Gauche woke et droite populiste s’entre-nourrissent

La gauche universitaire n’a jamais autant dépendu, financièrement, des milieux d’affaires

2021/12/03

Monsieur Dubuc,

Je lis toujours avec un immense intérêt tous vos textes dans l’aut’journal. Et je suis absolument d’accord avec vous à propos de Mathieu Bock-Côté qui, en appuyant ce nostalgique de Vichy qu’est Éric Zemmour, a fini par franchir une terrible ligne rouge, donnant du même coup raison à tous ceux qui le suspectaient de cryptofascisme. De même, je suis absolument d’accord avec vous à propos de la terrible menace que constitue le trumpisme aux États-Unis et au-delà.

Comment des gens se réclamant de la démocratie libérale peuvent-ils, si peu que ce soit, minimiser la gravité que revêt la contestation, par les trumpistes, du résultat de l’élection présidentielle de 2020 ? Encore, si les accusations de fraude électorale massive étaient fondées sur des indices concrets, on pourrait toujours comprendre. Mais c’est exactement comme pour l’accusation de possession d’armes de destruction massive lancée contre l’Irak voilà bientôt 20 ans : rien que du vent. En démocratie, le refus par un parti de reconnaître sa défaite lors d’un scrutin est, de très loin, la plus gravissime des menaces à toute forme de liberté, et encore plus, bien évidemment, quand ce refus n’advient pas qu’après une élection, mais même avant.

Le wokisme

Cela dit, en ces temps de très grande confusion idéologique, un autre phénomène sème l’inquiétude parmi les gens épris de liberté. Il s’agit d’un phénomène dont les contours me semblent assez flous et qu’on résume en général par un mot : le wokisme. Vous y avez déjà consacré des articles. Je dis que les contours du wokisme sont flous, en effet, parce qu’on entasse sous ce vocable bien des choses entre lesquelles on ne voit pas toujours de lien logique : multiculturalisme, théorie critique de la race, théorie du genre, cancel culture, mondialisation, socialisme et... gauche. Bien sûr, ce sont surtout les ténors de la droite populiste étatsunienne qui se livrent avec le plus de ferveur à tous ces amalgames douteux.

Le pire élément associé au wokisme, et à travers celui-ci, hélas, à la gauche, c’est sans nul doute la cancel culture. L’affaire de l’Université d’Ottawa et les odieux contresens à propos de Nègres blancs d’Amérique comptent parmi les exemples les plus éloquents. Mais il y en a d’autres, ici et ailleurs dans le monde. Même un Normand Baillargeon, penseur aux antipodes de toutes les droites, s’en inquiète. Ce phénomène est présent dans certains médias, mais semble surtout frapper le monde universitaire. Aussi cela m’amène-t-il, et depuis longtemps, à me poser une question que personne à ce jour, apparemment du moins, ne s’est posée : Comment expliquer la grande influence que, selon certains observateurs, la gauche aurait dans nos universités au moment même où celles-ci n’ont jamais autant dépendu, financièrement, des milieux d’affaires, en particulier pour la recherche, de loin leur principale activité ? 

Il y a là un paradoxe qui me rappelle ce fameux éléphant qui trône au milieu de la pièce et dont personne autour ne parle.

La gauche woke et l’aut’gauche

Dans les années 70, l’UQAM, sauf erreur, vivait infiniment moins de fonds privés qu’aujourd’hui, de sorte qu’y voir une gauche, alors marxiste, dominer la faculté des sciences sociales, cela n’avait rien d’intrigant. Mais aujourd’hui ? Depuis qu’y sévit la Chaire d’études Raoul-Dandurand, c’est-à-dire Power Corporation, n’y a-t-il pas lieu de se demander à quelle gauche au juste on a affaire ? Ou même si gauche il y a ?
Et non, non et non. Je ne songe ici à aucun grand complot, aucune vaste conspiration. Avec les fonds qu’ils versent à la recherche universitaire, même et surtout en sciences sociales, les milieux d’affaires, c’est-à-dire la droite capitaliste, n’ont-ils pas, sans avoir à ourdir quelque complot que ce soit, les moyens de se façonner une gauche à leur convenance, c’est-à-dire une gauche propre à servir de repoussoir, une gauche semblant reproduire et reproduisant de fait certains des pires travers jusque-là associés à la droite ? On pense surtout, bien sûr, à ce penchant toujours plus prononcé pour la censure, et même la censure bête et méchante, penchant qui, à mon humble avis, sent la droite à plein nez.

À une jeunesse dont une bonne partie est naturellement portée à gauche, vous savez qu’il est malheureusement possible de présenter comme « de gauche » des idées, des positions ou des attitudes qui, au fond, ont bien plus à voir avec la droite. Par exemple, vous-même, M. Dubuc, vous avez déjà déploré, je crois, le fait que, dans les années 60 surtout, on ait associé la consommation de drogue à une sorte de progressisme, alors que, par ailleurs, on sait très bien que la drogue a toujours été une arme de choix des régimes les plus réactionnaires pour étouffer dans l’œuf toute possibilité de révolution.

Contre la droite populiste et fasciste qui nous menace plus que jamais, la gauche dite woke n’est pas, à mon avis, le meilleur antidote, loin de là. J’ai même la fâcheuse impression que l’une et l’autre, gauche woke et droite populiste, s’entre-nourrissent. En effet, depuis quelques années, de quoi les chroniqueurs du Journal de Montréal nous parleraient-ils si la gauche woke n’existait pas ? Ils seraient bien embarrassés, je pense, si elle disparaissait au profit d’une autre gauche qui, tout en défendant elle aussi les droits des minorités, n’en ferait cependant plus son unique obsession. D’ailleurs, en répétant sans cesse à la majorité qu’elle est privilégiée, la gauche qu’à tort ou à raison on qualifie de woke, cette gauche-là ne fait-elle pas exactement ce qu’il faut pour jeter ladite majorité dans les bras du conservatisme ?

Cette gauche-là, qui n’a pas les racines syndicales et donc populaires de celle de jadis (comme vous, sauf erreur, je ne mets pas Black Lives Matter et le wokisme dans le même sac, BLM étant un véritable mouvement populaire émancipateur), cette gauche-là qui, autrement dit, ne sort pour l’essentiel que de milieux universitaires de plus en plus dépendants des milieux d’affaires, cette gauche-là, me semble-t-il, mérite de faire l’objet d’enquêtes pour voir dans quelle mesure elle n’est pas une création même de la droite, une droite dont la montée doit être arrêtée au plus vite. Forte de ses ressources financières inépuisables, la droite sait manœuvrer. Une fraction de la gauche ou une gauche d’opérette qui sombre dans l’absurde, c’est toute une aubaine pour la droite face à une opinion publique aux abois, surtout dans une société qui, comme la nôtre, compte, dit-on, pas loin de 40 % d’analphabètes fonctionnels.

Des contradictions 
de la droite populiste

N’a-t-on pas grand besoin d’une gauche qui dénoncerait enfin, avec clarté, les contradictions criantes et répugnantes de la droite populiste ? Ces contradictions, j’en vois au moins deux, du reste intimement liées l’une à l’autre.

Première contradiction. La droite populiste hurle contre les flux migratoires sud-nord, mais ne renonce pas à l’impérialisme même à l’origine de ces flux. Elle approuve que soit toujours interdite aux peuples du Sud la pleine propriété des ressources de leur sol et de leur sous-sol, les condamnant par là même au sous-développement chronique, source majeure pour eux 
d’émigration. Qui dénonce cela aujourd’hui ?

Certes pas la « gauche » dite woke qui, au nord du 45e parallèle, loge d’abord au Parti libéral fédéral, lequel a besoin d’un Maxime Bernier pour, par comparaison, paraître tant soit peu de gauche, tellement on a plutôt tendance, même sans le souvenir d’Octobre 70, à classer ce parti à droite. Par son opposition féroce à ce que les peuples du Sud contrôlent enfin leurs ressources naturelles, la droite populiste montre à quiconque sait voir que son antimondialisme tonitruant n’est que pure frime.

Deuxième contradiction. La droite populiste, comme je viens de dire, gueule contre la mondialisation, mais du même souffle défend bec et ongles son cher capitalisme, comme si elle ignorait que c’est directement du capitalisme, et non d’un bien fantomatique socialisme, que découle la mondialisation en cours.

S’il y a bien une chose sur laquelle Marx ne s’est pas trompé, c’est qu’ayant pour finalité essentielle le gonflement infini du capital, le capitalisme mène inéluctablement au libre-échange tous azimuts pour peu que la technologie rende possible une production nationale dépassant largement la demande intérieure. 

Et, de fait, la technologie rend possible cette surproduction que le capitalisme, dès lors, impose sans discussion. D’où des économies nationales toujours plus tournées vers l’exportation, laquelle, bien évidemment, est difficilement compatible avec toute forme de protectionnisme, sauf à l’encontre, peut-être, de nations encore trop peu développées pour résister à l’inique règle du deux poids, deux mesures : « Vous ne tariferez pas nos produits, mais nous tariferons les vôtres. »
Si l’activité économique, partout, avait pour finalité essentielle la simple satisfaction des besoins essentiels de la population, ce qui s’appelle le socialisme, plutôt que la croissance infinie du capital, il n’y aurait pas de mondialisation en cours. Il y aurait certes un commerce international, comme de tout temps, mais d’un volume tellement moindre que l’actuel que la question du protectionnisme et du libre-échange ne se poserait même pas.

La droite populiste feint de pleurer sur les États-nations tout en soutenant sans réserve le système même qui les affaiblit au profit d’une mondialisation qu’elle prétend honnir. C’est d’une hypocrisie insondable ! Or, qui, à gauche, aujourd’hui, prend seulement la peine de le signaler ? Sûrement pas les adeptes du wokisme, trop occupés qu’ils sont à traquer on ne sait quelle appropriation culturelle jusque dans la manière dont on se peigne !

Oui, pour contrer la droite populiste et fasciste d’où provient le pire de tous les périls, il faut que la gauche enfantine, cible trop facile pour la droite capitaliste, sa possible matrice, soit éclipsée de toute urgence par une gauche adulte et libre, une gauche dont j’oserais dire, sans flagornerie aucune, que le principal bastion, au Québec, s’appelle l’aut’journal !