Un an après l’entrée en vigueur de la retraite à 60 ans en France, sous le premier septennat de François Mitterrand, les maisons d’édition françaises ont été inondées de mémoires de « jeunes » retraités racontant leurs faits d’armes dans la Résistance lors de la Deuxième guerre mondiale.
Au Québec également, la soixantaine semble inciter les militants des belles années de la Révolution tranquille à regarder dans le rétroviseur pour proposer leur analyse et/ou leur témoignage de cette époque.
Dernièrement, Jean-Marc Piotte a publié Un certain espoir (Logiques), les mémoires de l’ex-felquiste Pierre Schneider, Survivance (Éditions du Québécois), ont été rééditées et l’auteur de ces lignes a publié il y a quelques années L’autre histoire de l’indépendance, de Pierre Vallières à Charles Gagnon, de Claude Morin à Paul Desmarais (Trois-Pistoles).
C’est maintenant au tour de Pierre Beaudet de nous proposer On a raison de se révolter, chronique des années 70 (Écosociété). Beaudet est surtout connu pour avoir dirigé pendant plusieurs années les destinées du groupe Alternatives. Cette ONG reçoit annuellement des millions de dollars de l’ACDI et est un rouage de la politique étrangère du Canada. Alternatives fait paraître à chaque mois un journal du même nom qui est encarté dans le quotidien Le Devoir.
Les militants des années 1970 se rappellent d’un autre Pierre Beaudet, qui coordonnait les activités du groupe maoïste Mobilisation et animait la Librairie Progressiste sur la rue Amherst où toute la gauche québécoise se donnait rendez-vous… jusqu’à ce que cette gauche se fractionne en organisations « marxistes-léninistes » ennemies.
Pierre Beaudet et son groupe furent une des principales victimes de cette lutte fratricide. Ses militants « implantés » dans des usines et des hôpitaux de Montréal pour réaliser leur « fusion » avec le mouvement ouvrier étaient courtisés avec acharnement par une plus grosse organisation, la Ligue communiste, elle-même engagée dans le même genre d’activités.
Beaudet résume ainsi l’opération de séduction/intimidation : « Les marxistes-léninistes organisés de la Ligue sentent l’odeur du sang. Ils abordent les militants de Mobilisation. ‘‘ Pourquoi refusez-vous la juste ligne révolutionnaire?’’ Ils affirment dans leur nouveau journal, La Forge, que Mobilisation doit se dissoudre et rendre les armes sans condition. » Ces propos peuvent sembler caricaturaux aujourd’hui, mais c’est exactement ainsi que ça s’est passé!
Dans On a raison de se révolter, Pierre Beaudet revient sur son itinéraire personnel qui, des bancs d’un collège de Jésuites d’Ahuntsic, l’a amené jusqu’à la rue Amherst. Dans un style alerte, vif, il nous fait revivre sa participation aux révoltes étudiantes de la fin des années 1960 sur fond d’effervescence du mouvement nationaliste (bombes du FLQ, McGill français, Bill 63, Murray Hill), en resituant le tout de façon vivante dans un contexte international extrêmement agité (Che Guevara, guerre du Viet-Nam, Black Banthers).
Il nous fait bien sentir l’attrait qu’exerçait la lutte armée et la tentation de joindre les rangs du FLQ chez les leaders de cette jeunesse révoltée, harcelés par les forces policières qu’ils affrontaient régulièrement dans des manifestations violentes.
Après la destruction du mouvement étudiant organisé dans la foulée de Mai 68 et la Crise d’Octobre, les jeunes révoltés se détournent de l’option felquiste et s’intéressent désormais à un mouvement ouvrier en pleine ébullition.
Alors que leur action au sein du mouvement étudiant était inspirée, nous rappelle Beaudet, par la « théorie de l’action exemplaire », caractéristique du terrorisme, l’approche du mouvement ouvrier se fait sous le signe des préceptes maoïstes de la « liaison aux masses ». Nous ne voulons plus être « identifiés comme une gang de révoltés, de ‘‘casseurs de vitrines’’ », écrit Beaudet en décrivant le parcours de ces militants étudiants qui vont « s’implanter » dans les usines pour « radicaliser » le mouvement ouvrier dans ses luttes économiques.
Ce flip-flop, ce passage du terrorisme à l’économisme, n’est pas nouveau dans l’histoire des mouvements révolutionnaires. À son époque, Lénine l’a décrit comme les deux faces de la même médaille.
« Économistes et terroristes d'aujourd'hui ont une racine commune, savoir ce culte de la spontanéité (…) Économistes et terroristes s'inclinent devant deux pôles opposés de la tendance spontanée : les économistes devant la spontanéité du ‘‘mouvement ouvrier pur”, les terroristes devant la spontanéité de l'indignation la plus ardente d'intellectuels qui ne savent pas ou ne peuvent pas lier en un tout le travail révolutionnaire et le mouvement ouvrier. » (Que faire?)
J’ai été étonné de lire que la principale divergence de Beaudet avec ses adversaires de la Ligue portait sur la « ligne de masse », c’est-à-dire sur le fait qu’il prônait une « fusion » encore plus totale et intense avec les « masses », qu’il voulait encore de plus près « contempler le postérieur du prolétariat ».
Pourtant, des divergences politiques autrement plus importantes étaient connues. À l’époque, Beaudet était respecté pour ses analyses et ses propositions sur les questions théoriques, programmatiques et stratégiques.
Alors que la Ligue et En Lutte occultaient complètement le rôle de l’impérialisme américain, Beaudet soutenait très justement, comme il le rappelle dans On a raison de se révolter, que « les dominants au Canada sont essentiellement des alliés de l’impérialisme américain et, de ce fait, qu’ils ne disposent que d’une marge de manœuvre très relative ».
Soulignons également qu’il reconnaissait, contrairement à la plupart des groupes « marxistes-léninistes », l’importance de la question nationale québécoise dans la lutte contre l’impérialisme.
Cependant, son appréciation du mouvement nationaliste était erronée et sectaire. Il ne voyait pas la convergence nécessaire entre la gauche et l’aile indépendantiste radicale. Par exemple, il décrit comment l’Opération McGill a échappé à son groupe d’étudiants. « Des nationalistes plus ou moins ambigus réussissent à en détourner le sens. Sous leur influence, la ‘‘décolonisation de McGill’’ devient ‘‘McGill français’’ ». Comme si les deux termes étaient antagoniques!
Le scénario se répète lors de la lutte contre le Bill 63 qui permettait le « libre choix » de la langue d’enseignement. « Les nationalistes nous délogent ‘‘politiquement’’ », écrit-il en rappelant la direction assumée par le Mouvement pour l’intégration scolaire. « Le discours est retourné. Plus question de lutte pour la libération nationale et sociale. » Une conclusion fort discutable.
Beaudet s’oppose également à Pierre Vallières qui, dans L’Urgence de choisir, affirme la nécessité d’investir le Parti Québécois pour en faire un « mouvement de libération nationale » et se rallie plutôt à l’analyse de Gilles Bourque qui réduit le Parti Québécois à une formation politique représentant les intérêts de la bourgeoisie québécoise et proclame que « l’action prioritaire des mouvements de gauche est de travailler à l’organisation de la classe ouvrière ».
Puis, sans qu’on s’y attende, Pierre Beaudet fait volte-face. Évincé de son groupe, mis au banc du mouvement « marxiste-léniniste », réduit à « faire du taxi » pour gagner sa vie, Pierre Beaudet écrit : « Le 15 novembre 1976, notre petit monde semble basculer. René Lévesque, mon anti-héros, est élu lors du raz-de-marée péquiste. (…) J’ai toujours été contre ce parti. Mais c’est évident, les masses, ‘‘ nos’’ masses, ont voté pour le changement. Ou peut-être ont-elles voté contre le pouvoir? Probablement les deux à la fois. La voyoucratie, l’humiliation sont mises au ban. Les masses ont lutté. Les masses ont résisté. Elles ont répondu à nos appels radicaux. Elles ont compris qu’il y avait peu à attendre de la grande révolution. Les masses ont choisi. Je suis dans la rue à fêter avec elles. »
Convictions profondes ou encore une fois le culte de la spontanéité?
Pierre Dubuc est l’auteur de L’autre histoire de l’indépendance (Trois-Pistoles)
Cet article paraît dans l’édition du printemps des Cahiers de lecture de L’Action nationale.
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