La pandémie et le pouvoir d’urgence fédéral

La portée de l’article « la paix, l’ordre et le bon gouvernement »

2020/06/19

La liste des compétences fédérales de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 ne comprend qu’un élément relatif à la santé : « La quarantaine et l’établissement et maintien des hôpitaux de marine ». Les provinces ont reçu à l’article 92 une compétence plus étendue par ces mots d’un siècle et demi: « L’établissement, l’entretien et l’administration des hôpitaux, asiles, institutions et hospices de charité dans la province, autres que les hôpitaux de marine ».

Cette compétence, associée à celles plus générales sur la propriété et les droits civils et sur les matières de nature purement locale, est devenue avec le temps une compétence générale sur la santé. Il a fallu un siècle avant qu’elle soit pleinement exercée. Elle peut être soumise exceptionnellement à d’autres compétences fédérales précises, comme celle sur le droit criminel pour ce qui concerne l’avortement ou l’aide à mourir.

La principale contrainte potentielle à l’autonomie du Québec dans le domaine de la santé vient cependant d’ailleurs. Elle provient du paragraphe introductif de l’article 91, qui confère au Parlement canadien une compétence générale sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement, mieux connue dans les facultés de droit canadiennes sous l’acronyme POGG, pour « Peace, Order and Good Government ». 

Au fond, presque tous les débats sur le fédéralisme canadien tournent autour de la portée de POGG, qui est un vaste réservoir indéterminé de compétences fédérales, comme une épée de Damoclès permanente au-dessus de la tête du Québec. Cette épée a différents aspects. Il ne fait guère de doute, par exemple, que si elle se prononçait clairement sur ce point, la Cour suprême rattacherait la validité du pouvoir de dépenser aux matières non énumérées dans les listes du partage de compétences qu’elle considère de dimensions nationales, ce qui est l’un des éléments du POGG.

Celui qui nous concerne ici est le pouvoir d’urgence. L’un de ses premiers fruits a été la Loi sur les mesures de guerre, d’odieuse mémoire, adoptée pendant la crise de la conscription de 1917. Pierre Elliott Trudeau s’est justifié de l’avoir utilisée en octobre 1970 en disant que c’était tout ce qu’il avait sous la main. Il a promis de la remplacer et de la moderniser pour tenir compte des critiques que l’on connaît relatives aux privations abusives des droits fondamentaux, ce qu’il n’a jamais fait. La loi actuelle, la Loi sur les mesures d’urgence, a été adoptée en 1988 par le gouvernement Mulroney. 

Cette loi n’a jamais été appliquée jusqu’ici, mais a failli l’être ce printemps. Justin Trudeau a renoncé à le faire après avoir consulté les premiers ministres des provinces, qui ont peut-être avalé de travers en la lisant. Elle met en grande partie le fédéralisme de côté pour une période temporaire. Elle crée une dictature fédérale qui peut durer plusieurs mois. Elle deviendra probablement incontournable si la seconde vague de la pandémie est beaucoup plus mortelle l’hiver prochain. 

Le titre long de la Loi sur les mesures d’urgence est : « Loi visant à autoriser à titre temporaire des mesures extraordinaires de sécurité en situation de crise nationale ». C’est déjà tout un programme.

Voici un extrait de son préambule :

« Attendu : que l’État a pour obligations primordiales d’assurer la sécurité des individus, de protéger les valeurs du corps politique et de garantir la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale du pays ;

que l’exécution de ces obligations au Canada risque d’être gravement compromise en situation de crise nationale et que, pour assurer la sécurité en une telle situation, le gouverneur en conseil devrait être habilité, sous le contrôle du Parlement, à prendre à titre temporaire des mesures extraordinaires peut-être injustifiables en temps normal ; »

Des mesures injustifiables en temps normal, voilà qui donne le ton. 

L’article 3 définit juridiquement une crise nationale :

« 3. Pour l’application de la présente loi, une situation de crise nationale résulte d’un concours de circonstances critiques à caractère d’urgence et de nature temporaire, auquel il n’est pas possible de faire face adéquatement sous le régime des lois du Canada et qui, selon le cas :

• a) met gravement en danger la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens et échappe à la capacité ou aux pouvoirs d’intervention des provinces ;

• b) menace gravement la capacité du gouvernement du Canada de garantir la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale du pays. »

La Loi prévoit quatre situations de crise dans lesquelles elle pourrait s’appliquer : les sinistres, l’état d’urgence, l’état de crise internationale et l’état de guerre. La pandémie entre dans la catégorie des sinistres, qui sont définis de la manière suivante à l’article 5 :

« Sinistre : Situation de crise comportant le risque de pertes humaines et matérielles, de bouleversements sociaux ou d’une interruption de l’acheminement des denrées, ressources et services essentiels d’une gravité telle qu’elle constitue une situation de crise nationale », causée par des événements tels qu’une pandémie.

L’article 7 précise que la déclaration de sinistre est valable pour une période maximale de 90 jours, et qu’elle doit être approuvée par la Chambre des communes et le Sénat après son entrée en vigueur. Rien n’empêche qu’elle soit renouvelée.

L’article 8 permettrait la prise en charge du système de santé québécois par Ottawa, des transports et des déplacements au Québec, ainsi que le contrôle de tous les services essentiels de l’économie. En clair, le gouvernement du Canada serait en première ligne et le gouvernement du Québec serait supplanté et placé dans un rôle subalterne. 

L’article 14 est intéressant, et a dû faire l’objet de nombreuses discussions. Il prévoit que la déclaration de sinistre doit être précédée de consultations avec les provinces, mais que leur consentement n’est pas requis, sauf si une seule est visée. Dans ce dernier cas, la déclaration de sinistre ne sera effectuée que si la province signale au gouvernement fédéral « que le sinistre échappe à la capacité ou aux pouvoirs d’intervention de la province ». Est-ce ce qui nous attend l’hiver prochain ?

La Loi prévoit qu’elle est soumise à la Charte canadienne, et prévoit la possibilité d’indemnisations. Elle prévoit aussi gracieusement que les gouvernements des provinces et les corps policiers provinciaux et municipaux peuvent continuer de fonctionner et de tenter de faire face au sinistre. 

Justin Trudeau est fort probablement très conscient que cette loi est une option nucléaire qui rappellerait ce qu’a fait son père en 1970. L’utiliser aurait des conséquences politiques majeures et massives pour plusieurs années. Ce pourrait être son heure de gloire et un grand coup de force pour la domination fédérale, ou au contraire un coup d’épée dans l’eau qui se retournerait contre lui. La décision de l’invoquer serait la plus lourde de conséquences de sa carrière.

L’auteur est juriste en droit constitutionnel et autochtone