Une négation fallacieuse du déclin du français

2024/03/22 | Par Charles Castonguay

Après avoir nié que notre politique linguistique a pour objet premier d’infléchir l’assimilation (voir notre chronique précédente), Jean-Pierre Corbeil et compagnie s’acharnent, dans Le français en déclin ? Repenser la francophonie québécoise (Del Busso, 2023), à nier l’autre « axe principal » du « discours dominant » sur le déclin du français, soit les signes du déclin. Il s’agirait plutôt de « changements [des indicateurs de langue maternelle et de langue d’usage] entre les recensements de 2016 et 2021 […] qui donne [sic] l’impression que les changements récents témoignent d’une tendance alors qu’il s’agit d’effets conjoncturels en lien direct avec les nouvelles tendances migratoires ».

C’est aussi faux que mal écrit. Déclin du français et essor de l’anglais remontent au début des années 2000, avec la disparition de l’« exode » des Anglo-Québécois et la hausse de l’immigration sous Jean Charest. Voir mes ouvrages Le français dégringole (Éditions du Renouveau québécois, 2010) et Le français en chute libre (MQF, 2021). En particulier, entre 2001 et 2006 le français a perdu 1,8 point de pourcentage comme langue maternelle et 1,3 point comme langue d’usage à la maison, soit une chute aussi brutale que ses reculs correspondants de 1,7 et 1,5 point durant 2016-2021.

Quant à l’anglais, Corbeil prétend que « hormis la [période 2016-2021], les indicateurs sont à la baisse en ce qui concerne la langue maternelle anglaise et stable [sic] pour ce qui est de l’anglais [langue d’usage] ». Faux, encore. Entre 2001 et 2016 le poids de l’anglais, langue maternelle, est demeuré pratiquement stable, alors que celui de l’anglais, langue d’usage, a évolué en légère hausse. Sa poussée durant 2016-2021 s’appuie ainsi sur un renversement historique déjà bien établi.

Le rapport du poids du français à celui de l’anglais faiblit donc depuis 2001. Les tableaux 15-10-0031-01 et 15-10-0033-01 disponibles sur le site de Statistique Canada depuis juillet 2023 le confirment. Le plus récent épisode d’anglicisation du Québec n’a fait que forcer la cadence.

25 ans de négation

Selon Corbeil, sous-fécondité et immigration expliqueraient le recul du français. Ces facteurs affecteraient « dans une moindre mesure » le poids de l’anglais – sans piper mot quant au pourquoi. C’est depuis son analyse des résultats du recensement de 1996, soit depuis maintenant un quart de siècle, que Corbeil minimise, voire tait de la sorte le rôle décisif du pouvoir d’assimilation supérieur de l’anglais au Québec.

A contrario, j’avais montré à l’époque comment l’assimilation alimente le déséquilibre entre le français et l’anglais, en favorisant le remplacement des générations anglophones par la transmission, via des parents allophones anglicisés en surnombre, de l’anglais comme langue maternelle à leurs enfants (voir « Assimilation linguistique et remplacement des générations […] », Recherches sociographiques, 2002).

La montée de l’anglicisation parmi les Québécois francophones eux-mêmes renforce désormais cet avantage de l’anglais. Cette nouvelle tendance, également née avec le nouveau millénaire, touche au tréfonds de la société québécoise. On ne saurait l’attribuer à une quelconque « conjoncture » migratoire. Mis en lumière dans Le français en chute libre, ce mouvement s’est encore accentué durant 2016-2021 (voir ma chronique « L’anglicisation des francophones au Québec », octobre 2022).

Corbeil fait des pieds et des mains pour masquer cette nouvelle tendance. Il se déchaîne contre un « paradigme assimilationniste » qui associerait chaque personne « à une langue prédominante ou à une seule langue d’usage [et qui conduit à une] segmentation de la population en trois grands groupes aux frontières putatives hermétiques et immuables », soit les francophones, anglophones et allophones.

D’habitude, cela s’effectue en distribuant les déclarations de deux ou trois langues de façon égale entre les langues déclarées. Comme Statistique Canada l’a fait dans ses tableaux signalés ci-dessus. Ou comme l’Office québécois de la langue française l’a fait dans son Rapport sur l’évolution de la situation linguistique (2019), pour bien mesurer l’assimilation.

Difficile de saisir en quoi pareille recherche du juste milieu serait « assimilationniste ». Elle permet tout simplement d’évaluer de façon non biaisée le processus d’assimilation, c’est-à-dire le passage d’une langue maternelle donnée à une langue d’usage différente. Tant qu’à y être, Corbeil devrait taxer Statistique Canada de promouvoir le « paradigme assimilationniste », de même que le « discours dominant » sur le déclin du français.

La méthode Corbeil

D’une singulière incohérence, Corbeil se permet, lui, de simplifier les réponses multiples, mais à la mode « inclusiviste ». Il inclut dans le groupe francophone la totalité des déclarations du français à égalité avec une langue tierce, c’est-à-dire autre que française ou anglaise. Et dans le groupe anglophone, l’entièreté des déclarations semblables de bilinguisme anglais-tierce langue. Enfin, avec les déclarations de bilinguisme anglais-français ou de trilinguisme anglais-français-tierce langue, il fabrique un quatrième groupe linguistique anglais-français. Procédé diablement assimilationniste. Et tendances faussées garanties en matière de poids des langues et d’assimilation.

L’instabilité des déclarations de bilinguisme au foyer est par ailleurs notoire. De manière générale, ce ne sont pas du tout les mêmes personnes qui, d’un recensement à l’autre, se déclarent de langue maternelle bilingue. Dès les années 1980, Statistique Canada a constaté, par exemple, qu’environ 80 % des Québécois qui se déclarent de langue maternelle bilingue anglais-français à un recensement donné, déclarent n’avoir qu’une seule langue maternelle au recensement suivant. Autrement dit, le groupe anglais-français de Corbeil est sans fondement.

En réalité, le bilinguisme au foyer constitue le plus souvent une étape transitoire dans le processus d’assimilation. En l’occurrence, dans l’anglicisation des francophones. Au recensement de 2021, par exemple, le va-et-vient entre le français et le bilinguisme anglais-français se soldait par un gain net de 7 410 locuteurs usuels de l’anglais et du français à égalité, aux dépens de l’usage prédominant ou exclusif du français (voir notre tableau). Il s’agit d’autant de semi-passages du français à l’anglais.

En même temps, le va-et vient entre le bilinguisme anglais-français et l’anglais se soldait par un gain net de 13 780 pour l’usage exclusif ou prédominant de l’anglais au détriment de l’usage de l’anglais et du français à égalité. Là encore, cela représente autant de cas de semi-anglicisation. Au regard de l’anglicisation nette directe de 24 220 francophones qui résulte du va-et-vient entre le français et l’anglais, langue maternelle ou d’usage unique, cette semi-anglicisation nette de 21 190 (7 410 plus 13 780) n’est pas négligeable.

La répartition égale des réponses multiples revient à compter en toute logique cette semi-anglicisation nette comme équivalente à une anglicisation nette additionnelle de 10 595, soit la moitié de 21 190. Le groupe anglais-français bidon à Corbeil voile complètement cette dimension essentielle du processus d’anglicisation des francophones.

Après avoir si bien embrouillé l’anglicisation du Québec et le rôle de l’assimilation dans son avènement, le démolinguiste vedette du Devoir s’élance sur des voies plus ensoleillées. À suivre. De près.

Semi-substitutions linguistiques entre le français, l’anglais et le bilinguisme anglais-français à égalité, Québec, 2021