La crise de confiance face aux médias

Les journalistes sont-ils prêts à remettre en question leurs approches ?

2022/05/20

Été 2016. La quasi totalité de la classe médiatique n’a pas vu venir l’ascension de Donald Trump et décrète impossible sa victoire contre Hillary Clinton. La bourde est énorme. « Qu’avons-nous manqué ? », demande le sociologue Philippe de Grosbois dans son essai La collision des récits : le journalisme face à la désinformation (Écosociété, 2022). « Une remise en question sérieuse des méthodes et angles morts de l’approche journalistique dominante a néanmoins été rapidement écartée. (…) Une autre explication s’est imposée : si tant de gens ont voté pour Trump, c’est parce qu’ils étaient désinformés. »

On a invoqué les transformations technologiques (la montée des réseaux sociaux, avec ses fake news et ses « chambres d’écho »), l’intervention d’acteurs externes (la firme Cambridge Analytica ou les sites russes de fausses nouvelles), ainsi qu’un manque d’esprit critique du public, trop susceptible de tomber dans les arnaques de Q-Anon et de l’extrême droite. 

Parmi les solutions mises de l’avant : des rubriques consacrées à traquer la désinformation (les Fact checkers) et une meilleure éducation aux médias, dès les années d’école puisque les jeunes seraient les plus vulnérables. Il faut « expliquer notre travail » et « faire de la pédagogie », disent les journalistes. « Le sous-entendu de ce genre d’affirmation en apparence humble est que ce n’est pas tant le journalisme qui doit changer que la population qui n’a pas compris comment il opère », constate l’auteur.

Bien sûr, la crise est en partie technicoéconomique. Aux médias classiques, caractérisés par leur éthique et leur professionnalisme (c’est du moins ce qu’ils affirment), se seraient ajoutés des médias ou des plateformes entretenant un rapport différent avec l’information, à cause d’un modèle d’affaires qui favorise les « clics » et le « ressenti », sans rapport avec le « vrai ». En plus d’avoir affaibli les médias en leur subtilisant leurs revenus publicitaires, les médias sociaux contribueraient à la production et la diffusion de contenus néfastes.

Un impact démesuré

Cette analyse est juste, reconnait Philippe de Grosbois. Mais ces nouveaux médias et ces créateurs de fausses nouvelles ont-ils vraiment eu l’impact qu’on leur prête ? Selon lui, on relie trop facilement la crise de confiance envers les médias à l’essor des réseaux sociaux. Diverses études montrent que les messages diffusés par Cambridge Analytica ou par les sites prédateurs n’ont eu que très peu d’impact sur les intentions de vote. Au mieux, leur action n’a fait que confirmer un clivage apparu bien avant l’émergence de ces réseaux. Après tout, la montée fulgurante de Fox News, financée par la droite capitaliste américaine, date de plus de 20 ans. Et la polarisation idéologique aux États-Unis se constate tout autant chez des personnes qui utilisent peu les médias sociaux. 

« Dans une enquête du Pew Research Center publiée deux mois après l’élection présidentielle, rappelle l’auteur, seulement 7 % des électeurs de Trump, et 8 % de l’ensemble des électeurs ont identifié Facebook comme première source d’information. Une autre enquête (du même groupe) montre que les Étatsunien(e)s qui nomment Fox News comme première source d’information votent républicain à 93 %, alors que ceux pour qui le premier choix est CNN, le New York Times et MSNBC votent démocrate à 79 %, 91 % et 95 % respectivement. » Chambres d’écho, dites-vous?

Bref, le ver était dans la pomme bien avant que les algorithmes des médias sociaux n’en tirent profit. Ce qui amène Philippe de Grosbois à survoler l’histoire des médias, et décrire comment le mode de production capitaliste qui a permis d’en faire des entreprises à succès avait déjà commencé à pervertir l’information pour privilégier ce qui rapporte : le spectacle, l’émotion, le clivage. Il rappelle ensuite la montée des relations publiques et des efforts pour donner à la réalité le spin voulu par les gens d’affaires ou les politiciens. Et les efforts de grands financiers de la droite (la famille Mercer, les frères Koch) pour prendre le contrôle du discours politique.

Une réponse naïve

Avec une réponse bien naïve des journalistes comme quoi, contre les influenceurs et les manufactures de fausses nouvelles, il n’y aurait qu’à présenter la vérité, fondée sur des faits indéniables. « Du point de vue des journalistes, l’idéal d’objectivité se présente comme une sorte de garantie offerte au public. À une époque où journaux jaunes, propagandistes de guerre et agents de relations publiques construisent leurs propres “usines de faits”, la profession de journaliste s’enferme dans un cocon corporatif en nouant des liens avec la religion de la “factualité”. » 

Mais voilà : les faits sont toujours sélectionnés, analysés et mis en récit. C’est même la base du journalisme. Or, aucun récit n’est totalement neutre, rappelle le sociologue qui déplore le refus de bien des journalistes d’admettre que la « réalité » qu’ils mettent en scène est toujours influencée par des idéologies et soutenue par un consensus social qui n’est pas neutre. « Certains secteurs de la presse financière traditionnelle pourraient aussi être qualifiés de chambres d’écho, même si le filtrage des infos n’est pas opéré par des algorithmes, mais par des économistes fidèles à l’orthodoxie néolibérale. »

Le moment de rupture

Après cet éclairage historique, l’auteur tente de cerner le moment de la rupture, le début de la crise de confiance d’une partie du public face aux médias. Il identifie d’abord l’ascension progressive du « parler vrai », alors que les médias se sont intéressés plus au ressenti qu’aux faits, donnant de la crédibilité (ou du moins de la visibilité) à plusieurs visions du réel. Il évoque ensuite la montée d’un sentiment antiscience devant un discours environnemental qui dérangeait de plus en plus.

Puis, la crise économique de 2008 (l’effondrement immobilier), quand les gens de la classe moyenne ont vécu l’échec flagrant de l’idéologie néolibérale… que les politiciens et les médias continuaient de présenter comme vraie. Il évoque aussi l’émergence du journalisme d’enquête qui a mis au jour la corruption de nombreux acteurs sociaux (les entreprises pharmaceutiques, notamment), contribuant à la montée d’un certain cynisme.

C’est dans ce contexte de désillusion face au discours dominant qu’émerge une parole « souterraine », à laquelle les réseaux sociaux vont offrir un espace de prolifération. Ils n’en sont pas la cause, mais ils ont permis le partage et la diffusion de ces autres visions. « Si les fausses nouvelles prolifèrent, ce n’est pas parce qu’un public passif et crédule se laisse berner par des “faits alternatifs”, mais parce que les récits des médias traditionnels sonnent de plus en plus faux », résume l’auteur. Plusieurs enquêtes le confirment : les adeptes de ces visions alternatives ne sont pas, pour la plupart, des « gogos » influençables, mais plus souvent des gens articulés et hypercritiques face aux « mensonges » des médias. 

Pistes de solution

Dans son dernier chapitre, Philippe de Grosbois explore quelques pistes de solution pour permettre aux médias de regagner la confiance du public. Les journalistes doivent remettre en question leur rapport à la neutralité et au pouvoir, et renouer avec les préoccupations du public. Ne pas se contenter de donner la parole aux sources officielles, jamais aussi neutres et indépendantes que les journalistes semblent le croire.

Il faut aussi que les médias s’affranchissent du cadre de la presse commerciale mainstream, pour adopter des modèles plus démocratiques, et beaucoup plus critiques. « Il y a de nombreux exemples d’expériences journalistiques à la fois progressistes et rigoureuses : pensons à Democracy Now et The Intercept aux États-Unis, à Médiapart en France, ou à l’aventure de Québec Presse chez nous », rappelle-t-il, en ajoutant qu’au Québec, plusieurs journaux, magazines ou sites web indépendants (dont l’aut’journal) s’inscrivent dans cet effort pour sélectionner et présenter la nouvelle autrement.