Pipelines à l’horizon !

2022/05/20

Il est stupéfiant d’entendre les chroniqueurs politiques nier la résurgence des projets de pipelines.

Ils balaient du revers de la main les promesses en ce sens des candidats à la direction du Parti conservateur Pierre Poilievre et Jean Charest avec l’argument massue suivant : « Il faut une dizaine d’années pour construire une usine de liquéfaction du gaz naturel et, d’ici là, la guerre en Ukraine sera terminée. »

Il faut n’avoir rien compris à l’ampleur des transformations géopolitiques en cours, qui dépassent largement la guerre en Ukraine. À la faveur de ce conflit, les États-Unis forcent l’Europe à se découpler politiquement et économiquement de la Russie, en particulier quant à son approvisionnement en hydrocarbures. L’insistance mise par les États-Unis sur les crimes de guerre commis par la Russie a pour objectif que les échanges avec la Russie demeurent proscrits, même après la conclusion d’une éventuelle paix à propos de l’Ukraine.

La guerre a l’immense avantage pour les États-Unis de déstabiliser l’économie d’un de ses principaux concurrents : l’Allemagne. Le pays est le premier partenaire européen de Moscou. 4 000 entreprises y sont installées, avec 26 milliards d’euros annuels de revenus avec l’exportation d’automobiles, de produits chimiques ou de porcs et 25 autres milliards d’investissements. Sans oublier la dépendance de l’Allemagne à l’énergie russe : 40 % du gaz consommé en Allemagne, 30 % du pétrole, 50 % du charbon.

Toute l’industrie germanique est en jeu. « L’énergie russe bon marché a été la base de notre compétitivité », a déclaré récemment Michael Heinz, le patron du géant chimique BASF. Le gel des importations de gaz russe pourrait coûter 0,8 point de croissance et mettre 480 000 personnes au chômage, selon les prévisions des cinq principaux instituts d’économie allemands. Et l’Allemagne étant la locomotive économique de l’Europe, la crise risque de plonger l’Europe en récession.
 
Des projets de pipelines

Berlin cherche donc d’autres fournisseurs et a exprimé son intérêt pour les hydrocarbures canadiens. Après une rencontre avec le chancelier Olaf Scholz, le premier ministre Justin Trudeau a déclaré à la Chambre des communes : « Nous allons être là avec les ressources nécessaires pour aider nos amis européens. »

Dans La Presse+ du 3 mars, Paul Journet mentionnait la conversion d’un terminal existant à St John au Nouveau-Brunswick voué jusqu’ici à l’importation, qui servirait désormais à liquéfier le gaz canadien pour l’expédier ensuite à l’étranger. Il faisait référence, sans le nommer, au terminal du géant pétrolier espagnol Repsol S.A.

Initialement, le terminal a été construit pour approvisionner la côte est américaine en gaz naturel étranger, mais est devenu quasiment caduc avec l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis. Il ne fonctionne actuellement que pendant les pics de consommation.

Repsol S.A. n’attend, selon les observateurs, que la signature d’un contrat pour entreprendre les travaux de conversion. L’entreprise compte approvisionner sa future usine d’une capacité de 785 millions de pieds cubes par jour de gaz naturel en provenance de la côte Est américaine… mais également de l’Ouest canadien.

Paul Journet signale la présence d’un autre terminal à Goldboro en Nouvelle-Écosse. Le maître d’œuvre est la compagnie Pieridae Energy de Calgary, qui examine la possibilité de construire une usine flottante. Elle veut ressusciter le projet d’importation de gaz naturel de l’Alberta pour l’exporter en Allemagne. Le projet implique la construction d’un oléoduc dans le sud du Québec. 

Puis, il y a le projet GNL-Québec qui est, de toute évidence, de retour sur la planche à dessin.
 
Les « Eastern Bastards » 
cloués au pilori

D’autres promoteurs évoquent les abondantes réserves de gaz de schiste de la vallée du Saint-Laurent. Des voix s’élèvent pour que le gouvernement Legault revienne sur sa décision de bannir par voie législative, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’exploration et l’exploitation du gaz naturel et du pétrole au Québec. 

Les compagnies Questerre Énergie de Calgary et Ressources Utica de Montréal menacent de poursuivre le gouvernement Legault, insatisfaites de la compensation de 100 millions $ qui leur est versée pour l’annulation de leur permis d’exploration. Mais, surtout, elles pressent le gouvernement de revenir sur sa décision. Elles font valoir que le Québec a le devoir de venir en aide à l’Europe.

Dans les années 1980, les Albertains, furieux de la mainmise sur leur pétrole par le gouvernement de Trudeau père, proposaient de couper l’approvisionnement aux gens de l’Est. Leur slogan était : « Let the Eastern Bastards Freeze in the Dark ». Il y a fort à parier que les pétrolières et leurs pantins politiques retourneront le slogan à leur avantage en accusant les « Eastern Bastards » de laisser les Européens « Freeze in the Dark ».
Le gouvernement Legault fera la sourde oreille aux récriminations des pétrolières et des gazières d’ici l’élection du mois d’octobre. Mais, après coup, il retournera sa veste. À défaut d’un tel revirement, le gouvernement fédéral invoquera ses pouvoirs constitutionnels pour imposer la construction de pipelines et d’usines de liquéfaction.
 
Gros-Jean comme devant

Quel discours pourront opposer aux pétrolières et gazières, aux politiciens et aux médias, les écologistes et les indépendantistes qui ont appuyé, sans bémol aucun, la guerre en Ukraine en avalisant le discours extrémiste de l’anglosphère, c’est-à-dire des États-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada ? ! Trois pays qui tirent profit du conflit. Ou, plutôt, trois pays, dont les pétrolières, les gazières, les marchands d’armes et producteurs de matières premières tirent profit du conflit. 

Contrairement à nos écologistes et indépendantistes « va t’en guerre », de nombreux pays n’achètent pas le discours belliciste de l’anglosphère. Mentionnons la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, l’Afrique du Sud, la Thaïlande, les Philippines, le Vietnam, la Corée du Sud, même si certains d’entre eux ont condamné, dans un premier temps, l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En fait, ces pays représentent la majorité de la population mondiale.

Selon le magazine britannique The Economist (23 avril 2022), l’Inde et l’Indonésie considèrent même que la cause de la guerre est attribuable à une provocation américaine et à l’expansion de l’OTAN. Étonnamment, même le Pape François mentionne « les aboiements de l’OTAN à la porte de la Russie », qui auraient pu pousser le pouvoir russe « à mal réagir et à déclencher le conflit » – « une colère, ajoute-t-il, dont je ne sais dire si elle a été provoquée, mais peut-être facilitée » (Le Monde, 5 mai 2022).

Aux États-Unis, le monde politique et l’intelligentsia sont divisés entre « les internationalistes libéraux » et « l’école réaliste », qui se rassemble autour de John Mearsheimer, professeur à Chicago et chef de file de ce courant. 

Le courant internationaliste estime « vital de défendre partout dans le monde les valeurs de la démocratie libérale, à commencer par le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, aujourd’hui menacé en Ukraine ». Ils bénéficient de l’appui des conservateurs républicains qui sont prêts à promouvoir le même idéal militairement, comme en Irak en 2003.

Quant aux réalistes, ils estiment que les nations ne font jamais que suivre leurs propres intérêts sans se préoccuper des grands principes. En orchestrant l’élargissement à l’est de l’OTAN (et de l’Union européenne), les Occidentaux ont inutilement inquiété la Russie, dont la réaction actuelle est légitime. Nous payons aujourd’hui, selon eux, l’hubris post-guerre froide des années 1990.