage sur un « Continuons le combat ! » bien senti. « Notre place est peut-être modeste au regard de ceux et celles qui nous ont précédés. Nous nous inscrivons dans le temps : d’autres suivront. Pour ma part, mon engagement s’inscrit dans cette perspective historique des changements. Je mène ces combats avec la même sincérité que j’ai toujours exigée des camarades. (…) Atteindre à la dignité de l’un, c’est atteindre à la dignité de tous. Nous sommes uniques et à la fois liés par la solidarité.