La promesse brisée de James Baker

Les États-Unis et l’élargissement de l’OTAN

2022/03/25

George Kennan, le grand stratège américain, à l’origine de la stratégie de l’endiguement (containment) face au bloc dirigé par l’Union soviétique lors de la Guerre froide, était contre le maintien de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) sur une base permanente parce que, prédisait-il, cela augmenterait les tensions et réduirait les options des États-Unis pour une résolution pacifique des conflits avec l’URSS, rapporte M. E. Sarotte dans son livre, célébré par la critique, Not One Inch. America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate (Yale University Press, 2021).

Son titre « Not One Inch » (Pas un pouce) fait référence à la promesse du secrétaire d’État états-unien James Baker à Mikhaïl Gorbatchev que, en échange de son accord pour la réunification de l’Allemagne à la suite de la chute du Mur de Berlin, les États-Unis s’engageaient à ne pas élargir « d’un pouce » la juridiction de l’OTAN vers l’Est. Aujourd’hui, trente-trois ans plus tard, l’OTAN est aux portes de la Russie, très loin de l’Atlantique Nord, et la promesse d’accepter l’Ukraine dans ses rangs est la raison principale invoquée par Vladimir Poutine pour envahir le pays.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourtant, au cours de cette courte période de temps entre la chute du Mur de Berlin (1989) et la dissolution de l’URSS (1991), différents projets de collaboration entre l’Ouest et l’Est de l’Europe étaient sur la table à dessin. Gorbatchev parlait de « Maison commune européenne », le président François Mitterrand soutenait l’idée d’une confédération souple des pays européens. Le chancelier Helmut Kohl rêvait d’une Allemagne dénucléarisée; son ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher a proposé la dissolution de l’OTAN et du Pacte de Varsovie ou encore leur fusion au sein d’une même organisation chargée d’assurer la sécurité européenne. Le président tchécoslovaque Vaclav Havel a demandé le départ de toutes les troupes soviétiques et américaines de l’Europe. Il y avait, cependant, une voix discordante : celle des États-Unis. Dans son compte-rendu passionnant de cette époque, M. E. Sarotte relate toutes les péripéties de cette saga qui a vu la position de la Maison-Blanche s’imposer.

La chute du Mur de Berlin

Le Traité de l’Atlantique Nord a été signé en 1949. Sa pierre angulaire est l’article 5 qui stipule qu’une attaque contre un membre de l’Alliance est considérée comme une attaque dirigée contre tous ses membres. Des douze membres fondateurs, l’organisation est passée aujourd’hui à trente membres après des vagues successives d’adhésion. 

Dès le départ, un enjeu majeur était le statut de l’Allemagne, divisée en deux, avec d’imposantes troupes d’occupation américaines en Allemagne de l’Ouest et soviétiques en Allemagne de l’Est. L’Allemagne de l’Ouest a été admise dans l’OTAN en 1955. L’URSS a riposté avec la création du Pacte de Varsovie.

En 1985, Mikhaïl Gorbatchev arrive au pouvoir en URSS avec sa « perestroïka » et sa « glasnost », des politiques qui allaient mener à l’écroulement de l’économie soviétique. Le 3 mars 1989, la Hongrie ouvre sa frontière à l’Ouest et laisse passer les Allemands de l’Est qui veulent migrer vers l’Ouest. Pour la remercier, le chancelier Kohl lui ouvre une marge de crédit de 500 millions de deutsche marks (DM). Le 9 novembre, le Mur de Berlin s’écroule. La question de la réunification de l’Allemagne se pose.

Gorbatchev lance alors un ultimatum : l’URSS s’opposera à l’unité allemande, s’il n’y a pas de sortie de l’Union européenne et de l’OTAN.  L’Union soviétique se rallierait à l’idée d’une « confédération allemande » sans présence d’armes nucléaires. Kohl sait qu’une telle proposition recueillerait une large majorité tant à l’Ouest qu’à l’Est. 

La promesse de Baker

Pour les États-Unis, c’est le spectre du traité de Rapallo de 1922, une entente entre l’Allemagne et l’URSS. Déjà, à peine deux semaines après la chute du Mur, le président George H. W. Bush avait confié à la première ministre Thatcher que l’OTAN continuerait d’exister, même si le Pacte de Varsovie se dissolvait. Sa crainte était une Allemagne indépendante, alliée à la Russie. Par contre, Bush sait qu’il ne pourra s’opposer à la réunification de l’Allemagne. Au mois de décembre, il donne donc carte blanche à Kohl, mais en restant à l’affût de tout ce qui pourrait affaiblir l’OTAN pour accommoder Moscou. 

L’administration américaine avait pris conscience de l’indécision de Gorbatchev, causée par l’état catastrophique de l’économie de l’URSS et des pays de l’Est. Au début de 1990, un quart de million de personnes manifestent à Moscou pour la démocratie et une plus grande autonomie régionale. Au même moment, la Hongrie et la Tchécoslovaquie demandaient le retrait des troupes soviétiques de leur territoire. Le Pacte de Varsovie s’écroulait. 

Le 9 février 1990, le secrétaire d’État James Baker confère directement avec Gorbatchev. Il ressuscite les vieux démons de la Seconde Guerre mondiale, en mettant Gorbatchev en garde contre la neutralité allemande, disant craindre que l’Allemagne développe son propre potentiel nucléaire si l’OTAN devait retirer le sien. Il lui demande : « Préférez-vous voir une Allemagne unifiée à l’extérieur de l’OTAN, indépendante et sans présence de forces armées américaines, ou préférez-vous une Allemagne liée à l’OTAN, avec l’assurance que la juridiction de l’OTAN ne bougera pas d’un pouce vers l’Est de sa présente position ? » Gorbatchev a répliqué que toute expansion de l’OTAN était inacceptable. Selon Gorbatchev, Baker aurait répondu : « Nous sommes d’accord avec cela. » 

Au cours des décennies suivantes, les différents dirigeants à Moscou se sont référés à cet engagement, alors que Baker s’en est distancé en disant qu’il n’y avait pas de document écrit à cet effet et qu’il ne s’agissait que d’une hypothèse parmi tant d’autres, même s’il avait déclaré publiquement à la suite de son entretien avec Gorbatchev que « la juridiction de l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est ». Le ministre allemand des Affaires étrangères Genscher avait tenu les mêmes propos devant son homologue russe : « Pour nous, c’est clair. L’OTAN ne s’étendra pas vers l’Est. »

Kohl roule Gorbatchev dans la farine

Le 10 février, Helmut Kohl se rend à Moscou rencontrer Gorbatchev. Au cours de leur entretien, reprenant à son compte une déclaration malheureuse de son vis-à-vis, il lui demande s’il est d’accord qu’il revient aux seuls Allemands de se prononcer sur la réunification. Gorbatchev reconnaît que cette formulation est proche de la sienne. Kohl n’en croit pas ses oreilles. Cela signifie un feu vert à la réunification sans condition. Il promet à Gorbatchev une aide financière allemande, mais sans rien coucher sur papier. Au sortir de la rencontre, Kohl s’empresse de convoquer de toute urgence une conférence de presse pour annoncer la concession majeure de Gorbatchev.

Busch père ne comprend pas immédiatement de quoi il en retourne, d’autant plus que le statut de l’Allemagne est régi par les quatre puissances occupantes. Genscher reste bouche bée. Mais, c’est la stupeur du côté de Valentin Falin, le dirigeant du Département international du Parti communiste de l’Union soviétique et du ministre des Affaires étrangères Édouard Chevardnadze, d’autant plus que l’Agence TASS officialise le tout dans un communiqué qui affirme que « la question de l’unité de la nation allemande devrait être décidée seulement par les Allemands eux-mêmes ». Washington en tirera la juste conclusion que Gorbatchev est incapable de s’opposer à leurs plans.

Kohl à Camp David

Mais la Maison-Blanche conserve ses appréhensions sur une alliance possible Allemagne-Russie. D’autant plus que Kohl voit l’Allemagne réunifiée géographiquement au centre de l’Europe plutôt qu’à sa périphérie – comme c’était alors le cas – avec l’adhésion éventuellement des pays de l’Est à l’Union européenne. « Économique-ment, nous serons numéro un ! », plastronne-t-il. 

Bush convoque donc Kohl à un sommet à Camp David, les 24 et 25 février, en prenant bien soin de ne pas inviter Genscher. Il veut un engagement clair de Kohl en faveur de l’OTAN. Bush et Kohl s’entendent pour profiter de la faiblesse économique de l’URSS avec des concessions économiques, mais sans concessions sur la sécurité, ce qui constituera le cœur de leur stratégie. Au cours de la conférence de presse qui suit leur rencontre, ils affirment que les troupes américaines vont demeurer en Allemagne, même si celles de l’URSS quittent.

La stratégie mise en place a deux volets : Bonn va offrir une montagne de deutsche marks et Washington va avancer une série de propositions sur l’avenir de l’OTAN en mesure de rendre la réunification acceptable par Gorbatchev. Bush informe Mitterrand de sa ligne rouge : aucune entité ne doit affaiblir ou remplacer l’OTAN, faisant référence au genre d’organisation paneuropéenne dont lui et Genscher ont fait la promotion. Kohl demandera formellement à Genscher d’arrêter de remettre en question l’OTAN.

Sommet Bush-Gorbatchev

Le 31 mai 1990 se tient à Washington un sommet États-Unis/URSS. À cette occasion, Bush invoque l’Accord de Helsinki de 1975, auquel avait souscrit l’URSS, qui accorde à tous les signataires la liberté de choisir leur alliance militaire. Il réussit à faire admettre à Gorbatchev que la sécurité européenne devra à l’avenir se conformer à ce principe. L’Allemagne de l’Ouest ayant signé cet accord, Bush soutient qu’une Allemagne unifiée en serait le successeur légal et pourrait choisir ses alliances. Gorbatchev acquiesce en disant que l’Allemagne pourrait choisir une autre alliance que l’OTAN. Bush saute sur l’occasion pour signifier son approbation et il lance la formule suivante : « Alors que les États-Unis désirent que l’Allemagne adhère à l’OTAN, si l’Allemagne fait un choix différent, nous ne le contesterons pas et le respecterons. » Gorbatchev acquiesce.

La délégation russe réalise l’ampleur de la concession et est dans tous ses états. On assiste alors à une scène incroyable : elle entre en rébellion ouverte contre son leader. Mais rien n’y fait. À la conférence de presse, la formule retenue est rendue publique. Falin est estomaqué. L’autre conseiller, Akhromeyev, offrira plus tard ses services à ceux qui tenteront un coup d’État à Moscou contre Gorbatchev. Le coup ayant échoué, il se suicidera.

Pendant ce temps, la situation économique va de mal en pis. Affamés, les soldats soviétiques stationnés en Allemagne de l’Est vendent du matériel militaire sur le marché noir. Moscou en est réduit à quémander à Bonn de l’aider pour défrayer le coût de la présence des troupes soviétiques en Allemagne de l’Est ! 

Gorbatchev réalise qu’il ne peut s’opposer à la vague. Kohl a participé à d’importants rallyes en Allemagne de l’Est. Lors des élections, ses alliés récoltent un impressionnant 48 % des suffrages, avec un taux de participation de 93 %. Gorbatchev mendiera 36 milliards de DM à Kohl. Il recevra 12 milliards, plus trois milliards de crédits sans intérêt. Il confiera à Kohl que son opposition l’accuse de vendre la victoire de la Seconde Guerre mondiale contre des deutsche marks. 

L’addendum 

Gorbatchev formulera par la suite différentes demandes sur la non-présence d’armes nucléaires en Allemagne de l’Est après le départ des troupes soviétiques. Mais sans grande conviction, son rapport de force ayant disparu. Finalement, l’impasse concernant la réunification et le départ des troupes soviétiques sera résolue par l’ajout d’un addendum au traité entre les deux parties. Moscou demandera que les troupes étrangères ne soient pas stationnées ni DÉPLOYÉES dans l’ex Allemagne de l’Est. L’adden-dum précisera que la définition du mot « déployé » reviendra à l’Allemagne unifiée. Ce qui confirme que les troupes de l’OTAN pourront franchir la ligne dont James Baker avait promis qu’elle ne « bougerait pas d’un pouce ». Comme prix de consolation, Gorbatchev recevra le Prix Nobel de la Paix !

Le démantèlement de l’Union soviétique

En juillet 1991, Mikhaïl Gorbatchev a été invité par Margaret Thatcher à se présenter au Sommet du G-7 pour demander aux sept pays les plus riches de la planète d’aider financièrement l’Union soviétique. Il s’était enquis auprès du président Bush père des raisons du refus de Washington d’accorder une assistance financière à son pays, alors qu’il pouvait trouver 100 millions $ pour la guerre du Golfe, alors en cours. Bush lui avait répondu sèchement : « L’arsenal nucléaire de Moscou avec ses missiles pointés en direction de New York. »

La préoccupation de la Maison-Blanche pour les armes nucléaires a été la ligne directrice de son attitude dans les événements qui ont mené à la dissolution de l’Union soviétique, raconte M. E. Sarotte dans son livre Not One Inch. America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate (Yale University Press, 2021).

Ainsi, les États-Unis préviendront Gorbatchev de l’imminence du coup d’État raté des 19-21 août 1991. Néanmoins, Gorbatchev sera arrêté par les mutins et placé en maison d’arrêt. Par contre, Boris Eltsine, nouvellement élu président de la Fédération de Russie, jouera au héros en grimpant sur un blindé – une référence à Lénine bien connue des Russes – brandissant le drapeau de la Russie, pour s’opposer avec succès au coup d’État.

Rivalité Gorbatchev-Eltsine 

Eltsine était bien connu de l’administration Bush. Il avait été invité à la Maison-Blanche et il avait déclaré à Bush père qu’il s’était complètement « divorcé » du Parti communiste et de sa façon de gérer l’économie. Il avait exprimé sa volonté d’orienter la Russie vers l’économie de marché et avait invité les compagnies pétrolières états-uniennes à faire affaire directement avec la Russie plutôt qu’avec l’URSS.

Gorbatchev avait accordé plus de pouvoirs aux dirigeants des républiques soviétiques dans la perspective d’une évolution sur le modèle des gouverneurs aux États-Unis. Ce faisant, il ne faisait qu’accélérer le processus qui allait mener à leur sécession et à la dissolution de l’URSS. 

Aux États-Unis, les avis étaient partagés sur l’attitude à adopter. Dick Cheney, le secrétaire à la Défense, prônait la dissolution rapide de l’URSS et la reconnaissance de l’indépendance des républiques, alors que le secrétaire d’État James Baker était favorable au maintien de l’URSS pour s’assurer d’un contrôle central des armes nucléaires présentes dans quatre États : la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan. La grande phobie était que les armes nucléaires tactiques se retrouvent entre les mains de groupes terroristes. Le président Bush partageait l’avis de Baker. 

Dans la rivalité entre Gorbatchev et Eltsine, l’Ukraine était la pièce maîtresse. Pour saper l’autorité de Gorbatchev, Eltsine appuiera l’indépendance de l’Ukraine. Le 1er décembre 1991, les Ukrainiens voteront à 90 % pour l’indépendance avec un taux de participation de 84 %. Contrairement à ce que croyait Gorbatchev, même les régions russophones votent à plus de 50 % pour l’indépendance.

Eltsine reconnaît immédiatement l’indépendance de l’Ukraine et l’administration Bush fait de même. Eltsine s’empresse de s’entendre avec les autres républiques slaves (Ukraine et Biélorussie) pour un contrôle central des armes nucléaires avec la création du Commonwealth des États indépendants.

Il est en communication constante avec Bush. Lors d’une rencontre, seul à seul, avec James Baker, Eltsine lui révèlera, à la stupéfaction de ce dernier, la procédure secrète de l’URSS pour déclencher une attaque nucléaire. Il existe trois valises avec les codes permettant la mise à feu, explique-t-il à Baker. Une est détenue par Gorbatchev, l’autre par Eltsine et la troisième par le ministre de la Défense Shaposh. Eltsine précise que les trois doivent être d’accord pour donner le signal de l’attaque. Cependant, ajoute-t-il, si un est absent, les deux autres ont l’autorisation de procéder. Si deux sont absents, le troisième a les mêmes pouvoirs !

Avec les proclamations d’indépendance des différentes républiques, Gorbatchev réalisera qu’il gouverne désormais une coquille vide, l’URSS. Il décide donc de remettre sa démission le 25 décembre 1991. Auparavant, il téléphone à Bush père pour le rassurer en lui disant qu’il transférait à Eltsine l’autorité sur les armes nucléaires. Lors d’une conférence de presse télévisée, convoquée pour la signature de sa démission, en présence de la presse internationale, son stylo cafouille. C’est Tom Johnson, le président de CNN, qui lui prêtera son Mont Blanc ! 

Épilogue

En 1989, un jeune officier du KGB, stationné à Dresde en Allemagne de l’Est, assiste impuissant à la chute du Mur de Berlin. Coupé de contact avec son centre – Moscou ne répond pas – il est astreint des jours durant à brûler les archives secrètes et à devoir menacer une foule hostile de faire feu. 

Plus tard, il qualifiera la dissolution de l’URSS de « plus grande tragédie du XXe siècle » et entreprendra son ascension dans la hiérarchie politique jusqu’à son accession à la présidence en 1999, avec la volonté de venger cette humiliation. Les États-Unis, trahissant la promesse de Baker à Gorbatchev, le conforteront dans cette attitude avec l’élargissement de l’OTAN jusqu’aux confins de la Russie.