Mulroney et les trois accords

2024/03/20 | Par Pierre Dubuc

Dans son livre Mulroney, Les enregistrements secrets (Fides, 2007), Peter C. Newman raconte que, lors de la campagne au leadership du Parti conservateur, Brian Mulroney déclara : « Le libre-échange avec les Américains, c’est comme coucher avec un éléphant. C’est magnifique, jusqu’à ce que l’éléphant bouge, et si l’éléphant se retourne sur lui-même, vous êtes morts! (…) Il affecte la souveraineté du Canada, et nous ne voulons rien savoir de ça, pas pendant les campagnes au leadership, ni à aucun autre moment. »

Mais le milieu des affaires canadien avait une autre perspective. Tom d’Aquino, le PDG du Business Council on National Issues (BCNI) et ses 150 PDG fantasmaient sur le libre-échange avec les États-Unis. Le BCNI a fait pression sur la commission royale présidée par Donald Macdonald pour que le Canada prenne le risque d’un « acte de foi » en négociant le libre-échange avec les États-Unis.

Le contexte international expliquait cet engouement pour cette intégration du Canada à l’économie américaine. Les années 1980 sont le théâtre d’un bouleversement profond de la scène politique internationale, marqué du triomphe d’un nouveau discours idéologique avec l’élection de Margaret Thatcher en 1979 et de Ronald Reagan en 1980. C’est la fin de l’État-providence et l’irruption du néolibéralisme avec son cortège de privatisations et de déréglementations.

L’homme de Conrad Black

Le Canada n’échappe pas à ce vent de droite. Le 4 septembre 1984, le Parti progressiste-conservateur de Brian Mulroney est porté au pouvoir. Il défait le Parti libéral dirigé par John Turner, lequel avait devancé Jean Chrétien lors de la course à la chefferie décrétée pour remplacer Pierre Elliott Trudeau. La défaite de Chrétien était une rebuffade pour le financier Paul Desmarais, l’éminence grise du Parti libéral, et une victoire pour son grand rival, Conrad Black.

Avant son entrée en politique, Mulroney était président de l’Iron Ore, une filiale de Hollinger Mines, propriété de Conrad Black. Mulroney était membre du conseil d’administration de plusieurs des corporations de Black et le côtoyait sur celui de la Banque canadienne impériale de Commerce (BCIC). Black était propriétaire au Québec de plusieurs médias (Le Soleil, Le Droit, Le Quotidien, etc.).

Conrad Black a alors ses entrées auprès de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. Il s’était porté acquéreur du Telegraph de Londres pour soutenir les politiques de la Dame de fer. Il est partisan de la Guerre des étoiles de Reagan et prône l’intégration économique et politique du Canada aux États-Unis. Pour lui, la frontière entre les deux pays n’est qu’un « accident géographique ».

De la biographie qu’il a consacrée à Maurice Duplessis, Conrad Black a tiré la leçon que le Parti progressiste-conservateur ne peut prendre le pouvoir qu’avec l’appui des nationalistes québécois et, de préférence, avec un chef originaire du Québec. Ce sera le « petit gars de Baie-Comeau ».

En 1984, le gouvernement de Brian Mulroney est un gouvernement Conrad Black. Au sein du premier cabinet, on trouve aux postes clefs d’autres de ses anciens employés, dont Michael Wilson, le ministre des Finances, et Barbara McDougall, la ministre d’État aux Finances, des employés de la firme Dominion Securities.

Sous l’administration de Brian Mulroney, le Canada entreprend donc un tournant majeur de son histoire. Il abandonne la National Policy et ses tarifs douaniers qui avait présidé à la naissance du pays, met de côté ses velléités d’indépendance à l’égard de son voisin du sud et prône désormais l’intégration dans un bloc économique nord-américain – d’abord avec les États-Unis, puis avec l’ajout du Mexique dans le cadre de l’ALENA – pour concurrencer le Marché commun européen.

Le « beau risque »

Conrad Black a aussi comme objectif de trouver une « solution » à la question québécoise. Brian Mulroney n’aurait pu prendre le pouvoir en 1984 sans un virage politique à 180 degrés de René Lévesque et du Parti Québécois. À la veille de l’élection fédérale, Mulroney et Lévesque s’entendent, par l’entremise de Lucien Bouchard, et le chef du Parti Québécois accorde son appui à Mulroney.

De son côté, dans un discours prononcé à Sept-Îles le 6 août 1984, écrit par Lucien Bouchard, Mulroney s’engage à réintégrer les Québécois dans le giron canadien « dans l’honneur et l’enthousiasme ».

Quelques jours avant l’élection de Mulroney, Lévesque demande un moratoire à ses ministres sur la stratégie électorale et les modalités de la souveraineté. Au Conseil national qui suit l’élection de Mulroney, Lévesque déclare : « Si le fédéralisme devait fonctionner moins mal et même s’améliorer, est-ce que cela ne risque pas d’étouffer un peu notre option fondamentale et de renvoyer la souveraineté aux calendes grecques?

Il y a un élément de risque, mais c’est un beau risque et nous n’avons pas le loisir de refuser ».

C’est la politique du « beau risque », qui va déchirer le Parti québécois. Rapidement, avec le consentement de Lévesque, Pierre-Marc Johnson brise le moratoire : « Le Québec, déclare-t-il, devra jouer le jeu du fédéralisme coopératif et éviter de mettre de l’avant des revendications inacceptables pour le fédéral ».

Le 22 novembre, l’édifice péquiste craque. Sept ministres, dont Jacques Parizeau, Camille Laurin et Denis Lazure, et trois députés quittent le navire. Au congrès de janvier 1985, les délégués, qui ne représentent plus que 70 000 membres contre 300 000 en 1981, entérinent la nouvelle orientation à 65%. L’option souverainiste est mise en veilleuse. Cinq cents délégués claquent la porte et formeront le RDI, le Rassemblement démocratique pour l’indépendance. Au moins cinq des onze présidents régionaux et quatre membres de l’exécutif national démissionnent à la suite du congrès.

Le 20 juin 1985, René Lévesque annonce sa démission comme président du Parti Québécois. Il est remplacé par Pierre-Marc Johnson et son programme d’affirmation nationale. C’est un triomphe complet pour Conrad Black. Les souverainistes sont marginalisés. Le Parti Québécois est dirigé par le fils de l’ancien chef de l’Union nationale. La boucle est bouclée.

Cependant, le triomphe sera de courte durée. L’Accord du lac Meech est rejeté. Lucien Bouchard rompt avec Brian Mulroney et fonde le Bloc Québécois. Le lendemain de l’échec de Meech, le 24 juin 1990, au défilé de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal, des centaines de milliers de personnes manifestent dans une mer de drapeaux fleurdelysés.

Pour tirer le gouvernement Bourassa d’un mauvais pas, le gouvernement Mulroney procède à une nouvelle tentative de réforme constitutionnelle avec l’Accord de Charlottetown. À la suite de la Commission Bélanger-Campeau, Bourassa s’était engagé à tenir un référendum sur la souveraineté ou sur de nouvelles offres fédérales.

Une coalition des trudeauistes et des nationalistes québécois inflige une sévère défaite à Mulroney lors d’un référendum pancanadien le 26 octobre 1992. Un an plus tard, Jean Chrétien, les libéraux et Paul Desmarais reviennent au pouvoir. Chrétien, qui avait promis de renégocier le traité de libre-échange, y renonce.

Le Parti conservateur est balayé de la carte. Conrad Black lance la serviette après l’élection de Chrétien pour un deuxième mandat. Il vend ses journaux du Québec à son adversaire de toujours Paul Desmarais. Il se départit également de ses intérêts au Canada anglais, dont le National Post qu’il avait fondé pour appuyer le Reform Party et détrôner Jean Chrétien. Il quitte définitivement le Canada pour l’Angleterre où il entre à la Chambre des Lords.

Au Parti Québécois, les événements se sont également bousculés. Défait par Robert Bourassa à l’élection du 2 décembre 1985, Pierre-Marc Johnson doit en 1988 céder sa place à Jacques Parizeau. Le Parti Québécois est élu le 12 septembre 1994 et déclenche un nouveau référendum sur la souveraineté à l’automne 1995. Le score est : 50,6% pour le Non et 49,4% pour le Oui.

La rebuffade américaine

Après l’échec de 1980, les ténors du Parti Québécois – toutes tendances confondues – effectuent un virage majeur en prenant position en faveur du libre-échange avec les États-Unis. Jacques Parizeau reconnaît clairement que l’objectif est de lever l’hypothèque de l’association avec le Canada anglais.

Dans son livre Dans l’œil de l’aigle (Boréal 1990), Jean-François Lisée écrit que Richard Pouliot, le délégué général du Québec à New York, constate, de ses contacts avec des représentants de l’administration Reagan, que celle-ci prête une oreille bienveillante au discours des provinces canadiennes comme moyen de contre-attaquer Ottawa.

Lévesque déclare alors que la Nouvelle politique énergétique canadienne de Trudeau est une « idiotie » et que l’Agence de tamisage des investissements est « absurde ». Il ajoute que le projet souverainiste québécois est « compatible avec le maintien sinon l’accroissement des liens économiques et stratégiques avec les États-Unis », ce qui comprend évidemment l’adhésion à NORAD et à l’OTAN.

Les critiques des politiques nationalistes du gouvernement Trudeau sont de la musique aux oreilles des Républicains, mais Bernard Landry apprend à ses dépens que le soutien au libre-échange n’est pas gratifié d’un appui en retour à la souveraineté de la part des autorités états-uniennes. Jean-François Lisée raconte que Landry s’est valu une réponse cinglante du Département d’État après avoir parlé de négociations à trois dans « un marché commun du Rio Grande à la rivière La Grande ».

Le communiqué émis par Washington affirme : « Nous avons noté les remarques récentes d’un ministre de la province de Québec proposant un marché commun Québec-USA-Canada et suggérant qu’un Québec indépendant puisse être ‘‘associé’’ aux États-Unis et au Canada. (…) Il ne serait pas approprié pour le gouvernement des États-Unis de s’engager dans des relations commerciales particulières avec des gouvernements provinciaux de façon spécifique, à l’extérieur de l’ensemble canadien. L’avenir du Canada importe aux Américains, qui espèrent que le Canada restera fort et uni. Nous n’avons pas l’intention de nous immiscer dans les affaires intérieures canadiennes. Nous sommes en droit d’espérer que cette réserve sera respectée par tous les Canadiens ».

En termes diplomatiques, constate Lisée, ce n’est pas une rebuffade, c’est une vraie raclée. En 1995, les États-Unis s’immisceront dans la campagne référendaire et réaffirmeront avec force cette position.

Le libre-échange : un bilan

Quel bilan tiré aujourd’hui du traité de libre-échange? Dans le Globe and Mail du 2 mars 2024, le chroniqueur Andrew Coyne trace un portrait peu reluisant du développement économique du Canada depuis les années 1980. Même s’il ne fait pas référence au traité de libre-échange, la période couverte correspond aux années depuis l’adoption du traité. Nous résumons l’essentiel de son propos.

Dans les années 1950 et 1960, l’économie canadienne a connu une croissance annuelle de plus de 5%, après inflation. La croissance a ralenti dans les décennies suivantes: 4% pour les années 1970, 4% à 3% pour les années 1980; 2,4% pour les années 1990; 2% pour les années 2000. Au cours des dix dernières années, elle n’a été en moyenne que de 1,7%. L’année dernière, elle était de 1,1%.

En 1981, le Canada se classait au sixième rang des pays de l’OCDE pour le PIB par habitant, derrière la Suisse, le Luxembourg, la Norvège, les États-Unis et le Danemark. En 2022, il avait dégringolé au 15e rang. Au cours des 40 dernières années, le PIB par habitant du Canada a augmenté plus lentement que celui des 22 autres membres de l’OCDE. Des pays qui étaient plus pauvres que le Canada – l’Irlande, les Pays-Bas, l’Autriche, la Suède, l’Islande, l’Australie, l’Allemagne, la Belgique, la Finlande – sont maintenant plus riches.

En 1981, le PIB par habitant au Canada représentait 92% de celui des États-Unis. En 2022, il était tombé à seulement 73%. L’Alberta, la province la plus riche du Canada, se classerait au 14e rang de l’ensemble des États nord-américains. Les cinq provinces les plus pauvres se classent parmi les six juridictions les plus pauvres d’Amérique du Nord. L’Ontario vient tout juste devant l’Alabama. La Colombie-Britannique est plus pauvre que le Kentucky.

L’OCDE surveille le taux de croissance des investissements dans ses 38 États membres et neuf autres pays. De 2011 à 2015, le Canada se classait au 37e rang parmi les 47 pays. De 2015 à 2023, il dégringolait au 44e rang devançant seulement l’Afrique du Sud, le Mexique et le Japon. Et, on disait que le libre-échange allait apporter la prospérité. Il l’a été pour… les États-Unis!

Le traité a aussi emprisonné politiquement le Canada à double tour dans la sphère américaine. Lors de sa dernière renégociation, sous la présidence de Donald Trump, Washington a imposé une clause accordant un veto aux États-Unis sur un traité de libre-échange du Canada avec la Chine.