Les difficultés d’une presse non alignée

2023/11/01 | Par Pierre Dubuc

Dans l’éditions du mois de novembre 2023 du Monde Diplomatique, Benoît Bréville & Pierre Rimbert signent un article intitulé « Un journal non aligné », dans lequel ils soutiennent que le Monde diplomatique, « défend, presque seul désormais, le non-alignement » dans la presse française et ils sollicitent ses lecteurs pour soutenir son combat. Nous reproduisons de larges extraits de cet article. Nos lectrices et nos lecteurs y trouveront beaucoup de similitudes avec L’aut’journal.

Le Monde diplomatique fut fondé contre ce genre d’apartheid éditorial. Depuis sa création en 1954 jusqu’aux années 1980, il a accompagné le mouvement de décolonisation puis celui des non-alignés, ce groupe de pays qui refusaient de choisir entre les deux blocs et défendaient leur indépendance nationale grâce à un développement autonome, souvent sous la bannière du socialisme. (…) Et le Sud global qui affirme aujourd’hui son existence face au bloc occidental a peu de choses à voir avec ce nouveau monde qui secouait le joug colonial un demi-siècle plus tôt : converti au libre marché, fragmenté, dépourvu d’utopie émancipatrice, il appelle à un rééquilibrage des forces internationales, mais pour concurrencer plus efficacement le Nord sur son propre terrain.

Pour un journal comme le nôtre, refuser de flotter dans la bulle occidentaliste représente donc plus que jamais une gageure : en dehors des périodes de crise aiguë, le milieu que passionnent les questions internationales rétrécit. Et l’oxygène progressiste s’y fait rare à mesure que le monde politique s’aligne sur les positions américaines. La lame de fond des nouvelles technologies de l’information n’inverse pas cette tendance générale.

Scroller. Faire défiler de courtes séquences vidéo sur son smartphone, d’abord celles liées à l’information qu’on cherche, puis d’autres connexes choisies par un algorithme, et d’autres encore sans rapport avec le sujet initial. Le pouce effleure l’écran machinalement, à l’infini. Au fil des images, la conscience d’abord en quête de réponse s’efface insensiblement au profit d’une torpeur. La pulsion scopique, ce désir incoercible de voir, colle le regard à l’écran et éteint le cerveau.

Les industries numériques aimeraient transformer les usagers de l’information en une armée de somnambules titubant entre les photos de chats et des séquences de massacres. Subrepticement, elles ont imposé une profonde transformation dans l’équilibre des modes d’accès à la connaissance : rétrécissement du domaine de la lecture ; extension de celui de l’image.

Lire. Dévorer un roman, un essai, feuilleter un journal, sur papier ou sur écran : aux yeux des investisseurs de la Silicon Valley, cet exercice n’est pas seulement obsolète mais dangereux. Chronophage, consommateur d’attention et de concentration, il exprime une souveraineté personnelle tant sur le choix des titres de presse, la gestion de son emploi du temps que sur la capacité d’« être à soi », ouvert à l’imagination, à la rêverie, au pas de côté. « Lire ? — Regardez plutôt les images », rétorquent les nouveaux marchands de temps de cerveau disponible.

Depuis le rachat de YouTube par Google en 2006 et la montée en puissance des réseaux sociaux, le fragment de vidéo brut (et souvent brutal) s’installe comme la forme dominante de l’information. Filmées par un protagoniste ou un témoin à l’aide de téléphones mobiles, de drones, de caméras de surveillance, ces séquences détachées de tout contexte stimulent l’émotion — l’empathie ou la haine —, le désir compulsif de réagir avant de réfléchir, la viralité pourvoyeuse de profits.

Les attentats et les massacres savamment mis en scène par l’Organisation de l’État islamique (OEI) de 2015-2016 les ont banalisées : l’offre visuelle de terreur obscurantiste a trouvé pour déversoir les écrans des chaînes d’information et les tuyaux ouverts par les ingénieurs de la Côte ouest américaine. « Reels », « stories », « shorts », « snaps », ces miniformats qui font s’enchaîner gâteaux d’anniversaire, pas de danse, buts de Kylian Mbappé et scènes de meurtre tiennent désormais le haut du pavé sur Instagram, TikTok, mais également sur les plates-formes initialement construites autour de l’écrit comme X (ex-Twitter).

Sous leur pression, conjuguée à celle des chaînes d’information en continu, la plupart des grands titres de presse ont inséré ces formats sur la page d’accueil de leur site afin d’attirer une audience beaucoup plus jeune que leur lectorat habituel, souvent retraité. (…)

Un modèle singulier

Un journal peut-il résister à l’emprise de l’instantané et refuser le vibrato émotionnel qu’il impose à l’information? Si l’on ajoute à l’équation des jeunes générations réputées — parfois à tort — ne plus s’informer que sur les réseaux sociaux ou par le biais d’influenceurs, les carottes du Monde diplomatique sembleraient cuites.

Et pourtant : à bientôt 70 ans (en mai), notre mensuel continue d’exiger de ses lecteurs le temps, la réflexion, l’attention qu’appellent l’actualité internationale et la bataille d’idées.

À la frénésie ambiante il oppose la mise en perspective historique, le reportage confié à des journalistes spécialisés, l’exposé engagé mais documenté. S’il ne cache pas ses opinions sous le masque hypocrite de l’objectivité, notre journal se flatte de compter parmi ses lecteurs des contradicteurs qui, même quand ils contestent nos positions sur certains sujets, apprécient de trouver dans nos colonnes non pas des sermons mais des faits datés et sourcés qu’ils chercheraient ailleurs en vain.

Cette sobriété revendiquée, qui confinerait à l’austérité sans les voluptés de l’iconographie, n’est, avouons-le, guère aguicheuse : pas de débat en vidéo, pas d’interview sur canapé, pas de portrait de célébrités, pas de fil d’actualité, pas de rubrique consommation avec focus sur « les meilleurs coussins de voyage ».

Notre site Internet, mis en ligne dès février 1995, n’a pour vocation ni de vendre de la publicité, ni de revendre les données de ses visiteurs, mais de proposer nos articles à la lecture et à l’écoute. Et pourtant Le Monde diplomatique existe : alors que la crise de la presse balayait les journaux, il a, jusqu’à une date récente, maintenu sa diffusion et accru son influence.

Grand océan électronique

Radicalisation pro-occidentale des rédactions, submersion de l’information par les images et l’émotion, montée en puissance d’un journalisme bon marché propulsé par l’automatisation, attrition du réseau de distribution… ces facteurs ne favorisent assurément pas Le Monde diplomatique. La vague d’abonnements qu’avait soulevée le confinement a reflué deux ans après la pandémie ; depuis le début de cette année, nos ventes au numéro se tassent. (…)

Des courriers reçus à la rédaction ou au service d’abonnement ressortent deux motifs récurrents : le temps et l’argent. Si le journal reste des semaines sur la table basse sans qu’on ait trouvé l’occasion de s’y plonger, à quoi bon l’acheter? Et quand l’inflation entame le pouvoir d’achat, faut-il vraiment compter au nombre des besoins essentiels un mensuel tourné vers le grand large? (…)

Parée de toutes les vertus, cette stratégie (de s’en remettre aux réseaux sociaux) risque de décevoir ses partisans : lasses de payer des droits d’auteur à la presse et de s’entendre reprocher d’exacerber les clivages politiques (comme après l’invasion du Capitole en janvier 2021), plusieurs plates-formes ont modifié leurs algorithmes au détriment des articles journalistiques.

X (ex-Twitter) privilégie les influenceurs polémiques ; Facebook favorise les publications personnelles et la vie privée. Les tests ont montré que l’entreprise de M. Mark Zuckerberg pouvait réduire de 40 % à 60 % le trafic qu’elle apporte aux sites du New York Times ou du Wall Street Journal. Mother Jones, un mensuel américain de gauche qui traite essentiellement de sujets politiques et sociaux, a ainsi vu la fréquentation de sa page Facebook chuter de 75 % en 2022.

Le Monde diplomatique n’est pas épargné par ces tripatouillages. S’il dépend peu des réseaux sociaux, ces derniers drainaient vers son site beaucoup de nouveaux lecteurs. Certes, l’actualité internationale dramatique en conduit encore vers nos colonnes. Mais, ces temps-ci, ce sujet s’avère plus souvent accablant qu’exaltant.

La diffusion du Monde diplomatique reste donc très insuffisante pour populariser la vision du monde « non alignée » que nous portons à contre-courant de la presse française. À notre volonté de prendre du recul et de mettre l’actualité en perspective correspond celle de présenter nos arguments dans les règles de l’art : un journal tricoté main, sur papier comme en ligne. (…)

À l’heure où les discours se plient volontiers aux modes, au buzz et aux polémiques, Le Monde diplomatique cultive une certaine constance. Ainsi, nous n’infléchissons pas notre ligne ni n’abandonnons certaines causes au motif qu’elles seraient récupérées et dénaturées par des forces que nous combattons. (…)

Par temps de tempête, maintenir le cap ne va pas sans tangage. « Rouge-brun », « complotiste », « naufrage du journalisme », « torchon prorusse », « ennemis de l’Occident », « amis du groupe terroriste Hamas », « journal qui défend le crime depuis toujours » : les amabilités fleurissent sur les réseaux sociaux, pas toujours alimentées par nos adversaires déclarés.

Analyser les divisions entre ceux qu’une cause commune pourrait unir, tenter de comprendre des défaites politiques plutôt que d’y chercher à tout prix une victoire à venir peut susciter un sentiment d’agacement, de découragement chez ceux pour qui la volonté de croire l’emporte trop souvent sur les raisons de douter.

C’est le prix de la lucidité, cette forme de résistance sans laquelle un combat est condamné d’avance. Au reste, quelle utilité aurait un journal conçu pour flatter les certitudes de ses lecteurs ? Il faut parfois, écrivait Jean-Paul Sartre, « mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle nous cause ».

(Le Monde diplo conclut son article par un appel à son lectorat. C’est le même appel que nous lançons au nôtre : Soutenez L’aut’journal)

Produire de manière artisanale un journal international : une telle ambition n’est réalisable qu’avec votre engagement et votre soutien déterminés. Chaque fois que notre publication a traversé une passe délicate, votre élan nous a accompagnés, inspirés.

Nous vous sollicitons à nouveau, cette fois pour faire connaître le « Diplo » à un public qui l’ignore encore et l’inciter à s’y abonner. Mobiliser amis, famille, collègues, camarades : cette campagne de reconquête est menée conjointement par l’Association des Amis du Monde diplomatique.

X, Facebook et Instagram reprogramment leurs robots au détriment de la presse? Qu’importe à nos yeux puisque nos lectrices et nos lecteurs forment le plus puissant des réseaux sociaux. Mieux que nous peut-être, vous saurez décrire cette publication singulière.

Ce faisant, vous entendrez souvent cette objection : « On n’a plus le temps. » Mais même cette ressource rare parfois engloutie en pure perte dans l’information en continu et les plates-formes (une heure par jour en moyenne chez les actifs en France) se reconquiert. « S’informer fatigue », observait Ignacio Ramonet. Soit, mais c’est la condition d’un jugement personnel éclairé et la base de l’émancipation collective.