Hommage aux battantes

2024/03/08 | Par Pierre Dubuc

François Legault croyait pouvoir les acheter en allongeant les millions. Il s’est trompé royalement. Les nouvelles conventions collectives n’ont été adoptées qu’à 50% et des poussières par la FAE et par moins de 60% par les syndicats d’enseignantes regroupés sous la bannière du Front commun. Mélanie Hubert, la présidente de la FAE, dont les membres ont fait grève pendant cinq semaines, a bien résumé le sentiment général lorsqu’elle a déclaré : « Nous n'avons pas eu l'entente que les profs méritent ».

Oui, les profs méritaient mieux. Plus de ressources et de reconnaissance. Mais par leur lutte, ils ont réussi une percée majeure : sensibiliser la population au problème fondamental de notre système d’éducation qu’est la composition de la classe.

L’école à trois vitesses

Le problème découle de la ségrégation des élèves en trois niveaux : l’école privée, subventionnée à hauteur de 75% avec des fonds publics; les programmes particuliers dans les écoles publiques, avec des frais annuels moyens pour les parents de 1 200 $ et qui peuvent même atteindre jusqu’à 14 000 $; et, enfin, les parents pauvres du système, les classes ordinaires.

Toutes les études sérieuses démontrent que cette situation est mortelle pour l’estime de soi des élèves des classes ordinaires – un tiers des élèves décrochent avant d’avoir terminé leur secondaire 5 – et que leur concentration rend les classes ingérables, ce qui amène plus du quart des enseignantes à rendre leurs craies et leurs crayons au cours des cinq premiers ans d’enseignement.

Les mêmes études soutiennent avec le même sérieux que la mixité scolaire – c’est-à-dire la présence au sein d’une même classe d’élèves possédant des aptitudes différentes – stimule les moins talentueux et ne nuit pas aux bolés. D’un point de vue scolaire, mais aussi social en évitant de les cantonner dans une caste de privilégiés.

À défaut d’une réforme du système actuel, c’est le phénomène des saucisses hygrade : plus de parents envoient leurs enfants à l’école privée, plus l’école publique se dégrade. Plus elle se dégrade, davantage de parents inscrivent leurs enfants à l’école privée. Résultat : la part de marché du réseau privé subventionné augmente. De 5 % en 1970, elle est aujourd’hui de 21 %. S’ajoutent à cela 23% d’élèves dans les classes avec projets particuliers. Une faible majorité (56%) constitue la population des classes ordinaires.

La stratification du système correspond à la stratification sociale. Les élèves des classes ordinaires proviennent de milieux ouvriers, populaires et défavorisés. Selon le discours classique sur l’égalité des chances, l’école a pour mission de corriger les lacunes culturelles provenant de l’origine sociale afin de permettre aux enfants des milieux moins favorisés d’avoir le même accès aux études supérieures.

Ce n’est pas le cas avec notre système à trois vitesses. Loin de là. Seulement 49% des élèves des classes ordinaires accèdent au cégep contre 91% pour ceux des projets particuliers et 94% pour ceux de l’école privée. Et les profs de cégeps identifient rapidement les élèves venant des classes ordinaires par la faiblesse de leurs acquis scolaires. Plusieurs vont abandonner en cours de route ou renonceront aux études universitaires. À peine 15% d’entre eux accèderont à l’université, contre respectivement 51% et 60% pour les élèves des projets particuliers et des écoles privées.

Conséquences humaines, économiques et politiques

Les premières victimes de cette ségrégation sociale sont, bien entendu, les élèves. Plusieurs portes de la société leur seront fermées. Leur qualité de vie en souffrira. Mais la société également en subira les conséquences. Prenons l’économie. Dans la grande majorité des secteurs de l’économie, l’appareil de production est de plus en plus sophistiqué. Les analphabètes fonctionnels en sont exclus.

Aujourd’hui, des entrepreneurs renoncent à moderniser leurs équipements. Souvent, l’équipement neuf traîne dans son emballage dans un coin de l’usine.  Il ne sera pas déballé faute d’une main-d’œuvre qualifiée pour le faire fonctionner. Des entrepreneurs se rabattent donc sur du cheap labour québécois ou de l’immigration temporaire. Une solution à court terme avec des effets néfastes à long terme sur la productivité de l’entreprise.

La sous-scolarisation a aussi des effets politiques délétères. Il y a un lien bien documenté entre le vote et le degré de scolarité de l’électeur (et de sa mère). Aux États-Unis, des analyses ont démontré que le principal critère départageant le vote démocrate et républicain était le niveau de scolarité. Les électeurs qui détiennent un diplôme de niveau collégial votent en grande majorité pour le Parti démocrate. Ceux qui n’en possèdent pas constituent l’essentiel de la clientèle électorale de Donald Trump.

Une lutte politique

En ciblant la composition de la classe, les profs ont mis le doigt sur le bobo. Mais la solution dépasse le cadre d’une négociation syndicale. Il faut s’attaquer à la structure même du système : l’école à trois vitesses. La solution ne peut pas reposer uniquement sur les épaules du milieu enseignant. C’est une question qui concerne l’ensemble de la société. Les autres secteurs de la population ont l’obligation de s’impliquer, au premier chef les organisations syndicales dont les enfants de leurs membres se retrouvent dans les classes ordinaires.

 Plusieurs de ces syndicats ont manifesté leur appui à la grève des profs, entre autres par un soutien financier. Ils doivent aller plus loin et faire entendre leur voix pour la nécessaire réforme de notre système d’éducation. Il est anormal, injuste et choquant que leurs membres subventionnent à même leurs impôts les écoles privées réservées à une élite pendant que leurs enfants pâtissent dans les classes ordinaires.

La lutte pour cette réforme démocratique de notre système d’éducation ne sera pas facile. Le ministre de l’Éducation Bernard Drainville – la vedette du dernier Bye Bye – nie l’existence même d’un système à trois vitesses. Les libéraux se tiennent cois sur le sujet. Le Parti Québécois ne propose de mettre fin qu’aux subventions aux écoles privées confessionnelles. Québec Solidaire s’est prononcé en faveur de l’abolition des subventions publiques aux écoles privées, mais reste discret sur la question.

La lutte sera difficile parce que l’élite économique, politique et médiatique inscrit ses enfants à l’école privée ou dans des projets particuliers à l’école publique et elle voudra conserver ses privilèges.

Un projet rassembleur

Cependant, il y a une bonne nouvelle. Après des années de débats, un projet de réforme fait maintenant consensus parmi les réformateurs. C’est celui du groupe L’École ensemble. Leur plan résout le problème dans lequel s’enfargeaient les partisans de l’abolition des subventions publiques aux écoles privées : Faut-il les supprimer graduellement ou d’un seul coup?

Le plan de L’école ensemble propose la création d’un réseau commun comprenant les écoles publiques et les écoles privées conventionnées. Toutes les écoles du réseau commun auraient un bassin scolaire attitré. Les écoles du réseau commun ne disposeraient donc plus du droit de sélectionner leurs élèves. La fin de la sélection des élèves impliquerait la fin du droit d’exiger des frais de scolarité : les élèves seraient admis dans leur école de quartier, peu importe la capacité de payer de leurs parents. Les écoles privées conventionnées seront donc financées à 100 % par l’État, c’est-à-dire autant que les écoles publiques.

Les élèves iraient à l’école de leur quartier. Chaque école secondaire offrira à tous ses élèves un choix de parcours particuliers en s’assurant que ce choix de cours n’ait pas de conséquence ségrégative.

Par leur lutte, les enseignantes et leurs organisations ont identifié la cible. Aux autres composantes de la société de s’assurer que leur combat ne sera pas sans lendemain.