Versailles revu et corrigé par un « rouge » en exil

Le portulan de l’histoire

2020/06/19

Au Québec, semble-t-il, la Grande Noirceur n’aurait jamais existé. Sa non-existence est même devenue une idée de plus en plus reçue. Comme s’il s’était agi d’une paire de lunettes fumées qu’on se serait collectivement plantées sur le nez pendant près de deux cents ans. Redécouvre-t-on a posteriori l’existence de dissidents pour que la flamme vacillante de leurs bougeoirs mal pensants devienne subitement une sorte de Fiat lux urbi et orbi rétroactif. 

Sans l’avant-première plus agitée des Patriotes et sans toutes les chandelles de ces bougeoirs qui ont brillé dans le noir pour l’appeler de tous leurs vœux, il n’y aurait pas eu de Révolution, peu importe le qualificatif qu’on lui attribue. Mais aura-t-il encore fallu que ladite révolution soit advenue pour qu’on puisse baigner dans la clarté de sa luminosité. Pas avant.

Question lumière, l’Église catholique a toujours préféré l’utilisation des lampions pour exaucer les vœux et ses éternelles lampes de sanctuaire pour marquer l’attente d’une réponse de l’au-delà. Aussi s’est-elle empressée de tirer les Patriotes de la lumière du jour pour les plonger dans les ténèbres de l’excommunication. Plus même, à leur fermer la porte de la postérité en leur refusant le billet d’entrée : une tombe et une stèle dans un cimetière avec celles de leurs familles.  

La rébellion républicaine des Patriotes de 1837-38 était parfaitement en phase avec le mouvement des nationalités qui secouait l’Europe depuis 1830. En 1844, 200 jeunes militants « rouges » décident d’assumer et de valoriser cet héritage en fondant l’Institut canadien de Montréal qui sera à la fois une bibliothèque, un lieu de débat et de conférence pour la diffusion des idées progressistes. 

Il faudra attendre les années 1970 pour que les « rouges » refassent surface avec les ouvrages de Jean-Paul Bernard, Les Rouges. Libéralisme, nationalisme et anticléricalisme au milieu du XIXe siècle, et Les idéologies québécoises au 19e siècle, auxquels il faut ajouter ceux d’Yvan Lamonde, biographe de Louis-Antoine Dessaulles et de Georges Aubin, responsable de la publication des écrits de nombreux patriotes et de l’immense correspondance de Louis-Joseph Papineau.

Neveu de Louis-Joseph Papineau, Dessaulles a été président de l’Institut canadien de Montréal à quatre reprises de 1862 à 1867. Anticlérical avoué, c’est sa conférence sur la tolérance qui a provoqué la sanction intolérante de Rome.

Comme Octave Crémazie à Paris pour les mêmes raisons, Dessaulles, lui, s’exile d’abord en Belgique, puis à Paris pour échapper à ses créanciers. Il entreprend une correspondance avec sa fille Caroline Dessaulles-Béique qui le rapproche singulièrement de nous. Par le point de vue québécois et le ton familier. 

À Caroline Dessaulles-Béique, automne 1879.

J’avais hâte de revoir Versailles et ses magnificences, mais tu vois que je ne m’étais pas pressé malgré cela. J’y ai consacré six heures, de 11 à 5, mais je n’ai pu pousser jusqu’aux Trianons ! Pourtant, je n’ai presque rien vu de l’aile du Nord, où les bureaux du sénat sont encore. (…)

J’avais naturellement commencé ma visite par le palais et j’ai vu les choses mieux qu’autrefois. Alors j’avais trouvé très belles des choses médiocres et je n’avais pas suffisamment apprécié des choses merveilleuses.

Ainsi, dans les salons qui précèdent celui de la guerre, qui sert de vestibule à la galerie des Glaces, il y a dans les voussures des peintures merveilleuses dont les sujets sont détachés de la pierre (car ce sont des fresques) au même degré qu’un bas-relief. Celles du salon d’Hercule surtout, dues, je crois, à Dominiquin, sont égales à tout ce que la peinture a jamais produit. Puis, ces incrustations de marbre de différentes couleurs les uns dans les autres, sur tous les panneaux et pans de murs, ont dû coûter des sommes immenses. (…)
Je me suis surtout attaché à étudier les physionomies des personnages historiques et on est confondu du peu de figures intelligentes qu’elles offrent. Tous ces gens qui décidaient des destinées du pays étaient en grande majorité des gens presque sans éducation, élevés dans toute l’infatuation de la noblesse et qui se croyaient d’une tout autre espèce que la vile multitude. 

On n’a de portraits véritables des rois de France et des personnages de la Cour que depuis le commencement du quinzième siècle. Charles VII, Louis XI, Charles VIII, Louis XII ont tous des figures parfaitement insignifiantes. Sans doute Louis XI a consolidé la royauté, mais en abattant des têtes par douzaines. François I est un grand brave nigaud qui n’avait pas une idée qui fût sienne. Puis, Henri II, François II, Charles IX, le massacreur de la Saint-Barthélemy, et Henri III, le roi des mignons, étaient tous de francs imbéciles. 

La physionomie de Henri II est passable pourtant, mais les trois autres étaient des personnifications de la bêtise humaine. Henri IV au moins avait de l’intelligence et avait une politique nationale. Il était resté protestant de cœur et sa conversion n’avait été déterminée que par le mot : « Paris vaut bien une messe ». Les jésuites ne s’y sont jamais trompés et ont réussi à le faire assassiner. Mais ce roi intelligent et patriote dépensait des sommes folles au jeu et avec les femmes et il était déjà cassé et épuisé de corps et d’esprit, qu’il poursuivait encore la princesse de Condé, que son mari emmena dans les Pays-Bas, fait qui fit songer Henri IV à faire la guerre à l’Autriche pour pouvoir retrouver la princesse. En voilà un motif pour une guerre !

Voilà les hommes que tous les écrivains catholiques présentent à leurs lecteurs comme méritant toutes les admirations. Ce vieux fou qui disait : « Je veux que chaque paysan, en France, puisse mettre la poule au pot » dépensait en une seule nuit la valeur de cent mille poules. On cite le mérite à sa gloire, mais on cache avec soin les faits à sa honte.

Des mémoires récemment publiés le montrent très brutal dans son intérieur, battant son fils (depuis Louis XIII) sans miséricorde pour les moindres choses ; te-nant devant lui les propos les plus sales et les plus orduriers, et le livrant aux femmes dès l’âge de 12 ans. Heu-reusement, il était si bête que rien n’y fit. Il ne savait à peine écrire à 20 ans et il faisait venir des grammairiens au Louvre pour lui apprendre les conjugaisons. 

Quand il avait lu un document quelconque qu’il ne comprenait jamais, quelque simple qu’il fût, il disait : « Or sus, qu’est-ce que cela veut dire ? » Il comprenait rarement même l’explication puis disait à Richelieu : « Faites, M. le cardinal, faites ! Vous comprenez tout cela, vous ! » Richelieu était le vrai roi et était au moins homme de génie. Il remit plusieurs fois le pape à sa place, tout cardinal qu’il fût. Urbain VII l’appelait le ministre avec particule de cardinal.

Le portrait qui m’a le plus amusé est celui du P. Lachaise qui été confesseur du roi avant Le Tellier. Je n’ai jamais vu pareille vieille fouine, sans aucune espèce de caractère ; un homme à tout faire en un mot, et c’était justement pour cela qu’on l’avait choisi. Le Père Annat, son prédécesseur, avait été révolté de deux adultères menés de front par le roi et avait refusé l’absolution. Terrible chose que de refuser l’absolution au demi-Dieu ! Les jésuites qui voulaient absolument l’accaparer pour le tourner contre les protestants, blâmèrent Annat et le rappelèrent. Puis, on offrit le Père Lachaise qui donna toutes les absolutions voulues, même aux dames de la Cour qui l’appelèrent par reconnaissance : la chaise de commodité.

Il avait une belle maison de campagne là où est maintenant le cimetière Lachaise, et les belles pécheresses allaient y chercher l’absolution en lui portant des petits soupers fins. Le bonhomme mangeait comme un glouton et absolvait ! (…)

Les vrais portraits de Mme de Maintenon montrent une femme froide et sans âme, capable de tous les calculs. Ceux de La Vallière sont assez insignifiants, excepté pourtant dans les émaux du Louvre, mais je vois que ces merveilles de finesse flattent les gens. Ces émaux sont dans les salles de l’attique qui longe la rue de Rivoli et on ne les étudie pas assez au point de vue de l’art. Mais c’est dans les portraits de Versailles qu’on peut étudier les personnages. (…)

Une figure qui m’a révolté, c’est celle de Philippe IV, roi d’Espagne, dont l’entrevue avec Louis XIV est représentée dans le salon d’Hercule. On ne peut pas voir plus inepte expression. Teint fade, sourcils et cils presque blancs (mais non de vieillesse), grands yeux sortis de tête, figure démesurément longue, point de menton, et deux petits accroche-cœurs sur les tempes, comme une femme. Cet imbécile passait les trois quarts de sa journée au lit à réciter son chapelet et sa dévotion était si intelligente que M. de Montalembert nous a informés qu’il n’avait laissé que 32 bâtards ! Il ne changeait de linge que quand il était pourri.

Voilà les propriétaires des peuples de droit divin. Il vivait littéralement dans la vermine. Sous son père, l’Espagne comptait 9 000 monastères et pas une seule manufacture. Mais l’Inquisition a brûlé vives au-delà de 2 000 personnes ! Elle commençait à perdre de sa puissance.

Je crois qu’en voilà assez pour une fois, et je vous embrasse de tout mon cœur.