Notre moralité doit égaler notre intelligence

Face à la guerre et au climat

2022/06/17

L’organisation météorologique mondiale a déclaré que le monde a 50 % de risques de monter 1,5 degré au-dessus des niveaux préindustriels dans les cinq années à venir. Même ceux qui voient le verre à moitié plein s’accordent pour dire que les efforts entrepris jusqu’à présent par les pays du monde pour lutter contre le changement climatique, bien qu’ils soient importants par certains aspects, ne sont pas suffisants. En effet, l’économie mondiale continue de se baser fortement sur les carburants fossiles, qui produisent encore environ 80 % de l’énergie.

Les avertissements d’une catastrophe climatique imminente, contenus dans les deuxième et troisième sections du dernier rapport sur le climat du Groupe d’Experts Intergouvernemental des Nations Unies sur l’évolution du Climat (GIEC), publiées respectivement le 28 février et le 4 avril 2022, ont été complètement ignorés au milieu de la guerre en Ukraine et de l’envolée des coûts de l’énergie.

Aux États-Unis, la réaction de l’administration Biden à l’augmentation des prix de l’énergie a été de renouveler les autorisations de forage de pétrole et de gaz dans les terrains fédéraux et d’annoncer « la plus grande utilisation jamais faite du pétrole des réserves fédérales ». Les autres pays ont aussi réagi par des réponses à court terme aux conséquences de la guerre en Ukraine.

Noam Chomsky, militant et scientifique connu mondialement, s’attaque aux conséquences de cette pensée à court terme au milieu de tensions militaires croissantes, dans cet entretien pour Truthout. Chomsky est le père de la linguistique moderne et l’un des scientifiques les plus cités dans l’histoire contemporaine, il a publié environ 150 livres. Il est professeur émérite de linguistique au Massachusetts Institute of Technology et actuellement professeur à l’université de l’Arizona.
C. J. Polychroniou : Noam, la guerre en Ukraine cause des souffrances humaines inimaginables, mais elle a aussi des conséquences économiques mondiales et c’est une nouvelle terrible pour la lutte contre le réchauffement climatique mondial. En effet, conséquemment à la hausse des coûts de l’énergie et des préoccupations de sécurité énergétique, les efforts de décarbonisation ont reculé. Aux États-Unis, l’administration Biden a adopté le slogan républicain « Fore, Baby, Fore, » l’Europe veut construire de nouveaux pipelines et des installations d’importation de gaz, tandis que la Chine prévoit d’augmenter sa capacité de production de charbon. Pouvez-vous commenter les implications de ces malheureux développements et expliquer en quoi la pensée à court terme continue de prévaloir parmi nos dirigeants, alors même que l’humanité pourrait se trouver au seuil d’une menace existentielle ?

Noam Chomsky : La dernière question n’a rien de nouveau. Sous l’une ou l’autre forme, elle s’est posée dans toute l’histoire. Prenons un cas amplement étudié : pourquoi les dirigeants politiques entrent-ils en guerre en 1914, certains d’avoir raison ? Et pourquoi les intellectuels les plus éminents de chaque belligérant se sont-ils mis en rang avec enthousiasme pour soutenir leur propre État – à l’exception d’une poignée de dissidents, les plus remarquables d’entre eux ayant été emprisonnés (Bertrand Russell, Eugene Debs, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht) ? Ce n’était pas une crise fatale, mais c’était assez grave.

Ce schéma remonte très loin dans l’histoire. Et ça continue avec peu de changement après le mois d’août 1945, lorsque nous apprenons que l’intelligence humaine est arrivée à un niveau où elle pourrait bientôt exterminer tout.

En observant mieux ce schéma, une conclusion de base en émerge clairement : quel que soit le principe dirigeant des politiques, ce n’est pas la sécurité, du moins pas la sécurité des populations. Il s’agit au mieux d’une préoccupation secondaire. C’est la même chose pour les menaces existentielles. Nous devons regarder ailleurs.

Les Maîtres de l’Humanité

Je pense que nous pouvons partir de ce qui semble le principe le mieux établi de la théorie des relations internationales : l’observation d’Adam Smith que les « Maîtres de l’Humanité » – à son époque les marchands et industriels d’Angleterre – sont les « principaux architectes de la politique des États. » Ils utilisent leur pouvoir pour s’assurer que leurs propres intérêts sont « très particulièrement rencontrés », sans égard aux effets « cruels » sur d’autres, y compris le peuple d’Angleterre, mais plus brutalement les victimes de la « sauvage injustice des Européens ». Il visait en particulier la sauvagerie des Britanniques en Inde, alors à ses débuts, mais déjà horrifiante.

Rien ne change lorsque la crise devient existentielle. Les intérêts à court terme l’emportent. La logique est claire dans un système de concurrence, comme les marchés non régulés. Ceux qui ne jouent pas le jeu en sont vite éjectés. La concurrence entre les « principaux architectes de la politique » dans le système étatique a environ les mêmes propriétés, mais nous devons nous rappeler que la sécurité de la population est loin d’être un principe directeur, comme l’histoire le démontre clairement.

Vous avez raison à propos de l’impact horrifiant de l’invasion criminelle de l’Ukraine par la Russie. La discussion aux États-Unis et en Europe se concentre sur les souffrances en Ukraine même, ce qui est raisonnable, tout en applaudissant notre politique d’accélération de la misère, ce qui est moins raisonnable. J’y reviendrai.

La politique d’escalade de la guerre en Ukraine, au lieu de tenter d’y mettre fin, a un impact horrible bien loin de ce pays. Comme nous le savons, l’Ukraine et la Russie sont de grands exportateurs de denrées alimentaires. La guerre a interrompu la source de nourriture de populations qui en ont désespérément besoin, en particulier en Afrique et en Asie.

Prenons un seul exemple, la pire crise humanitaire selon les Nations Unies : le Yémen. Plus de deux millions d’enfants risquent de mourir de faim, selon le programme alimentaire mondial. Quasiment 100 % des céréales sont importées, « la Russie et l’Ukraine constituant la plus grande partie du blé et des produits dérivés du blé (42 %) », outre la farine réexportée et le blé transformé provenant de la même région.

Meurtre de masse

La crise s’étend beaucoup plus loin. Soyons clairs à ce sujet : la poursuite de cette guerre est tout simplement un programme de meurtre de masse dans tout le sud mondial.

Ce n’est pas le pire. Des discussions sont présentées dans des journaux considérés comme sérieux selon lesquelles les États-Unis peuvent gagner une guerre nucléaire contre la Russie. De telles conjectures confinent à la folie criminelle. Et, malheureusement, les politiques USA-OTAN fournissent de nombreux scénarios plausibles pour la destruction rapide de toute société humaine. Pour n’en prendre qu’un, Poutine a jusqu’à présent évité d’attaquer les lignes d’approvisionnement fournissant des armes lourdes à l’Ukraine. Il ne serait pas étonnant que cette retenue prenne fin, plaçant la Russie et l’OTAN près d’un conflit direct, avec une voie toute tracée pour une escalade du tac au tac, qui pourrait nous mener rapidement à un au revoir pour l’humanité.

Plus probable encore, en fait très probable, se trouve le scénario de la mort lente par l’empoisonnement de la planète. Le rapport le plus récent du GIEC démontre très clairement que s’il reste un quelconque espoir de conserver un monde habitable, nous devons cesser immédiatement d’utiliser des énergies fossiles, en travaillant sans relâche jusqu’à leur élimination. Comme vous l’avez souligné, l’effet de cette guerre est d’interrompre les initiatives en cours, bien trop limitées, en fait de les inverser et d’accélérer la course au suicide.

Naturellement, cela réjouit grandement les bureaux exécutifs des sociétés dédiées à la destruction de la vie humaine sur Terre. À présent, elles ne sont pas seulement libérées de contraintes et des critiques d’environnementalistes dérangeants, elles sont louées pour sauver la civilisation qu’elles sont encouragées à détruire encore plus vite. Les fabricants d’armes partagent leur euphorie à propos des opportunités offertes par la continuation du conflit. Elles sont à présent encouragées à gaspiller de rares ressources désespérément nécessaires pour des besoins humains et constructifs. Et comme leurs partenaires en destruction de masse, les producteurs de carburants fossiles, elles ramassent à la pelle les dollars des contribuables.

Que demander de mieux, ou d’un autre point de vue, de plus fou ? Nous ferions bien de nous rappeler les mots du président Dwight D. Eisenhower dans son discours « de la croix de fer » en 1953 :

« Chaque canon construit, chaque navire de guerre mis à l’eau, chaque missile tiré, signifie en fin de compte un vol aux dépens de ceux qui ont faim et ne sont pas nourris, ceux qui ont froid, mais ne sont pas vêtus. Ce monde en armes ne dépense pas seulement de l’argent. Il épuise la sueur des ouvriers, le génie des scientifiques, les espoirs des enfants. Le coût d’un bombardier lourd moderne est celui-ci : une école moderne en briques dans plus de 30 villes. Ce sont deux centrales électriques, chacune desservant une ville de 60 000 habitants. Ce sont deux bons hôpitaux entièrement équipés. Ce sont environ 80 kilomètres de routes en béton. Nous payons un seul chasseur un demi-million de boisseaux de blé. Nous payons un seul contre-torpilleur avec de nouvelles maisons qui pourraient loger 8 000 personnes… Ce n’est pas un mode de vie, dans le vrai sens du terme. Sous le nuage de la menace de guerre, l’humanité est suspendue à une croix de fer. »

Diplomatie et habileté politique...

Revenons aux raisons pour lesquelles les « maîtres du monde » continuent cette course folle. Premièrement, voyons si nous pouvons trouver des gens qui méritent ce titre, sans ironie.

S’ils existaient, ils consacreraient leur énergie à mettre fin à ce conflit de la seule manière possible : par la diplomatie et l’habileté politique. Les contours d’une solution politique ont été compris depuis longtemps. Nous en avons déjà discuté et avons aussi démontré à quel point les États-Unis (avec l’OTAN dans le sillage) s’efforcent de saper la possibilité d’une solution diplomatique, très ouvertement et fièrement. Il est inutile de revenir sur ce funeste constat.

Le refrain veut que « Vlad le fou » soit tellement fou et tellement plongé dans ses rêves déments de reconstruction d’un empire, voire de conquête du monde, qu’il serait vain d’écouter ce que les Russes disent – du moins si vous pouvez échapper à la censure américaine et trouver quelques bribes de la télévision indienne ou des médias du Moyen-Orient. Et il n’y a certainement aucun besoin d’envisager un accord diplomatique avec une telle créature. Par conséquent, n’explorons même pas la seule possibilité de mettre fin à l’horreur et continuons l’escalade, quelles que soient les conséquences pour les Ukrainiens et le monde.

Les dirigeants occidentaux et l’essentiel de la classe politique sont à présent consumés par deux idées maîtresses. La première veut que la puissance militaire russe soit si écrasante qu’elle pourrait bientôt conquérir l’Europe occidentale, voire plus. Nous devons donc « combattre la Russie là-bas » (avec des cadavres ukrainiens) pour ne pas avoir à « combattre la Russie ici » à Washington, D.C., ainsi que nous en avertit Adam Schiff, un démocrate président du Comité restreint sur le renseignement.

La seconde est que l’armée russe s’est révélée être un tigre de papier, tellement incompétente et fragile, si mal dirigée, qu’elle ne peut conquérir des villes à quelques kilomètres de ses frontières défendues en grande partie par une armée citoyenne.

 La deuxième idée est une source de jubilation. La première installe la terreur dans nos cœurs.

Si nous adhérons à la première idée, nous devrions nous armer jusqu’aux dents pour nous protéger des plans démoniaques du tigre de papier, même si les dépenses militaires de la Russie ne sont qu’une fraction de celles de l’OTAN, sans même compter les États-Unis.

...ou guerre finale et famine

Pour répéter l’évidence, la guerre en Ukraine peut se terminer par un accord diplomatique ou par la défaite d’un belligérant, qu’elle survienne rapidement ou après une longue agonie. La diplomatie est par définition une question de concessions mutuelles. Chaque camp doit l’accepter. Il s’ensuit que pour obtenir un accord diplomatique, il faut offrir à Poutine une porte de sortie.

Soit nous acceptons la première option, soit nous la rejetons. Ça ne prête pas à controverse. Si nous la rejetons, nous choisissons la seconde option. Puisque c’est la préférence quasiment universelle dans le discours occidental, et qui continue de guider la politique des États-Unis, réfléchissons à ce que cela signifie.

La réponse est aisée : la décision de rejeter la diplomatie signifie que nous nous engageons dans une expérience, pour voir quel chien fou irrationnel va s’enfoncer dans la défaite totale, ou s’il utilisera les moyens dont il dispose certainement pour détruire l’Ukraine et lancer la guerre finale.

Et tandis que nous poursuivons cette grotesque expérimentation avec les vies des Ukrainiens, nous nous assurons que des millions de gens meurent de la crise alimentaire, nous jouons avec le risque d’une guerre nucléaire et nous courons avec enthousiasme à la destruction de l’environnement qui nous permet de vivre.

Il est bien entendu concevable que Poutine baisse les bras, qu’il s’abstienne d’utiliser les forces sous son commandement. Et peut-être pourrions-nous rire de la perspective d’une utilisation de l’arme nucléaire. C’est concevable, mais quel genre de personne voudrait jouer à cela ?

La réponse est : les dirigeants occidentaux, très explicitement, parmi la classe politique. C’était évident depuis des années, même déclaré officieusement. Et pour s’assurer que tout le monde a compris, cette position a été fermement réitérée en avril lors de la première réunion du « groupe de contact » comprenant l’OTAN et ses pays partenaires.

Le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, a ouvert la réunion en déclarant que « l’Ukraine croit clairement qu’elle peut gagner, ainsi que nous tous ici présents. » Par conséquent, les dignitaires rassemblés ne devaient avoir aucune hésitation à fournir des armements évolués à l’Ukraine et à persister dans leurs autres programmes, fièrement annoncés, visant à inclure effectivement l’Ukraine dans le système de l’OTAN. Dans leur sagesse, les dignitaires participants et leur chef garantissent que Poutine ne va pas réagir de certaines manières dont ils savent tous qu’il le peut.

Les planifications militaires de nombreuses années, de siècles en fait, indiquent que « tous présents » peuvent en effet soutenir de telles croyances remarquables. Qu’ils y croient ou pas, ils sont clairement décidés à poursuivre l’expérience avec les vies des Ukrainiens et le futur de la vie sur Terre.

Étant donné que nous sommes assurés par cette haute autorité que la Russie va passivement observer tout cela sans réagir, nous pouvons continuer à « intégrer de facto l’Ukraine dans l’OTAN, » conformément aux objectifs du ministre ukrainien de la Défense, établissant « une complète compatibilité de l’armée ukrainienne avec les pays de l’OTAN » – garantissant du même coup qu’aucune solution diplomatique ne puisse être atteinte avec aucun gouvernement russe, à moins que la Russie devienne un satellite des États-Unis.t

Traduit de l’anglais par Serge Delonville. La transcription ci-dessous a été légèrement adaptée pour la raccourcir et la clarifier.Article tiré du site Pressenza PT.