Santé : Des privilèges inadmissibles pour les infirmières des agences privées

2010/02/16 | Par Maude Messier

L’exode des infirmières vers les agences privées est catastrophique pour la pérennité du réseau public de santé, selon Régine Laurent, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ): «Il faut ramener ces filles dans le réseau public avec des conditions attrayantes. Il est impératif de stabiliser les équipes de base et arrêter cette pénurie de main-d’œuvre.»

Pour la FIQ, c’est la machination du gouvernement et son obstination à toujours couper plus dans les ressources du réseau public qui est le seul responsable de l’actuelle pénurie de main-d’œuvre: «On ne doit pas reporter le blâme sur le dos des travailleuses des agences. Souvent, pour elles, c’est une question de survie, elles prennent la fuite carrément. Des journées de 16 heures à répétition, jusqu’à trois fois semaine, c’est évident pour tout le monde que ça ne fait aucun sens!» Photo : Mathieu Roy/AC-Press

Un jugement favorable… mais qui ne fait pas jurisprudence

Parce que l’étanchéité du réseau public de santé est fondamentale à sa pérennité, la FIQ s’apprête à mener la bataille sur tous les fronts: «L’unique façon d’assurer à la population un continuum de soins de qualité à des coûts raisonnables est d’avoir un réseau de santé entièrement public, sans incursion du privé.»

Au cœur du conflit, les gestionnaires des établissements de santé affirment que les infirmières privées ne sont pas des employées au même titre que le reste du personnel infirmier parce qu’elles sont payées par les agences. Elles ne sont donc pas soumises aux mêmes conditions de travail, conditions déterminées dans leur contrat avec l’agence.

Toutefois, la cause du CSSS de la Mitis fait exactement la démonstration inverse. En mai dernier, la Commission des relations de travail statuait que le personnel fourni par l’agence de placement doit être considéré comme des salariés au sens du Code du travail et reconnaissait le CSSS de la Mitis comme le véritable employeur.

La cause, gagnée par le Syndicat des infirmières, infirmières auxiliaires et inhalothérapeuthes de l’est du Québec (SIIIEQ-CSQ), établit que les infirmières du privé oeuvrent pour la même mission que celles du réseau public, ont reçu la même formation, ont la même clientèle, effectuent les mêmes tâches, travaillent dans les mêmes locaux, etc. Le jugement reconnaît donc que le double traitement en faveur du personnel des agences est injuste et inéquitable.

Sur le plan juridique, une telle victoire est certes encourageante et favorable à la bataille de la FIQ, mais ne constitue en rien une jurisprudence: « Il ne peut y avoir de preuves collectives. Pour chaque cause, chaque établissement, ça prend des preuves individuelles. Pour chaque personne visée, chaque heure travaillée, chaque facture, etc. C’est colossal. Nous allons mener cette bataille et déposer des requêtes en vertu de l’article 39 du Code du travail un peu partout au Québec.»

À l’exemple de la requête du CSSS de la Mitis, la lutte de la FIQ vise à faire reconnaître, pour chaque établissement public concerné, les infirmières des agences privées comme salariées, au même titre que celles qui oeuvrent dans cet établissement, et les faire déclarer visées par l’unité d’accréditation syndicale et assujetties aux conditions de travail en vigueur.

Les moyens d’action entrepris par la FIQ ne s’arrêtent pas là: «Sur le plan politique, nous allons pousser le gouvernement à se compromettre. Il déclare publiquement vouloir d’un réseau public de santé fort, mais dans les faits, il agit tout autrement. On en a assez de les voir jouer aux hypocrites!», révèle Régine Laurent.

La FIQ estime qu’il s’agit d’un dossier social et que la population doit être informée de ce qui se trame dans le réseau de la santé à son insu: «Sur le plan de l’information, nous entamerons sous peu une vaste campagne d’information pour le grand public, notamment sur l’importance de la continuité des soins et sur les coûts exorbitants du privé.»

Un traitement préférentiel inadmissible

Le manque chronique de personnel sur les équipes de travail de même que la gestion à court terme causent bien des maux de tête aux professionnelles en soins du réseau public. Le recours au personnel des agences privées ne devait être qu’une solution temporaire.

Loin de palier la pénurie, cette pratique devenue systématique contribue tant à l’exode des infirmières du public qu’à leur épuisement professionnel. En raison du fort taux de roulement du personnel privé, le poids de la continuité des soins reposent sur les épaules de celle du réseau public, qui doivent constamment supporter une surcharge de travail.

«Chaque établissement a ses propres procédures, ses méthodes de travail. Bien souvent, les travailleuses des agences ne les connaissent pas, ce qui alourdit la tâche de celles qui y travaillent chaque jour. Elles passent leur temps à donner des explications et à superviser en plus de leur travail régulier», explique Régine Laurent.

Comme si ce n’était pas suffisant, les infirmières des agences jouissent de conditions de travail avantageuses par rapport à leurs consoeurs du réseau public: «Les cas lourds et complexes incombent aussi à ces travailleuses [du réseau public] parce que les employeurs sont certains qu’elles ont l’expérience qu’il faut pour ces cas. Elles sont aussi contraintes de faire des heures supplémentaires, contrairement à celles des agences, qui ont souvent signé des clauses qui leur assurent qu’elles n’en feront jamais!»

Tant au niveau du traitement salarial, du choix des quarts de travail, du remboursement des frais de déplacement, du choix des congés fériés et des vacances comme des heures supplémentaires, obligatoires plus souvent qu’autrement pour celles du public, les disparités dans les conditions de travail sont nombreuses.

Relativement aux besoins criants de main-d’oeuvre, les agences bénéficient d’un rapport de force disproportionné auquel n’ont pourtant pas droit les syndicats pour négocier les conditions de travail des infirmières du réseau public. Ces dernières voient donc leurs conditions de travail s’éroder alors que celles du privé sont négociées à la pièce.

Pour la FIQ, le traitement préférentiel accordé au personnel des agences est inadmissible: «C’est injuste pour les travailleuses du réseau public. Au nom de quoi leur vie personnelle à elles et leur famille aurait moins de valeur que celles des agences? Elles se découragent et s’épuisent», souligne Mme Laurent qui insiste aussi sur le fait que ces tensions détériorent le climat en milieu de travail et génèrent des conflits.

Dans le réseau public, les conditions de travail des infirmières sont connues et accessibles via les conventions collectives alors que celles des travailleuses du privé demeurent confidentielles sous le couvert du «secret commercial ». Allez donc savoir quel est le coût d’infirmière du privé par rapport à sa consoeur du réseau public pour un travail égal.

Manœuvres politiques et juridiques

Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement libéral s’est lancé lance dans ce qu’il appelle la «réingénérie» du réseau de santé. Sous le couvert d’alléger la gestion du réseau et la volonté d’assurer un continuum de soins plus efficient, il multiplie les modifications législatives et crée de toutes pièces un système qui cautionne la privatisation d’une partie des soins de santé.

En 2003, le gouvernement adopte sous le bâillon les lois 25 et 30. La première crée pas moins de 95 centres de santé et de services sociaux (CSSS) qui coordonnent les réseaux locaux de service (RLS). Les RLS incluent tout autant les établissements publics que des entreprises privées en dispensation de services médicaux, ce qui formalise les liens avec le secteur privé.

La loi 30 force la fusion des accréditations syndicales des établissements et modifient les catégories d’emplois, ce qui a pour effet de déstabiliser et de désorganiser les différents syndicats en pleine période de négociation pour le renouvellement des conventions collectives du secteur public.

Le gouvernement libéral va encore plus loin et assouplit l’article 45 du Code du travail, facilitant de facto le recours à la sous-traitance, légitimant l’incursion des entreprises privées dans le réseau public.

Puis, en 2005, il invoque le jugement Chaoulli pour instaurer des centres médicaux spécialisés (CMS), un milieu extrahospitalier où des chirurgies peuvent être effectuées. Financés à même les budgets des établissements publics, ces nouveaux marchés représentent une véritable manne pour l’entreprise privée.

Finalement, la Nouvelle gestion publique (NGP) impose des méthodes de gestion des ressources humaines qui s’inscrivent dans le cadre général des accords commerciaux des marchés publics.

Bien que les services infirmiers soient en principe exclus de l’application de ces accords, le ministère de la Santé et des Services sociaux ne l’entend pas ainsi. L’approvisionnement en main-d’œuvre indépendante, ou l’achat d’heures travaillées, s’effectue de la même façon que l’approvisionnement en matériel, en biens ou en travaux: les entreprises privées de placement en soins transigent par le biais d’appels d’offres en approvisionnement du gouvernement. Ressources matérielles et ressources humaines, même «business».

Une gestion coûteuse et inefficace

Pour la FIQ, les modifications apportées par les différentes législations n’ont en rien atteint les «objectifs» escomptés par le gouvernement, mis à part de faire plus de place au secteur privé, comme en témoigne le «succès» économique de ces entreprises.

«Les CSSS sont très difficiles à gérer, pour ne pas dire qu’ils sont ingérables, souligne Régine Laurent. Dans bien des cas, les gestionnaires d’un établissement ne savent même pas ce qui se passe dans celui d’à côté. En réalité et malgré ce qu’en dit le gouvernement, les modifications apportées par la loi 25 ont alourdi l’administration et non pas l’inverse. Ils ont dû embaucher plus d’adjoints pour répondre aux nouveaux besoins. Ils ne viendront pas nous dire que ça coûte moins cher.»

À ce chapitre, la FIQ estime que l’intérêt des citoyens n’est plus au cœur des priorités du gouvernement, mais sert plutôt de prétexte à la privatisation des soins de santé, alors que «les agences privées ne représentent pourtant en rien une option intéressante».

En refusant obstinément de se pencher sérieusement sur les problématiques d’organisation du travail dans les établissements de santé et d’améliorer substantiellement les conditions de travail des infirmières pour freiner l’exode vers le secteur privé, il met volontairement en péril la pérennité du réseau public.