Alors que le Canada s’émoustille devant les forces armées canadiennes, à grands coups de publicités glorifiant les valeurs viriles d’une bonne raclée servie à un peuple sans défense du Moyen-Orient, le Québec est moins enjoué à la vue d’un « héros de guerre », terme insipide servi à satiété par des politiciens tout aussi inodores. Où est l’héroïsme dans une invasion étrangère?
Il est vrai que Harper a rendu le Canada plus belliqueux que jamais, mais il ne faudrait pas oublier que le Canada a construit son identité distincte de la Grande-Bretagne à coup de guerres; celle de 1812, qu’on nous entre en pleine gueule depuis 3 ans, mais surtout celle de 1914-1918, qu’on commence à nous servir à la sauce radio-canadienne avec un zeste d’unité nationale.
Que sait-on, au fait, de la participation québécoise à cette guerre? On en connait surtout notre non-participation, notre rejet de la conscription. Le collectif Le Québec dans la Grande Guerre nous permet de constater qu’il faut revoir le cliché du Canadien français qui refuse l’enrôlement. Cette récusation a été moins complète qu’on l’a longtemps affirmé et plusieurs francophones s’enrôlèrent dès le déclenchement des hostilités.
Il faut de plus nuancer la forte participation des Canadiens anglais : plus de 70% des anglophones se dirigeant vers l’Europe sont nés dans les îles britanniques et souhaitaient défendre leur patrie alors que les francophones n’avaient que peu d’intérêt envers la Grande-Bretagne.
Pour ce qui est de la France, les liens ont été si ténus entre la Conquête et le début du XXe siècle que l’ancienne mère patrie n’avait plus assez d’attrait pour favoriser une large participation. Au cœur de cette indifférence, la laïcisation de la société française depuis la Révolution rendait la France moins sympathique pour le Québec en soutane.
Jean Lamarre montre, par ailleurs, que la diaspora canadienne-française aux États-Unis s’est fortement mobilisée afin de financer la participation américaine et envoyer une quantité importante d’hommes.
Parlant français, ils servirent parfois d’interprètes dans les pays francophones. Une fois en Europe, venu le temps de discuter avec des officiers britanniques, le mépris anglo-saxon revint les hanter. Comme quoi, on peut quitter sa contrée, mais on ne délaissera jamais son identité. Quoi qu’il en soit, il convient d’ajouter ces exilés au chiffre des Canadiens français ayant combattu durant la Grande Guerre.
Cela dit, certaines des raisons qui expliquent le moins grand intérêt des Canadiens français pour cette guerre sont bien connues : des bataillons essentiellement unilingues anglais, la violence physique et psychologique infligée aux francophones hors Québec, etc.
Or, Jean-Philippe Warren montre qu’Henri Bourassa, alors au sommet de son influence sur les Canadiens français, refusa la participation du Canada au nom du pape! Lisant les écrits du pontife et la diplomatie vaticane, Bourassa fustigea la guerre au nom du Christ, mais surtout au nom du mépris de la religion catholique par les Anglo-saxons protestants et les Russes orthodoxes. Voilà une raison originale que l’on a longtemps occultée.
Nous avons aussi longtemps voulu réduire la crise de la conscription de 1917-1918 à une simple révolte nationale face au pouvoir anglophone. Béatrice Richard argumente que l’explication est trop simple. Bien sûr, les Canadiens français ne voyaient pas l’intérêt de défendre la Grande-Bretagne, alors que les Canadiens anglais les maltraitaient, notamment avec le règlement XVII qui interdisait l’enseignement francophone dans les écoles d’Ontario.
Le refus était cependant plus profond et complexe et renvoyait à une stratégie de « désobéissance civile ordonnée ». Les Canadiens français en avaient surtout contre plusieurs élites francophones qui se sont « acheté » des postes dans l’armée canadienne afin d’éviter d’aller servir au front.
La conscription était donc jugée un acte contre la classe sociale la plus pauvre davantage que comme une politique décidée par le pouvoir anglophone. Les élites francophones, en servant de relais aux décisions fédérales, étaient détestées.
Cependant, les réseaux de résistance à la conscription étaient bien développés et les stratégies nombreuses : des routes rendues volontairement impraticables, des curés qui préviennent de l’arrivée des policiers, etc.
Que reste-t-il de la Grande Guerre au Québec, outre une mémoire un peu floue et incomplète? Charles-Philippe Courtois argumente que la crise de la conscription est un moment charnière dans l'élaboration d’une identité québécoise.
Elle marque le début de l’abandon de l’identité canadienne-française reposant sur une conception d’un Canada biculturel et binational chère à Bourassa au profit d’un recentrage sur le Québec, dont Groulx est le plus célèbre.
Relisant les écrits de Groulx, Courtois explique que c’est à compter de 1917-1918 que ce dernier entame une critique plus ouverte de la Confédération, prélude à la publication de Notre avenir politique en 1923, dans lequel la reconquête économique et politique par les Canadiens français est envisagée comme voie à suivre pour la conquête éventuelle de « notre État français ».
Il n’est pas anodin non plus que l’Action libérale nationale et l’Union nationale de Duplessis aient été les premiers partis politiques proprement québécois n’ayant aucun lien avec des partis fédéraux.
Courtois voit dans cette crise le début de l’autonomisme, politique d’affirmation nationale partagée par pratiquement tous les gouvernements depuis les années 1930 avec laquelle le clairvoyant Couillard semble décidé à rompre.
Carl Bouchard, quant à lui, s’en prend de front au prétendu pacifisme du Canadien français. La Grande Guerre, argumente-t-il, a bel et bien développé un pacifisme au Québec. Mais, dans l’entre-deux-guerres, il sera surtout défendu par les femmes et sera teinté d’un moralisme religieux davantage qu’il sera réfléchi et argumenté en termes politiques comme dans d’autres pays.
Selon Bouchard, l’explication tient à ce que l’Église a étouffé la naissance d’un sentiment laïc qui s’exprimerait sur un point aussi essentiel et qui pourrait, à terme, déboucher sur un intérêt grandissant pour le bolchévisme russe.
Nous pouvons nous demander si le peu de contrôle que les Canadiens français ont exercé de tout temps sur l’État fédéral n’explique pas aussi cette réalité : à quoi bon argumenter dans une sphère dominée par les anglophones qui ne voient aucun intérêt à son point de vue?
Qui plus est, la guerre a été un sujet très éloigné des francophones depuis la Conquête. Quelle réflexion un peuple qui n’a pratiquement pas combattu pendant un siècle peut-il développer? Il est à se demander si le peu d’intérêt des Québécois pour le domaine international n’est pas en partie dû au fait que nous n’avons jamais contrôlé une politique étrangère et une armée.
Quoi qu’il en soit, le rapport des Québécois aux faits d’armes de la Grande Guerre demeure complexe, nous rappellent les derniers contributeurs de l’ouvrage. Comment comprendre à la fois le refus de la conscription et la participation bien réelle à une guerre qui nous apparaissait si loin et si étrangère à nos intérêts?
Notre mémoire collective n’a conservé que la première partie au détriment de la seconde. Il faut dire que, comme le Canada se sert encore et toujours de cette guerre comme arme de nation-building, il est difficile pour nous d’y trouver notre place.
Néanmoins, n’est-ce pas étrange que nous soyons incapables de prendre en compte cette partie de notre histoire? C’est aussi ça, ne pas vivre dans son propre pays. Puisqu’il faudra bien un jour penser ces questions, aussi bien commencer en prenant acte que la guerre a aussi façonné la nation québécoise.
Charles-Philippe Courtois et Laurent Veyssière (dir.), Le Québec dans la Grande Guerre. Engagements, refus, héritages. Québec, Septentrion, 2015, 248 p.
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