Une histoire de l’État-providence du Québec

Brève histoire de la Révolution tranquille, de Stéphane Savard et Martin Pâquet

2021/10/08

Dans la série des « brèves histoires » publiées chez Boréal vient de paraître la « Brève histoire de la Révolution tranquille », de Stéphane Savard et Martin Pâquet (Boréal, 2021). Mandat impossible, s’il en est : résumer ce pan de notre histoire en quelque 275 pages. Savard et Pâquet ne s’en cachent pas dès le départ : l’accent sera mis sur l’histoire de l’État et de la culture politique québécoise d’une Révolution « élargie » allant de 1959 à 1983.

On lit toujours ce que l’on cherche dans une synthèse. Dans Le Devoir, Denis Monière et Robert Comeau ont attaqué Savard et Pâquet. Et je dis bien « attaqué », puisqu’ils ont insulté les auteurs davantage qu’ils ont contredit leurs idées. 

Dans un procès d’intention et une suffisance sans bornes, Monière et Comeau n’ont rien de moins qu’expliquer à Savard et Pâquet ce qu’ils pensaient inconsciemment et quels étaient leurs biais cachés. La réponse de Savard et Pâquet a remis les pendules à l’heure et a été, à juste titre, sans appel et non sans une dose de culot.

Parmi les attaques absurdes, Comeau et Monière ont reproché à la synthèse de ne pas être politique. Or, le problème est qu’ils ne comprennent pas qu’une histoire peut être politique sans être nationale (et nationaliste) et qu’une histoire sociale peut très bien être nationaliste et avoir des visées politiques.

Cela dit, une synthèse est, par définition, une succession de choix. Il y en a qui sont révélateurs. Savard et Pâquet rejettent trop rapidement du revers de la main le cœur du propos de Comeau et Monière, propos si mal amené qu’il a fini par se noyer dans leur mer de haine : où est la nation ?

Ce n’est d’ailleurs pas tant la nation qui est peu présente dans leur histoire que la lutte nationale, du moins comme facteur explicatif. Les deux auteurs écrivent souvent comme si le Québec était une nation « normale », libre de ses choix. La décision d’avoir présenté l’évolution du Canada dans un chapitre séparé – bien que le fédéral ne soit pas totalement absent des autres chapitres – participe à apaiser les tensions entre le Canada et le Québec.

De façon symptomatique, le chapitre introductif portant sur le contexte international d’après-guerre est plus volumineux que celui analysant la place de la Révolution tranquille dans l’histoire québécoise. S’ils ont raison d’insister sur le caractère général de plusieurs changements survenus à l’époque – le féminisme, l’écologisme, etc. – et sur l’importance d’incorporer l’histoire du Québec dans l’histoire mondiale, il est pour le moins surprenant de voir que la question de l’originalité (ou non) de la Révolution tranquille dans notre histoire est assez peu traitée.

À la fin de l’ouvrage, on se demande ce que le Québec a de particulier. Savard et Pâquet ne nient pas la lutte nationale (et l’affirment même à quelques reprises), mais il s’agit pour eux d’un phénomène d’émancipation parmi d’autres. On est en droit de contester ce verdict. 

Je ne prétends pas, à l’instar de Comeau et Monière, connaître leur position politique « cachée » et leur inconscient, mais il est clair que les deux auteurs insistent sur la tradition autonomiste et sur le fédéralisme nationaliste. 

Nous avons souvent droit à une histoire pacifiée, sans trop de tensions entre francophones et anglophones. Or, la Révolution tranquille, c’était aussi une époque qui cherchait à en découdre avec la Conquête et l’Union, c’était symboliquement reprendre confiance en soi, ce qu’ils savent bien, eux pourtant si attentifs au symbolique. 

Octobre 1970 est traité comme un événement mineur. La crise démontre pourtant la puissance de l’État canadien. Cela est plutôt surprenant puisque les deux auteurs ne se gênent pas pour qualifier d’autoritaires (même s’ils les mettent dans la bouche d’autres historiens) les mesures contre les fonctionnaires du gouvernement Lévesque de 1982-83. 

J’aimerais savoir comment ils auraient qualifié la Loi sur les mesures de guerre de Trudeau père, s’ils avaient accordé à Octobre la place qu’il mérite. Comme Octobre est un mouvement qui part du bas, il ne coïncide pas avec leur conception des « élites définitrices », qui imposeraient leur vision aux autres qui ne peuvent que prendre position sur ces questions.

Les auteurs expliquent que leur synthèse « n’a pas voulu proposer un récit pour séduire ou émouvoir » et qu’elle « n’a pas dégagé un modèle explicatif d’un système clos ». Ne pas faire une histoire nationaliste est un choix qui se défend, mais peut-on vraiment faire une histoire qui ne prend pas en compte, comme facteur central, notre statut national d’infériorité, notre condition politique québécoise inférieure ayant des répercussions sur toutes les autres sphères ?
La synthèse est posée, à l’inverse de l’image que l’on en garde, peut-être à tort, dans la mémoire collective. Le fait que les auteurs ne s’intéressent que peu aux arts et à la littérature peut expliquer ce sentiment de désenchantement. 

Il faut interroger les protagonistes et écouter leur perception. La courte partie qu’ils consacrent à la mémoire me semble par ailleurs problématique puisqu’elle néglige un pan fondamental de notre rapport à l’époque. La question de la place de Révolution tranquille et de sa relation à son antithèse dans la mémoire collective, la Grande noirceur, devrait être abordée plus directement puisque, après tout, la conscience historique générale est encore celle d’une rupture quasi absolue entre les deux époques. Or, les historiens se limitent à dire que des changements se préparaient depuis au moins 30 ans et que la modernité arrive avant 1960. 

Cependant, il est trop facile de dire que les « jeunes historiens » ne comprennent rien à l’époque puisqu’ils ne l’ont pas vécue. L’argument est inacceptable comme explication scientifique. Nous ne pourrions donc pas faire l’histoire des patriotes puisque nous ne l’avons pas connue ? 

Comme les autres universitaires, les auteurs séparent nettement la mémoire que l’on conserve de l’événement de l’histoire comme reconstitution analytique du passé. S’ils ont raison de le faire, il me semble que de rejeter du revers de la main la mémoire qu’en tiennent les protagonistes en la réduisant à de la « nostalgie » et à un « sentiment d’appartenance à la communauté traversant le temps » revient à laisser de côté un pan de notre compréhension. 

Il y a irrémédiablement une perte lorsque l’on passe du vécu à l’explication historique. Et il en est peut-être bien ainsi : le temps ne passe qu’une fois et c’est rassurant de le savoir. Mais l’explication historique a aussi, comme savoir construit, ses avantages, et non les moindres. Par exemple, elle permet d’avoir une vision plus globale de l’époque et de voir avec un certain détachement – peut-être trop, parfois – l’époque, ce que l’on pourrait nommer l’altérité et la mise à distance. Il faut donc chercher la véracité historique dans l’entrelacs du vécu des survivants, de la mémoire et de l’histoire.

Il faudra bien, par ailleurs, écrire l’histoire de la Révolution tranquille, pas seulement dans ce qui la précède, mais dans ce qui la suit. Par exemple, comment expliquer que, si la Révolution tranquille se termine en 1983, le mouvement indépendantiste se poursuive, avec beaucoup de vigueur, au moins jusqu’en 1995 ? De la même manière, il faudra attendre le tournant de l’an 2000 avant que les attaques groupées contre l’État interventionniste se fassent pleinement sentir, la création de l’ADQ en étant le meilleur exemple.

Quoi qu’il en soit, Savard et Pâquet livrent une belle somme d’érudition et tissent des liens solides entre des pans de l’historiographie qui ne se parlent que rarement. Il faut lire l’ouvrage pour ce qu’il est : une histoire de l’État-providence du Québec et des luttes de pouvoir dans le champ politique des années 1960-70. L’histoire nationale de la Révolution tranquille demeure à écrire.