L’objectivité du Schtroumpf à Lunettes

La Condition québécoise de Jocelyn Létourneau

2021/01/29

Je croyais que Jocelyn Létourneau flottait enfin dans l’éther à force de vivre de si haute voltige. Mais non, il nous fait grâce de redescendre sur terre pour nous resservir son récit réchauffé au micro-ondes dans un condensé insipide où la langue creuse n’a d’égal que le manque de profondeur de son analyse. Trois cents pages de vide, de tournures ridicules, de verbiage sans lien avec la réalité, de conceptualisation de petit curé de campagne, d’explications savantes d’un Schtroumpf à Lunettes tout heureux de nous 
servir sa bouillie pour les chats 
qu’il fait passer pour une réflexion sur La Condition québécoise (Septentrion).

La « thèse » de Létourneau est d’une intelligence rare : Le Québec a cherché à « être fidèle à ce qu’il a été sans s’abandonner à la nostalgie du passé et se transformer pour devenir sans s’abîmer dans l’utopie de l’avenir (…) » Comme si chercher son chemin dans l’entrelacs du passé et du futur n’était pas le propre même de la condition humaine universelle ! Peu importe, c’est lyrique juste à souhait et ça semble profond. 

L’auteur utilise des formules creuses, des mots neutres, des images léchées. C’est l’Éden canadien. Il n’y pas de pouvoir, pas de domination entre peuples, pas de conflits entre interprétations. Il n’y a que de petits amis parlant des langues similaires, ayant des « cultures interdépendantes » et partageant gentiment le territoire et le pouvoir.

Tous ceux et celles qui, depuis 260 ans, cherchent à nous comprendre, nous explique le grand savant soporifique, croient en des « mythistoires », concept creux que lui seul utilise. Vadeboncoeur, Falardeau, Bouthillette, Ferretti et tant d’autres? Tous des idiots qui vivent dans le déni, le mythe, la schizophrénie. Quelle chance ça doit être, voler si haut intellectuellement !
Le professeur de l’Université Laval déteste le récit indépendantiste, mais ça ne fait pas de lui un fédéraliste pour autant! Non, non, non, il est neutre et son exposé ne « s’enroule pas non plus sur le dévidoir d’une idéologie, d’une option politique, d’une culture, d’un groupe, d’un genre, d’une identité, ou de plusieurs ». Le point de vue de Dieu, rien que ça ! Il est l’abstraction parfaite du sujet canadien trudeauiste postnational, l’Esprit suprême détaché de la triste contingence de la chair humaine. 

Je vous retranscris un long passage afin que vous soyez vous aussi enfin purifiés : « À la différence du roman national accrédité, qui insiste sur le caractère dramatique de l’expérience historique québécoise, le récit que nous proposons fait état d’une collectivité influencée par des facteurs endogènes et exogènes, conditionnée par des acteurs s’accordant et s’affrontant, inspirée par des utopies complémentaires et contradictoires, et emportée par le flux du monde et le sien propre. Au lieu d’adopter une ligne interprétative où une nation est décrite comme ayant raté ses rendez-vous avec l’histoire dont le destin a dérogé au dessein, nous avons résolu de mettre au jour les processus entremêlés et ambivalents, dissonants et divergents, singuliers et universels par lesquels une collectivité a cheminé dans le temps, et ce, dans une espèce d’indétermination qui fait que, depuis toujours, l’avenir du Québec reste ouvert aux projets plurivoques de ses habitants et aux éventualités multiples de leurs interdépendances. »

Nous devons donc comprendre quelques vérités édictées par le professeur dont l’interprétation est encore plus ridiculement apolitique que celle de ses devanciers de l’Université Laval qui nous ont vendu la Conquête comme un événement providentiel. Non, non, non, il se n’agit pas de tous les clichés fédéralistes fourrés sous la cape de la neutralité universitaire. C’est de l’analyse scientifique.

Il ne s’agit plus de Conquête, d’ailleurs, mais de « bifurcation » de notre destinée, tout comme on parle maintenant de « changement de régime » dans les manuels scolaires québécois : « Pour différentes raisons tenant à la lucidité politique et au calcul stratégique des protagonistes, explique notre génie, Britanniques et Canadiens adaptent par ailleurs [à la fin du 19e siècle] leurs ambitions respectives à la présence de l’autre » dans une « dynamique ambiguë entre “ conquis ” et “ conquérants ”, ni les Canadiens ni les Britanniques ne pouvant ou ne voulant assumer les rôles typés, celui de “ gagnants ” ou celui de “ perdants ” (…). » Dans d’autres pays, on appellerait cela du révisionnisme ou du négationnisme. Ici, on offre un poste universitaire à celui qui affirme pareilles conneries. 

Mais éclairons-nous des grandes vérités. Première vérité : il y a un « roman national accrédité », sans que l’on sache par qui, quand et comment, et ce, au moment même où le nationalisme québécois n’est pas exactement à son zénith, que des milliers de Québécois ne s’intéressent que très légèrement à notre destin national et que la machine multiculturaliste canadienne tourne à plein régime. Quoi qu’il en soit, il n’y a qu’un récit qui circule au Québec, selon le savant, et il est frauduleux.

Deuxième vérité : les indépendantistes sont fermés sur eux-mêmes parce qu’ils ne s’intéressent pas aux « facteurs exogènes » qui expliquent la création de la nation québécoise, n’acceptent pas que leur destin soit à la fois « emporté par le flux du monde et le sien propre » et, bien sûr, ne comprennent pas la dialectique de l’universel/singulier. L’ou-verture, c’est le fait des fédéralistes internationalistes, bien sûr. L’ouverture à l’anglais et au multiculturalisme, évidemment. 

Le fait que la question de l’inscription de notre singularité dans l’universalité humaine soit souvent mise de l’avant par les praticiens de l’histoire intellectuelle n’effleure pas l’esprit de Létourneau qui, de toute façon, ne semble pas lire ses confrères et consœurs. Au total, il cite trois ouvrages québécois en 300 pages ! Dans tous ses textes, il se cite abondamment par contre, fidèle à son rôle de Schtroumpf à Lunettes. 

Troisième vérité : dans notre histoire, tout se vaut et s’égalise entre « des acteurs s’accordant et s’affrontant » dans le jardin d’Éden, acteurs qui nous proposent des « utopies complémentaires et contradictoires » dans ce joli monde « d’indétermination », indétermination qui est une position très enviable pour le peuple québécois qui peut ainsi rester « ouvert aux projets plurivoques ». 

C’est bien connu que de s’affirmer politiquement ferait de nous un peuple fermé aux « projets plurivoques » et aux « interdépendances » avec le reste de la planète. Et, bien sûr, le Québec indépendant serait totalitaire et ne respecterait pas les points de vue contradictoires. Que l’indétermination que Létourneau nous vante, par ailleurs, soit considérée par une longue tradition intellectuelle comme le principal défaut de notre condition ne semble pas faire broncher ce génie. 

Quatrième et ultime vérité : le Québec n’est pas une nation « ayant raté ses rendez-vous avec l’histoire ». Non, non, non. Il est l’appendice de la grande nation canadienne, alors, que demander de mieux, dans ce beau pays « d’interdépendances » entre des « peuples fondateurs » ?

N’en déplaise à Létourneau, notre nation n’a rien à voir avec la nation canadienne qui nous soumet depuis si longtemps. Discréditer l’analyse indépendantiste, comme il le fait depuis trente ans, sans aucun argument scientifique, relève de l’arrogance et de la cécité. 

Je m’excuse auprès des auteurs dignes d’intérêt que je n’ai pas recensés ce mois-ci afin de dire enfin tout le mal que je pense de cet insipide personnage. Mais il me vaudrait mieux faire comme le Grand Schtroumpf et ne pas porter attention au Schtroumpf à Lunettes qui, pour être désagréable, est inoffensif. Je retiendrai la leçon pour le mois prochain, je vous le promets, et je m’attaquerai encore une fois au Gargamel canadien.