La « Grande Noirceur » selon Jacques Dufresne

Des Sœurs de la Providence à l’État-providence

2020/09/24

Le philosophe québécois Jacques Dufresne a publié un texte de réflexion, « Des soeurs de la Providence à l’État-providence », dans Le Devoir du 21 mai 2020, sur la place des personnes âgées dans la société québécoise. Malheureusement, il a choisi dans son texte de laisser l’impression au lecteur que le Québec est passé directement d’une société dans laquelle les personnes âgées ont été traitées de façon humaniste par des organisations privées telle que les soeurs de la Providence, à une société totalement bureaucratisée, qui maltraitent à la fois les personnes âgées dans des services publics comme les CHSLD, aussi bien que le personnel soignant qui travaille dans ces mêmes services. 

En choisissant de traiter son sujet de cette façon, il fait entièrement abstraction de l’avènement du néolibéralisme dans ce monde, au début des années 1980, et de l’influence grandissante de cette idéologie réactionnaire sur les gouvernements successifs du Québec, ainsi que sur les gouvernements de la plupart des autres pays. 

C’est comme si, pour lui, l’État-providence n’a jamais été associé au socialisme démocratique, une idéologie relativement progressiste, développée pendant les années 1930 en tant qu’alternative à la fois au laisser-faire capitaliste, d’un côté, et au communisme totalitaire, de l’autre. C’était pendant longtemps une approche beaucoup plus humaniste que l’abnégation totale, imposée aux religieuses (et aux religieux) par les communautés religieuses d’autrefois. 

Pendant les premières décennies de son existence, l’État-providence, même dans des pays plus ou moins sociaux-démocrates, traitait plutôt bien les personnes en marge du marché du travail, telles que les personnes âgées en perte d’autonomie. Les travailleurs dans ces mêmes services publics avaient des revenus et des conditions de travail acceptables, quand on compare en tout cas à ce qui se passait autrefois sous le contrôle du laisser-faire capitaliste, qui dominait une bonne partie du monde au dix-neuvième siècle et pendant les premières décennies du vingtième siècle et ce qui se passe encore de nos jours, depuis le retour de ce même laisser-faire, caché sous le vocable de néolibéralisme. 

Entre le laisser-faire classique et le néolibéralisme actuel, pendant une courte période centrée sur les « Trente glorieuses » (1945-1975), l’État-providence d’origine social-démocrate s’est imposé dans plusieurs pays, surtout en Occident, tout en étant plus ou moins bien développé d’un pays à l’autre. 

Au Québec, le gouvernement libéral d’Adélard Godbout (1939-1944), situé entre les deux périodes de pouvoir de Maurice Duplessis qu’on appelle collectivement la « Grande Noirceur » (1936-1939 et 1944-1959), a adopté plusieurs lois sous l’influence de la tendance sociale-démocrate. 

Mais c’est surtout pendant les deux décennies de la Révolution tranquille, version élargie (1960-1980), qu’on est allé beaucoup plus loin dans cette direction. Les réseaux publics du Québec à cette époque, même pendant le retour temporaire au pouvoir de l’Union Nationale, n’étaient pas du tout dans le même capharnaüm que ce que sont devenus ces mêmes réseaux aujourd’hui, sous le contrôle du néolibéralisme. 

Encore pendant la première période de pouvoir du chef libéral Robert Bourassa (1970-1976), très fortement contesté comme il l’était par l’immense mobilisation syndicale des années 1970, le Parti Libéral du Québec n’était pas aussi réactionnaire que les gouvernements libéraux le sont devenus par la suite. 

C’était déjà le cas à partir de la deuxième période de pouvoir de Bourassa (1985-1994), mais de manière beaucoup plus intensive sous Jean Charest (2003-2012) et Philippe Couillard (2014-2018). 

Pour Jacques Dufresne, toutefois, c’est comme si l’avènement du néolibéralisme n’a jamais eu lieu et que le Québec a sauté tout de suite de la « Grande Noirceur » de Maurice Duplessis à l’hécatombe étatique actuelle. Son interprétation de l’histoire est très dangereuse, surtout pour les gens nés depuis la fin des années 1960, qui n’ont jamais connu l’État-providence plutôt progressiste d’autrefois, avant qu’il soit transformé en bête sauvage par le néolibéralisme. Celui-ci agit depuis le début des années 1980 en tant qu’antichambre du néofascisme dans plusieurs pays actuels. 

Rappelons que l’idéologie néolibérale est une tentative de retour au libéralisme économique (opposé au nationalisme économique), et à l’absence totale de présence étatique dans le domaine social, qui a caractérisé la période de la révolution industrielle (1780-1880) dans plusieurs pays occidentaux, surtout en Grande-Bretagne. 

Cette idéologie voulait « libérer » presque complètement toutes les entreprises privées des « interventions » sociales et économiques de l’État qui ont caractérisé plusieurs de ces mêmes pays pendant la période dite mercantiliste, du quinzième au dix-huitième siècle. 

Tout comme son prédécesseur, cette idéologie néolibérale prône la domination de l’entreprise privée sur l’État, le libre-échangisme, l’évasion fiscale à grande échelle, l’opposition féroce à l’existence même de syndicats ouvriers, ainsi que l’ultra-individualisme des philosophes élitistes tel qu’Ayn Rand. 

C’était peu de temps après l’élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni (1979), ainsi que celle de Ronald Reagan aux États-Unis (1980), deux événements politiques qui signalaient le début de la période néolibérale de l’histoire, remplaçant par le fait même les « Trente glorieuses » de la période précédente (1945-1975), singulièrement plus accueillante envers l’État-providence social-démocrate que la période actuelle. 

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, comme pour bien placer le néolibéralisme en selle au plan mondial, les banques centrales les plus importantes à l’époque, sous la direction monétariste de la Réserve fédérale américaine, ont lancé de concert leur « Guerre contre l’inflation », quadruplant leurs taux d’intérêt, d’à peu près 5 % (en moyenne) à presque 20 % (en moyenne), entre 1979 et 1981, le but étant très explicitement de créer une grande récession mondiale qui mettrait fin à la crise inflationniste des années 1970, beaucoup plus néfaste pour les grands investisseurs que pour le monde ordinaire. 

Au Québec, le ministre des Finances du PQ, Jacques Parizeau, ainsi que le premier ministre, René Lévesque, sous l’effet dévastateur de la récession sur les finances publiques, ont décidé de couper les salaires de 20 % pour toutes sortes d’employés du secteur public, mettant fin à l’alliance tacite entre le PQ et les grandes centrales syndicales. En 1983, quand ce gouvernement est allé encore plus loin, en adoptant une loi interdisant même la critique de cette coupure radicale de la part de ces mêmes employés, j’ai été obligé de quitter le PQ en signe de protestation. 

Depuis ce temps-là, de gouvernement en gouvernement, les deux partis politiques partageant le pouvoir depuis cette époque, le PQ et le PLQ, se sont enfoncé de plus en plus loin dans le marasme du néolibéralisme, le PLQ de façon beaucoup plus radicale que le PQ. 

Avec le résultat que, même si leurs gouvernements n’ont pas décidé de privatiser le secteur public au complet, pour revenir à la « Grande Noirceur » d’autrefois, ils ont quand même réussi à convaincre toute la grande bureaucratie étatique à diriger tout le secteur public (même des entités spéciales comme Hydro-Québec), comme s’il s’agissait de compagnies privées. 

Le résultat de toutes ces années de grand recul étant la situation actuelle, telle que soulignée au début de l’article de Jacques Dufresne, dans laquelle tous les « bénéficiaires » (les patients, les étudiants, etc.) du secteur public, ainsi que tous les « préposés aux bénéficiaires » (en fait, l’ensemble de tous les employés publics), sont traités comme des détenus, ou comme des esclaves salariés. En d’autres mots, le néolibéralisme est vraiment l’antichambre du néofascisme ; ce n’est pas qu’une métaphore.