J’ai entendu un prof pleurer

Entretien avec un prof d’une école secondaire

2021/02/26

Je m’intéresse aux conditions de travail des employés de la fonction publique dans le contexte de la pandémie. J’ai contacté Laurent (prénom fictif), un de mes amis qui enseigne, depuis des années, dans une école secondaire en banlieue de Montréal et qui s’intéresse aux questions syndicales. Je me suis entretenu avec lui des difficultés et des revendications actuelles dans le secteur de l’éducation. 

O. : J’aurais envie, d’abord, de te demander, tout bêtement, comment les derniers mois se sont passés pour vous, les profs ?

L. : Bien, je sais qu’on parle beaucoup de la COVID, c’est normal, mais je ne te cacherai pas qu’il y a une autre épidémie dans le secteur de l’éducation qui, elle, est liée directement à nos conditions. C’est une épidémie de burn-outs. Depuis le début de ma carrière, je n’ai jamais vu autant de profs en arrêt de travail ou au bord de l’épuisement professionnel. Sérieusement, à l’automne, j’ai entendu de mes collègues pleurer dans la salle des profs. Au Québec, on dit souvent que l’éducation c’est notre priorité numéro un, mais est-ce que c’est normal de voir des professionnels de l’éducation pleurer au travail ! ? !

À part ça, nous, on est devenus profs pour le contact humain. Est-ce qu’on a envie de passer des semaines à apprendre comment marchent Zoom et Teams pour pouvoir, au final, donner un monologue devant un écran ?  Il y a des profs plus âgés, à deux ou trois ans de la retraite, obligés de se débattre avec ces applications-là. Donc, tu veux savoir comment c’est depuis quelques mois, c’est épuisant. En plus, faut gérer avec les improvisations de notre Sinistre de l’Éducation (rire). 

O. : Qu’est-ce que tu veux dire, « les improvisations » ?

L. : Je veux dire que Roberge, par exemple, va décider sans prévenir qu’il va y avoir deux bulletins au lieu de trois, donc on doit changer notre planification au complet. Ensuite, il décide que le premier bulletin va être remis des semaines après la première date prévue. 

Il faut encore changer la planification. Il y a de quoi devenir fou !

Dans les centres de services scolaires, c’est aussi difficile; il y a de l’argent, pour une fois, et on cherche à recruter des nouveaux profs, mais personne ne veut se présenter tellement tout semble étourdissant. Les centres de services scolaires doivent maintenant réaffecter des orthopédagogues du primaire pour enseigner le français au secondaire. C’est dire à quel point on manque de monde. 

O. : On dirait que tout le système est remonté contre le ministère…

L. : Ben, le ministère ne nous écoute pas, ou nous écoute trop tard !  Il comprend vite quand on lui explique longtemps, comme on dit parmi les profs. Au début de l’été, nos syndicats avaient déjà travaillé sur des solutions pour la rentrée, pour nous rendre la tâche un peu moins pénible ou pour assurer une meilleure sécurité sanitaire. Au Ministère, ils n’ont presque rien retenu de nos propositions.

En ce moment, personne n’est content, ni les profs, ni les directions d’école, ni les administrateurs de commissions scolaires. Pardon, je veux dire « centres de services ». C’est certain que, dans tout ce monde-là, y a des instances plus militantes que d’autres. Mais personne n’est particulièrement joyeux…

D’ailleurs, les profs, on a voté pour cinq jours de grève. On le sait très bien que c’est probablement le pire moment de l’histoire pour faire la grève. C’est parce que les négociations trainent depuis avant le début de la pandémie. En plus, je m’excuse, mais quand les médias parlent à des représentants syndicaux des enseignants, c’est souvent pour parler du salaire. Donc les gens ont l’impression que les profs interrompent les cours pour faire une plus grosse paie. Ce n’est pas ça ! On demande une légère augmentation, pour égaler l’inflation et ne pas s’appauvrir chaque année, point. Le reste de nos revendications portent sur nos conditions de travail et chaque amélioration est aussi une amélioration des conditions d’apprentissage de l’élève. Nos grèves sont pas mal désintéressées. 

O. : J’ai tellement de beaux souvenirs de mes années passées au secondaire. J’ai peur que les jeunes aujourd’hui n’en voient jamais les plus beaux aspects... Comment ça se passe pour eux, depuis le début de la pandémie ? 

L. : Pas très bien. On manquait déjà de ressources avant la pandémie, imagine maintenant. Presque pas de profs ressources, les élèves se retrouvent presque sans soutien. Il arrive que des jeunes me remettent des copies complètement blanches. Pour eux, ça représente un mécanisme de défense psychologique, vaut mieux ne rien remettre que d’essayer et d’échouer.

Ils n’échouent pas parce qu’ils sont ignorants, mais parce qu’ils sont dépassés. J’ai plusieurs élèves qui auraient peut-être dû redoubler au primaire, mais le redoublement coûte cher et est parfois incompris ou mal perçu par les parents. Donc, les élèves en difficulté arrivent dans le contexte pandémique – où ils auraient besoin de plus d’aide qu’à l’habitude – avec moins d’aide. Ils perdent toute leur motivation.

En plus, une des fiertés de l’école où je travaille était de permettre aux gens issus de différents programmes – art, sport, régulier, international – de se mélanger. Maintenant, avec le système des bulles, c’est impossible. Toute la mixité sociale en pâtit. À titre d’exemple, il est possible dans un groupe « régulier », d’avoir plus de la moitié des élèves qui sont soit des nouveaux arrivants en processus de francisation, soit ayant un trouble d’apprentissage/de comportement ou encore ayant une côte d’élève en difficulté d’adaptation. Je suis très en faveur de l’intégration, mais je ne peux pas avoir quinze élèves qui auraient tous besoin d’un suivi particulier. Il faut plus de ressources et des classes plus petites. 

O. : J’imagine que ce n’est pas ce qui se passe en ce moment…

P. : En ce moment, on laisse les jeunes se décourager dans des classes à moitié en virtuel. Les gens ne réalisent jamais qu’investir dans les jeunes ce n’est pas une dépense inutile, ça va toujours rapporter, si c’est bien fait. En ce moment, ce n’est pas bien fait, on dépense assez sur le système d’éducation pour s’endetter, mais pas assez pour que le système soit humain et que les jeunes réalisent leur plein potentiel. Dans ces conditions-là, oui, l’argent est gaspillé. 

O. : Je conclurais en te sortant la citation de Barack Obama : « Si vous pensez que l’éducation coute cher, attendez de connaitre le prix de l’ignorance. »