Pour le bien de la terre et de notre santé 

Un livre qui place le débat agricole au niveau politique

2021/05/21

La sortie de l’agronome Louis Robert est sans contredit l’événement majeur dans le dossier agricole depuis le rapport Pronovost (2008). Louis Robert, dans son petit livre de 150 pages intitulé Pour le bien de la Terre (MultiMondes), place d’emblée le débat agricole au niveau politique et nous fait comprendre que les choses ne changeront pas simplement en multipliant les petits jardins bio : il va falloir s’attaquer de front à la mainmise tentaculaire des compagnies d’engrais, de pesticides, de semences et de machinerie agricole sur notre agriculture si nous voulons freiner la destruction accélérée de nos sols, de nos cours d’eau, de nos écosystèmes, de notre territoire, de la qualité de notre nourriture et de notre santé.

Louis Robert est agronome jusqu’au bout des ongles d’orteils. Il ne prêche pas. Il énonce un diagnostic grave et prescrit un remède d’agronome pour notre agriculture et notre politique agricole. L’agriculture, pour lui, n’est pas un business comme un autre : c’est travailler, habiter et protéger nos basses terres du Saint-Laurent pour nourrir les Québécois... et un peu le monde. « J’ai voulu me manifester, écrit-il à la fin de son livre, comme témoin d’une situation de conflit qui était inacceptable tant elle mettait en cause à la fois notre sécurité alimentaire et notre santé... Il est malheureux de constater que le public soit généralement si indifférent devant les enjeux agricoles alors qu’il est tout ouïe pour ce qui touche à la cuisine, aux livres et aux émissions de recettes ». (p. 148)

Main basse 
sur notre agriculture

Et l’agronome a mal. Son livre fait suite au scandale provoqué par sa mise à pied brutale – et sa réhabilitation non moins invraisemblable six mois plus tard – par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ), à l’automne 2019, après qu’il eut dénoncé quelques mois plus tôt le refus du Centre de  recherche sur les grains (CÉROM) de rendre publique une étude qui démontrait l’inutilité de l’utilisation des néonicotinoïdes sur les semences de céréales, un pesticide jugé hautement toxique, particulièrement pour les abeilles.

Cet incident n’était, selon Louis Robert, que la pointe des oreilles des loups que sont la poignée de grands fournisseurs d’engrais, pesticides, semences et équipements agricoles qu’il a vus, grâce à la complicité du MAPAQ, de l’Ordre des agronomes (OAQ)  et de l’Union des producteurs agricoles (UPA), pourtant censés défendre l’intérêt public, s’infiltrer progressivement à tous les niveaux hiérarchiques au cours des 35 années de sa pratique comme agronome-conseil du MAPAQ : Bayers-Monsanto, Syngenta, Pioneer, BASF et leurs distributeurs chez nous, Sollio-Coop fédérée, Synagri, Houde, etc.

Louis Robert rapporte plusieurs situations troublantes où ses supérieurs du MAPAQ l’ont réprimandé et lui ont même interdit de parler sur la base de plaintes en provenance des lobbys des compagnies d’intrants ; aussi des cas graves où les représentants des compagnies d’intrants et d’association de producteurs de l’UPA ont fait obstacle à la publication de recherches importantes qui remettaient en question l’utilisation de pesticides et d’engrais. Il n’est pas sans intérêt de noter que cette usurpation du contrôle des pratiques agricoles par les compagnies d’intrants coïncide avec le développement des ententes de libre-échange qui ont permis à ces multinationales d’imposer leurs intérêts financiers aux politiques nationales.

Les loups dans la bergerie

Louis Robert explique, par des exemples vécus, la stratégie et la mécanique de cette usurpation : au centre du manège, il y a l’Ordre des agronomes, censé veiller à l’intérêt du public, qui tolère et cautionne que des agronomes agissent à la fois comme VENDEURS de pesticides, engrais, semences et machineries et comme CONSEILLERS professionnels auprès des agriculteurs, donc se placent en conflit d’intérêt évident. Sur plus de 1 200 agronomes, 150 seulement agissent comme conseillers mandatés par le MAPAQ : « La majorité des agronomes œuvrant actuellement en phytoprotection restent liés à des fournisseurs de pesticides. Et c’est là où le bât blesse : leur indépendance peut facilement être mise en doute. » (p. 71)

Grâce à eux, les compagnies d’intrants contrôlent les résultats des recherches, les grilles de fertilisation, les sélections de semences, les épandages de pesticides, l’éventail de machineries souhaitables et, indirectement, même le travail des agronomes non liés, de façon à favoriser et maximiser leurs ventes au détriment des besoins réels des sols et des cultures et en dépit des dommages ainsi causés à l’environnement et à la santé des citoyens.

Louis Robert note avec à-propos que l’obligation faite aux agriculteurs, lors de l’adoption par le ministère de l’Environnement du Règlement sur les exploitations agricoles (REA) en 2002, de se doter de Plans agroenvironnementaux de fertilisation (PAEF), approuvés par un agronome, a constitué une véritable mine d’or pour les agronomes liés aux compagnies d’engrais. Cette aubaine aurait pu être évitée, ajoute Louis Robert, si au lieu d’adopter le critère du taux de phosphore, on avait retenu une norme d’unités animale à l’hectare. On aurait pu éviter aussi d’autoriser la gestion liquide des fumiers qui donne lieu à l’épandage de quantités industrielles de lisiers phosphorés sans parler du laisser-faire total en matière de drainage. Visiblement, les loups ont aussi leurs entrées au ministère de l’Environ-nement ! 

Le scandale 
des néonicotinoïdes 
et du phosphore

Le résultat est qu’en fin de compte, on incite les agriculteurs à épandre inutilement des quantités considérables d’engrais et de pesticides qui ont un effet dévastateur sur les sols, l’environnement et la santé. La chose est d’autant plus révoltante que, dans le cas de pesticides comme les néonicotinoïdes, des études exhaustives ont démontré leur quasi complète inutilité dans le cas du maïs, complète dans le cas du soya, et c’est à cette étude que le représentant des producteurs de céréales de l’UPA s’est opposé, ce qui a finalement été à l’origine de l’alerte et du congédiement de Louis Robert.

Dans le cas de la fertilisation en phosphore, les études menées par Louis Robert lui-même ont démontré hors de tout doute que les quantités recommandées au Québec étaient jusqu’à trois fois supérieures à celles utilisées en Ontario et dans les États américains voisins, sans avantages évidents, ce qui constitue l’équivalent d’épandages nocifs de 12 000 tonnes de phosphore et une dépense superflue de 18 millions $ par année pour les agriculteurs. On sait que le surplus de phosphore est responsable de l’eutrophisation des cours d’eau et de la prolifération des algues bleu-vert qui affecte les cours d’eau et les lacs de tout le Québec habité. Quant aux nitrates superflus provenant de l’azote, ils descendent et s’accumulent lentement dans les nappes phréatiques.

Des représentants des fournisseurs d’engrais et de pesticides, ainsi que des syndicats affiliés à l’UPA, avec la bénédiction du MAPAQ, siègent toujours au Centre de recherche sur les grains et au Conseil des productions végétales qui approuve les recherches et les grilles de fertilisation dont se servent les agronomes-vendeurs-conseillers. Et Louis Robert d’ajouter : « Notons que les dépenses impliquées, par ces épandages, justifiés ou non, sont incluses dans le calcul des coûts de production utilisé comme base pour déterminer les compensations financières versées aux producteurs en vertu du programme d’Assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA) de la Financière agricole... Et comme si ce n’était pas suffisant, c’est encore à la collectivité qu’incomberont les coûts liés à la pollution devant intervenir ensuite, car l’abus d’engrais phosphatés est extrêmement dommageable pour nos cours d’eau. » (p. 37) L’ASRA compense aussi les coûts encourus par les agriculteurs pour des arrosages au glyphosate (Roundup) particulièrement dangereux et non nécessaires comme ceux qu’on a pris l’habitude de faire juste avant la récolte des céréales (dessiccation).

Ces engrais et ces pesticides en partie inutiles, excédentaires et nocifs sont épandus essentiellement sur les cultures de céréales : maïs, soya, blé, etc. Or, celles-ci occupent la majeure partie de l’activité agricole (plus de 60 %), puisque ces céréales servent principalement à nourrir les animaux, surtout les 7 millions de porcs dont 5 millions vont à l’exportation. Les grains biologiques ne représentent guère plus de 4 %. 

Le remède est politique 
et agronomique

Le remède n’est pas dans la famélique stratégie d’agriculture durable dont a accouché le ministre Lamontagne ni dans le rapport de la Commission sur les pesticides, qui se contentent de recommander des études, de cibler une baisse de 15  % en 5 ans des intrants en cause et n’osent ni interdire les représentants des compagnies d’intrants et des syndicats de l’UPA aux conseils d’administration des centres de recherches et de conseil, ni obliger l’Ordre des agronomes à faire respecter son code d’éthique sur les conflits d’intérêts, ni remettre en question le dogme de l’exportation et du libre-échange. Tout ce beau monde ne cherche qu’à se disculper sans avoir à faire face au lobby des compagnies.
Pour Louis Robert, la solution est d’abord agronomique. Nous sommes déjà en mesure d’appliquer de nouvelles pratiques agricoles éprouvées, basées sur les écosystèmes agricoles eux-mêmes, qui peuvent réduire considérablement l’usage des pesticides, des engrais chimiques, des semences OGM et des machineries lourdes, assurer une productivité comparable sinon meilleure, épargner des dépenses importantes et réhabiliter les écosystèmes endommagés : santé des sols, diversification et rotation  des cultures, optimisation des engrais et pesticides, lutte intégrée aux mauvaises herbes, prédateurs et maladies, semis directs, cultures de couverture, drainage intelligent, etc. 

« Les agriculteurs les plus productifs, conclut Louis Robert, ont compris que les rendements sont proportionnels aux soins qu’ils apportent à leur sol et à leur capacité à diagnostiquer eux-mêmes les problèmes de leur terre. En un mot, c’est le savoir-faire qui compte », et non les recommandations intéressées des agronomes liés. En suivant ce chemin, l’agriculture conventionnelle tendra à rejoindre l’agriculture biologique quelque part à mi-chemin, car les producteurs biologiques industriels ont eux aussi un chemin à faire pour protéger leurs sols et leur environnement.

Mais la solution est aussi forcément politique. La révolution agronomique ne sera possible, selon Louis Robert, que si les responsables politiques reprennent le contrôle de nos politiques et de nos pratiques agricoles, de la recherche, du transfert des connaissances et de leur application sur le terrain par les services-conseils aux agriculteurs. Et, pour ce faire, la mise au pas de l’Ordre des agronomes est un passage obligé. Louis Robert est formel : « La négligence complice de l’Ordre des agronomes a certainement contribué à la dégradation de l’environnement en termes de charges de phosphates, nitrates et pesticides dans les plans d’eau, les récoltes, les tissus animaux et  humains. Peut-être la seule issue réside-t-elle maintenant dans la mise sous tutelle de l’OAQ. » (p. 137). Le gouvernement ne doit pas non plus s’en remettre à l’UPA qui joue un double jeu : « Ce n’est pas vrai qu’un syndicat de producteurs, même s’il s’agit du syndicat unique des producteurs, peut être le décideur, le maître d’œuvre de l’agriculture du Québec de demain. En principe, ce rôle revient au MAPAQ qui a les ressources et les professionnels nécessaires... mais la direction du ministère ne les écoute pas, ne les consulte pas. » (p. 98)

Il faut tout faire pour que cette fois-ci, contrairement à ce qui s’est produit avec le Rapport Pronovost, les responsables de notre agriculture n’abdiquent pas devant les lobbys en noyant le poisson une fois de plus dans des belles paroles et des réformettes. Une mobilisation sans précédent des citoyens avertis et des agriculteurs responsables est plus nécessaire que jamais.

L’auteur est cofondateur de l’Union paysane