Après avoir passé 25 ans à l’extérieur du pays, Michael Ignatieff aspire à devenir premier ministre du Canada. Il est donc essentiel de savoir où il campe sur les questions sociale, nationale et internationale.
En 1984, alors qu’il habite l’Angleterre, il rompt avec son groupe d’amis de tendance socialiste pour condamner la grève des mineurs et appuyer publiquement Margaret Thatcher. Michael Ignatieff choisit alors son camp, celui des puissants, des élites, de la bonne société avec leur vision du monde.
Disciple d’Isaiah Berlin, son professeur à Oxford à qui il a consacré une volumineuse biographie, Ignatieff adhère à la conception libérale des droits de l’Homme selon laquelle les droits à la liberté, à la propriété, au commerce sont les droits fondamentaux. Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, écrit Ignatieff, deux conceptions des droits s’affrontent, l’une qui privilégie les droits individuels et l’autre les droits sociaux, comme le droit au travail, à la santé, à l’éducation. Le triomphe du néolibéralisme et l’écroulement de l’Union soviétique consacrent le triomphe de la première.
À titre de journaliste vedette de la BBC, Michael Ignatieff s’est beaucoup intéressé aux questions nationales, particulièrement dans les Balkans. Il faut y voir un legs familial du côté paternel. Son arrière-grand-père, le comte russe Nicolas Ignatieff, nommé ambassadeur de Russie à la cour du sultan au milieu des années 1870, intriguait en cherchant à pousser à la révolte les minorités orthodoxes des Balkans dominées par l’empire ottoman, ce qui contribue au déclenchement d’une guerre entre la Russie et la Turquie.
Son père, George Ignatieff, a été ambassadeur du Canada en Yougoslavie de 1956 à 1958, poste pour lequel il s’était qualifié par une thèse de doctorat à Oxford consacrée à son grand-père Nicolas et à la politique tsariste dans les Balkans. Il s’agissait maintenant de soulever les peuples des Balkans contre l’Union soviétique car, chassée de Russie par la Révolution d’Octobre, la famille Ignatieff était maintenant à la solde d’un nouvel empire.
Dans une série de reportages et de publications, Michael Ignatieff a cherché à rallier l’opinion publique britannique – et mondiale – au démantèlement de la Yougoslavie, justifiant les bombardements de la Serbie par les forces de l’OTAN en 1999. Pour y parvenir, Ignatieff cible le nationalisme, qualifié de principal responsable des désordres mondiaux, et prône l’intervention d’une force militaire extérieure pour établir la paix.
Dans un de ses principaux ouvrages, Blood and Belonging, Michael Ignatieff se définit comme un cosmopolite, doté d’une « conscience post-nationale », c’est-à-dire un « citoyen du monde » libre de toute attache nationale. Le nationalisme y est décrit comme source de violence. Il oppose au « nationalisme ethnique » des peuples des Balkans, mais également de l’Irlande, du Kurdistan et du Québec dont il est question dans ce livre, un « nationalisme civique » où l’appartenance n’est pas définie par la langue, la religion ou la race, mais est déterminée par l’État et certains de ses attributs comme la charte des droits. La fédération canadienne Canada est évidemment cité comme le parfait exemple de ce nationalisme civique.
Cependant son rejet de tout nationalisme ethnique ne l’a pas empêché de reconnaître l’indépendance du Kosovo quand les grandes puissances, dont il a côtoyé les représentants à la Commission du Kosovo où il a siégé, ont décidé que le moment était venu de l’accorder.
Nommé directeur du Carr Center of Human Rights Policy à Harvard en 2003, Ignatieff intervient fréquemment sur la place publique par des articles dans le New York Times Magazine et d’autres revues prestigieuses pour justifier l’intervention des États-Unis dans la « guerre contre le terrorisme ». Ignatieff a bonne presse auprès de l’intelligentsia libérale de la Côte est des États-Unis tant que la défense des droits humains réussit à camoufler les objectifs impérialistes des interventions étrangères. Mais les masques tombent lorsque Michael Ignatieff publie le 5 janvier 2003 à la une du New York Times Magazine un long article intitulé The Burden appuyant la guerre en Irak de George W. Bush.
Jamais au cours de cette période, ce soi-disant champion des droits humains ne trouve matière à enquête ou à une prise de position publique à propos de la détention sans chef d’accusation de centaines de prisonniers à Guantanamo dans le but de les soustraire à la justice américaine. Il n’intervient pas non plus pour dénoncer le Patriot Act qui restreint les droits civiques des Américains et permet l’arrestation et la déportation de milliers d’étudiants musulmans du Moyen-Orient séjournant aux États-Unis.
Au contraire, le 2 mai 2004, dans un autre article à la une du New York Times Magazine, intitulé Lesser Evils, il approuve la détention de suspects pour une période indéfinie, les interrogatoires « coercitifs » – un euphémisme pour la torture –, les assassinats sélectifs et la guerre préventive. Une position indéfendable, surtout après la diffusion quelques jours auparavant par le réseau CBS de photos de prisonniers torturés à la prison irakienne de Abu Ghraib.
Dans un autre article, paru dans le même magazine le 4 juillet 2005, Michael Ignatieff affirme que c’est la mission historique des États-Unis que de vouloir répandre la démocratie à travers le monde, quitte à ce que ce soit au bout du fusil. Il écrit que George W. Bush est un « gambler texan » dont on dira qu’il était un « visionnaire » si la démocratie s’enracine en Irak. De plus en plus, il s’identifie aux Républicains, présentés comme des missionnaires de la liberté.
À partir de juin 2003, il effectue des visites de plus en plus nombreuses au Canada pour s’adresser aux hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères et aux cadres du Parti libéral du Canada.
Dans The Unexpected War, Canada in Kandahar, les auteurs Janice Gross Stein et Eugene Lang racontent comment le Parti libéral est alors en pleine dérive pacifiste et anti-américaine après le refus de Jean Chrétien de participer à la guerre en Irak. Les milieux d’affaires canadiens et américains de même que l’establishment militaire canadien appuient la campagne de Paul Martin pour pousser Chrétien vers la retraite et rétablir les ponts avec les Américains.
Mais, une fois au pouvoir, Paul Martin ne comble pas les attentes de ses commanditaires. L’Afghanistan n’est pas une priorité et il refuse d’adhérer au projet de Bouclier anti-missiles au grand dam du Pentagone. Comme Jean Chrétien, Paul Martin a les yeux sur les sondages et il réalise qu’il doit tenir compte de l’humeur pacifiste des Québécois s’il veut y faire les gains qui lui donneront un gouvernement majoritaire. Janice Stein et Eugene Lang soutiennent que c’est par crainte de favoriser la réélection du Parti Québécois dirigé alors par Bernard Landry que Jean Chrétien a refusé de donner son aval à la guerre en Irak.
C’est pour contrer cette dérive que, selon la version officielle, un groupe de jeunes libéraux, qui gravitaient autour de John Manley, le plus pro-américain des libéraux, se rendent chez Michael Ignatieff à Boston pour lui demander de venir prendre les rennes du Parti libéral. À peine 72 heures après la démission de Paul Martin, une assemblée d’investiture est organisée dans la circonscription d’Etobicoke-Lakeshore pour nommer Michael Ignatieff candidat libéral.
Trois mois seulement après l’élection d’un gouvernement minoritaire conservateur, le premier ministre Stephen Harper dépose à la Chambre des Communes une motion pour prolonger la mission canadienne en Afghanistan jusqu’en 2009. Le Bloc québécois, le NPD et une majorité des libéraux votent contre la motion, mais deux douzaines de députés libéraux regroupés autour de Michael Ignatieff donnent à Stephen Harper la majorité requise.
Deux ans plus tard, lorsque John Manley, nommé par Stephen Harper à la tête d’un comité « indépendant », recommande un nouveau prolongement de la mission en Afghanistan, Michael Ignatieff court-circuite son chef Stéphane Dion, opposé à la guerre, en prenant l’initiative de rédiger un long amendement que Stephen Harper s’empresse d’incorporer à sa motion, ce qui en assure l’adoption. Le Bloc et le NPD votent contre et une vingtaine de députés libéraux ne se présentent pas pour le vote.
Pour amadouer le Québec, Michael Ignatieff propose à la veille du congrès du Parti libéral de reconnaître la nation québécoise. On s’attend à un vif débat, mais quelques jours avant le Congrès, Stephen Harper dépose à la Chambre des communes une motion sur la reconnaissance de la nation québécoise, tuant dans l’œuf toute contestation de la position d’Ignatieff.
Dans le cas d’Ignatieff comme dans celui de Harper, cette reconnaissance n’inclut pas le droit à la sécession du Québec. Pour Michael Ignatieff, le Québec n’est pas une nation conquise, opprimée, subjuguée. Au contraire, « la Conquête britannique de 1763, écrit-il dans la Révolution des droits, loin d’étouffer le fait français en Amérique du Nord, a apporté l’autonomie aux Canadiens français pour la première fois ». Tout comme l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan apporte la démocratie aux Irakiens et aux Afghans!
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