Le bilinguisme territorial, un crime contre l’humanité ?

2024/04/10 | Par Charles Castonguay

La négation du déclin du français par Jean-Pierre Corbeil et associés, dans Le français en déclin ? (Del Busso, 2023), ne tient pas la route quant aux principaux indicateurs – langue maternelle, langue d’usage et assimilation (voir notre dernière chronique). Il en va de même de leur traitement des données sur la connaissance du français. Il écrit :

« Obnubilés par les résultats du recensement de 2021, on a ainsi éliminé du discours près de quarante ans de progrès notables dans l’évolution de la présence et de l’usage du français comme langue publique commune […] Sans remonter jusqu’aux années 1970, avant l’adoption de la Charte de la langue française, quand la situation du français était déplorable, voici quelques exemples d’indicateurs encourageants […] Depuis 1971 on note une montée importante de la connaissance du français chez les immigrants, passant de 53 % à 81 % en 2021. »

Par où commencer ? D’abord, répétons-le, les résultats de 2021 ne sont pas aussi aberrants que Corbeil veut faire accroire. Ensuite, il n’existe pas l’ombre d’une étude de l’évolution du français en tant que langue commune. En outre, Corbeil exclut de remonter jusqu’aux années 1970, puis nous glisse une comparaison 1971-2021. Enfin, il laisse entendre que le progrès du français parmi les immigrants serait attribuable à la loi 101, alors qu’on sait depuis des décennies que cela provient surtout de l’arrivée continue d’immigrants francotropes depuis le milieu des années 1960 (voir ma monographie L’assimilation linguistique : mesure et évolution 1971-1986, Conseil de la langue française, 1994).

Corbeil remonte de même jusqu’à un passé lointain pour vanter une progression de 51 à 67 % entre 1981 et 2021 dans la connaissance du français parmi les anglophones. Cette fois, il passe sous silence le rôle clé qu’a joué en cette matière l’exode d’anglophones unilingues vers le reste du Canada. Il tait aussi que ce progrès a pris fin au tournant du siècle, avec la fin de l’exode. La connaissance du français chez les anglophones s’élevait en effet à 67 % dès 2001, et poireaute depuis.

Corbeil ajoute qu’en 2021, 82 % des anglophones de 15-19 ans connaissaient le français. Impressionnant. Mais ce chiffre était déjà de 83 % en 2001. D’autre part, les données par groupe d’âges indiquent que les Anglo-Québécois acquièrent leur connaissance du français durant leurs années scolaires, tandis que l’acquisition de l’anglais par les Franco-Québécois se poursuit jusque dans la trentaine.

Ces cheminements distincts du bilinguisme anglais-français ressortent le mieux dans l’île de Montréal, haut lieu de contact entre les deux langues. Parmi les Montréalais francophones (langue maternelle) âgés de 25 à 44 ans, la connaissance de l’anglais y était déjà supérieure, en 2011, d’un point de pourcentage à celle du français parmi leurs vis-à-vis anglophones. En 2016, de quatre points. En 2021, de neuf points. Soit, respectivement, de 82 % comparé à 73.

Cette tendance découle d’une hausse constante de la connaissance de l’anglais parmi les jeunes adultes francophones et, à l’opposé, d’une baisse régulière, depuis au moins 2006, de la connaissance du français parmi leurs contreparties anglophones. Mouvements contraires bien enracinés et nullement attribuables à une « conjoncture » migratoire particulière. De quoi laisser songeur quant au statut du français comme langue commune sur l’île.

Dans un encadré que Le Devoir s’est empressé de reproduire, Corbeil vante également la connaissance du français comme indicateur de son usage en public. Il relève qu’en 2021, 96 % des travailleurs québécois qui connaissent le français l’utilisent au moins régulièrement au travail. Il tait que parmi ceux qui parlent le français le plus souvent à la maison, l’usage du français au travail est de 98 %. Il tait encore qu’au même recensement, seulement 53 % des travailleurs qui connaissent l’anglais l’utilisent au travail, alors que parmi ceux qui parlent l’anglais comme langue d’usage au foyer, 89 % l’emploient au boulot. Comparée à l’usage principal d’une langue à la maison, sa simple connaissance s’avère un indicateur minable de son usage en public.

Corbeil y vante encore la fiabilité des données de recensement sur l’aptitude à soutenir une conversation en français. Or, Statistique Canada a constaté en 1988 qu’une question plus précise, sur l’aptitude à « soutenir une conversation assez longue sur divers sujets » (nous soulignons), réduirait de moitié la « connaissance du français » parmi les non-francophones hors Québec. La fiabilité des données en question demeure ainsi douteuse. Elle s’évapore à mesure que s’affaiblit le poids environnant des francophones.

Quant à la connaissance du français dans l’ensemble de la population, Corbeil rétropédale encore afin de dégager une hausse, de 92,5 % en 1981 à 93,7 % en 2021. Et ce, toujours sans relever l’effet conjugué en cette matière du facteur francotrope et de l’exode anglophone. Et sans relever que cet indicateur avait atteint 94,6 % en 2001, avant d’entamer, lui aussi, un déclin, s’abaissant à 94,4 % en 2016.

Corbeil considère d’autre part que sa chute subséquente, jusqu’à 93,7 % en 2021, n’est qu’un effet « conjoncturel » des nouvelles tendances migratoires. Qui serait d’ailleurs réversible en « arrimant » les politiques de francisation et d’immigration. Sauf qu’il estime, quelques pages plus loin, qu’il est « difficile de déterminer dans quelle mesure [ces changements] ne sont que conjoncturels et seraient réversibles ». L’incohérence règne.

Le commissaire à la langue française a proposé un semblable arrimage entre langue et immigration, qui est aussi concret que sensé. Dans son rapport Immigration temporaire : choisir le français (2023), il recommande de créer un mécanisme de répartition qui orienterait les demandeurs d’asile vers les provinces dont ils connaissent déjà la langue majoritaire. Il cite en appui une étude réalisée en Suisse, pays reconnu pour sa politique linguistique territoriale. L’étude constate que les demandeurs d’asile réussissent mieux leur intégration économique lorsque l’État les installe dans une région dont ils parlent déjà la langue principale.

Le Devoir du 28 mars rapporte la réaction de son expert ès langue. Corbeil proclame qu’une telle répartition devrait se faire « avec une certaine hauteur et une certaine dignité. Ça ne doit pas être ‘‘toi, tu ne parles pas français, alors on t’envoie ailleurs’’. On parle d’êtres humains et pas de boîtes de conserve qu’on peut changer de tablette ». Encore un procès d’intention. Le bilinguisme territorial n’est pas un crime contre l’humanité.  

Quant au nombre de demandeurs d’asile, d’après Corbeil leur augmentation « a toujours varié entre 10 000 et 15 000 d’un trimestre à l’autre. La tendance se poursuit ». Or, selon le tableau 17-10-0121-01 de Statistique Canada, qui remonte au 1er juillet 2021, le nombre de demandeurs d’asile au Québec a augmenté de seulement 11 346 en 2021-2022, mais de 53 295 en 2022-2023, puis d’un autre 30 012 durant la dernière moitié de 2023. Une tendance à la hausse, donc.

Pour la langue, il n’y a pas d’urgence. Il y a Corbeil. Et Le Devoir.