La colère d’Octobre

2023/12/15 | Par Simon Rainville

Longueur de l’article : 2792 mots
 

J’ai une affection particulière pour le Front de libération du Québec (FLQ). Non pas par romantisme révolutionnaire, comme pourraient le croire les bien-pensants qui sévissent dans les médias qui savent très bien d’où viennent leurs fonds de roulement. Non plus par amour de la violence pour la violence, comme pourraient le prétendre les apôtres de l’aplaventrisme. Pas plus que par une fascination glauque pour la mort, comme pourraient le présumer les psychanalystes.

En fait, j’ai longtemps cherché les raisons de cette affection qui tourne à l’obsession. Je n’oublierai jamais la journée où j’ai vu pour la première fois Octobre, de Pierre Falardeau. J’avais 13-14 ans et je vivais dans une petite ville comme il y en a mille. Et je n’en revenais pas que ces hommes puissent appartenir à mon peuple que l’on me présentait comme docile et poli dans mes cours d’histoire. Les héros, la violence politique, l’action qui va jusqu’au bout appartenaient à Hollywood, la culture qu’on me vendait comme universelle, voire comme la seule qui existait, et à l’histoire des États-Unis, qu’on me présentait comme exemplaire. Je n’en reviens toujours pas aujourd’hui. Chaque fois que je visionne ce classique, c’est le même émoi. Même si ça fait au bas mot 30 fois que je le regarde.

Je me disais que la crise d’Octobre c’était hier, à peine une décennie avant ma naissance. Et pourtant, rien ne transparaissait au quotidien de cet événement marquant. Lorsque j’interrogeais les adultes autour de moi, rien, ou presque. L’armée dans la rue. La peur. Les arrestations arbitraires. Mais les objectifs politiques? Le pouvoir canadien? La légitimité de la loi des mesures de guerre? Rien. Lettre morte.

En grandissant, j’ai lu et vu tout ce que j’ai pu sur le FLQ, mais c’était l’époque où Internet venait d’entrer dans les usages, alors les possibilités étaient plutôt limitées. Durant mon parcours scolaire, le Québec m’était encore et toujours présenté comme une société polie dont l’histoire était un long fleuve tristement tranquille. Je me suis laissé emporter par le courant. Je me suis dit, devenu «adulte et responsable», qu’il fallait étudier les vraies sociétés, les vrais pays qui avaient une vraie histoire politique, ceux qui comptaient vraiment. J’ai donc bifurqué vers l’histoire des grandes puissances européennes, de celles qui font l’histoire, de celle où le politique se vit réellement. Un bon colonisé, quoi.
 

Les couleurs d’Octobre

Chaque parution sur le FLQ est pour moi un événement. La publication par l’historien du cinéma Sylvain Garel de l’étude-dictionnaire critique Le FLQ dans la cinématographie québécoise. Le Front de libération du Québec en 250 œuvres ne fait pas exception. Il nous offre une somme d’érudition impressionnante et il faut saluer les éditions Somme toute qui ont eu le courage de publier un aussi gros livre (600 pages), qui servira longtemps d’outil de référence, mais qui ne sera sûrement pas un best-seller.

Vous avez bien lu : 250 fictions ou documentaires abordent les actions des felquistes ou, plus généralement, font référence au mouvement. Le questionnement, que je me suis formulé dès l’annonce de cette parution, peut se résumer ainsi : comment se fait-il qu’autant de cinéastes parlent du FLQ, mais qu’il faille paradoxalement que ce soit un Français qui écrive un livre sur le sujet? Notre incapacité à nous voir, à discerner le réel, va jusqu’à ce triste constat : il faudra qu’un observateur extérieur prenne la mesure de ce corpus. Un peu à la manière où il aura fallu un universitaire œuvrant aux États-Unis, Jean-Christophe Cloutier, pour déterrer les écrits francophones de Jack Kerouac (La vie est d’hommage) il y a quelques années.

Garel montre les couleurs d’Octobre sur pellicule en discernant les différentes phases de notre cinématographie. Schématiquement, les « films de guérilla », créés durant les années actives du FLQ, laissent par la suite place aux « fictions d’Octobre » qui montrent l’action des felquistes et la répression étatique. Les documentaires abordant les responsables politiques et les raflés prennent finalement le relais, avec des hauts et des bas dans le nombre de productions, les hauts étant marqués par la montée de l’indépendantisme, comme ce fut le cas au début des années 1990. Garel montre aussi que la cinématographie sur le FLQ, tout comme notre mémoire et les études historiques, compte de «remarquables oubliés» pour parler avec Serge Bouchard : le rôle des femmes (notamment avec le Front de libération des femmes (FLF)), l’action de Robert Bourassa, les quelques autochtones qui ont participé au FLQ et les ramifications internationales des felquistes sont les principaux négligés.

250 films en 60 ans, donc. Plus de quatre par année. Si on ne prend que les films qui portent uniquement sur le FLQ, Garel en recense une cinquantaine. Presque un chaque année.  Pour un groupe qui est conspué, méprisé, minimisé par le mouvement indépendantiste. Ce n’est pas rien. Même Louis Fournier, auteur de la synthèse la plus étoffée sur le FLQ, se dit surpris en préface du livre de Garel que le mouvement ait à ce point inspiré les cinéastes.

Pratiquement tous les cinéastes importants du Québec ont tourné un film documentaire ou de fiction sur le FLQ. Il y a quelque chose de ce simple constat qui relève de la psychanalyse de notre peuple. À l’image de Camille Laurin, père de la loi 101, qui affirmait que le peuple québécois avait besoin d’une psychanalyse au sujet de la langue, j’affirme qu’il a le même besoin au sujet de la signification du FLQ pour la situation politique du Québec.
 

L’ancrage d’Octobre

Garel rappelle que le FLQ était bien ancré dans l’histoire du Québec. Les actions des Patriotes, la mémoire de la conscription de soldats ayant combattu pour un pays qui nous méprise et le sacrifice des militaires canadiens-français lors des deux guerres mondiales leur servaient de guide. L’historien ajoute que le groupe révolutionnaire poursuivait la tradition canadienne-française des organisations clandestines, au premier rang desquelles se trouve L’Ordre de Jacques-Cartier, mieux connu sous le nom la Patente, qui défendait les droits des catholiques et des francophones jusqu’au début des actions du FLQ.

Selon lui, la Patente aurait peut-être été derrière le transfert de l’ONF d’Ottawa à Montréal. Cela n’est pas anodin puisque Garel fait bien remarquer que le FLQ et le cinéma québécois sont nés au même moment, en 1960. « Nombre de cinéastes de l’équipe francophone de l’ONF agirent un peu à la manière des felquistes, la violence en moins, au sein de l’Office, organisme fédéral s’il en est, explique l’historien. Ils utilisèrent la clandestinité, le complot et la guérilla pour faire avancer leurs causes et leurs films. »  Ces réalisateurs passèrent clandestinement du documentaire à la fiction alors qu’ils détournaient les fonds consacrés aux documentaires pour montrer la réalité québécoise par la fiction, qui rejoint un plus large public.

Le dramaturge Jean-Claude Germain affirmait d’ailleurs qu’il ne faut pas oublier le sentiment d’approbation des actions du FLQ par une partie des Québécois : «Avant Octobre 70, on sentait une quasi-fusion avec notre public qui était jeune, impatient et prêt à faire la révolution culturelle avec nous. Après Octobre 70, le public est redevenu simple spectateur. Cette fusion incroyable, qu’on n’a plus jamais connue, c’est Octobre 70, mais c’est aussi toute l’époque qui l’ont permise.»

Même son de cloche chez André Pâquet, cité par Garel, qui disait en 1975 : «Quand Gilles Groulx faisait Le chat dans le sac en 1964, il devançait en quelque sorte l’histoire, le niveau de prise de conscience culturelle et politique du Québec. Par contre, depuis 1970, notre cinéma a été (à quelques exceptions près) à la remorque de notre propre histoire». Le constat est encore plus brutal aujourd’hui. Notre cinéma n’est pas à l’avant-garde du pays québécois.

« À l’exception de Mathieu Denis (Corbo), explique Garel, aucun réalisateur de premier plan n’a traité du sujet. (…) Leurs carrières sont loin d’être terminées (sauf, malheureusement, celle du regretté Jean-Marc Vallée, décédé prématurément le 25 décembre 2021). Pour certains, elles se poursuivent partiellement (ou totalement) à Hollywood, où l’on n’a que faire du Québec et de son histoire. Peu d’espoir repose donc du côté des talents qui ont cédé aux sirènes et aux dollars de la Mecque du cinéma commercial ». Comme une constante dans notre histoire, ces cinéastes pensent qu’il faut réussir ailleurs pour exister. Ils ne comprennent pas qu’il faudrait pourtant exister ici pour réussir réellement ailleurs, dans notre langue, avec notre culture, et non pas être un simple rouage de la culture américaine.
 

Les douleurs d’Octobre

Garel aborde aussi ce que notre mémoire empreinte d’angélisme tend à omettre: les douleurs d’Octobre. Il rappelle que lors de la crise d’Octobre, c’est le Québec au complet qui était séquestré, pas seulement le FLQ. Les cinémas ont été fermés durant des jours après le décès de Laporte et les chansons qui parlaient du pays ont été interdites sur les ondes des radios québécoises. Ce n’est pas rien en guise de répression politique.

Ce qui se jouait en octobre 1970, ce n’était pas le FLQ contre le Canada, c’était la raison d’État canadienne contre le Québec. Garel affirme à raison : « Comme le montre l’émission de télévision Les années de feu, réalisée par Pierre Buron (diffusée en 1990 par Radio-Québec), en octobre 1970, la police avait avant tout pour mission de briser les mouvements de protestation. Elle a ciblé principalement quatre groupes de contestataires dont les luttes convergeaient de plus en plus et remettaient en question l’ordre établi : les indépendantistes, les étudiants, les syndicalistes et les comités de citoyens. L’auteur aurait pu en ajouter un cinquième : les artistes. » 

De la même façon, le pouvoir canadien s’assure depuis 1970 que ces événements soient le moins abordés possible au cinéma. La censure est ominprésente, comme le confirme l’historien français :

Mais la fête est finie, ou plutôt « les folies », comme l’a ordonné en octobre 1969 le nouveau premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau, lors d’un célèbre discours. En 1970, l’année où le gouvernement fédéral instaure la Loi sur les mesures de guerre pour tenter d’anéantir le mouvement indépendantiste, il nomme Sydney Newman comme nouveau commissaire à l’ONF (c’est-à-dire le grand patron, en langage onéfien). Cet unilingue anglophone a manifestement pour mandat de mettre l’organisme au pas. Dans les mois suivant sa nomination, il refuse de produire plusieurs projets évoquant le FLQ ou l’anarchisme proposés par des cinéastes majeurs de l’Office : Denys Arcand, Hubert Aquin, Jacques Godbout et Louis Portugais. Plus grave encore, comme nous le verrons plus loin, il interdit totalement de diffusion trois films – une pratique fort rare à l’ONF – réalisés par des cinéastes francophones ouvertement favorables à l’indépendance et au socialisme (désormais les deux mamelles idéologiques du Front) : Cap-d’Espoir, de Jacques Leduc, On est au coton, d’Arcand et 24 heures ou plus, de Groulx. 

Et si cela ne vous convainc toujours pas sur le fait que la censure sévit partout contre le Québec, poursuivons la lecture de Garel :

Pour faire pièce aux indépendantistes et aux socialistes cinéastes francophones, les autorités fédérales utilisèrent les mêmes méthodes que celles éprouvées contre le FLQ en recrutant des informateurs. Brault l’avance dans un livre d’entretiens publié trois ans après sa mort : « Pourtant, parmi nous il y avait peut-être un membre de la GRC. Tu sais qu’il y a toujours un membre de la GRC à l’ONF? » L’interviewer, le cinéaste Gilles Noël, interloqué, relance Brault. Ce dernier précise : « Un cinéaste, membre de la GRC... on a travaillé avec l’un d’eux. » Logiquement, Noël lui demande : « Vous saviez qui c’était? » Le réalisateur du film Les ordres répond : « Oui. » Et quand Noël tente d’en savoir davantage en lui demandant : « Est-ce que ça fait partie du mandat de l’ONF? », Brault réplique avec humour : « [Ç]a fait partie de la mission de la GRC [...]. Je ne connais pas leurs méthodes, mais, lui, on le connaissait très bien. Mais je ne vais pas le nommer ».
 

La psychanalyse d’Octobre

L’historien rappelle aussi les propos de 1971 tenus par Jean-Paul Sartre au sujet des mesures de guerre : « Ça semble indiquer très clairement que vous, les Québécois, n’appartenez pas au Canada puisque vous êtes considérés comme des insurgés et des guerriers, et alors des prisonniers de guerre. C’est absolument admirable de penser que le Canada déclare qu’un homme arrêté au Québec est un prisonnier de guerre, c’est donc un combattant, il n’appartient donc pas à la même nation, il n’appartient donc pas à la même société. C’est une manière de dire clairement que les Québécois sont colonisés, c’est une chose qui m’apparaît le plus frappant ». C’est cette réalité, notre statut de colonisés, que nous oublions trop souvent.

Nous préférons faire comme si ça n’existait pas. Le Québec reprend sa place au sein du Canada depuis Octobre. Et c’est bien le problème fondamental du Québec : l’oubli du passé et la peur du réel, de la chair de l’histoire. Garel s’interroge : « Dans ce pays qui n’en est pas vraiment un – et c’est bien là le cœur du problème –, où le cinéma ne s’est guère intéressé au Régime français, où il n’existe aucune fiction sur la bataille des plaines d’Abraham de 1759, pas un seul long métrage de cinéma sur la révolte des Métis ou sur le débarquement de Dieppe, où les films sur les patriotes se comptent sur les doigts d’une main et où l’insoumission massive lors des deux guerres mondiales a tout juste suscité un peu plus d’intérêt cinématographique, d’où vient cet engouement des réalisateurs, et plus rarement des réalisatrices, pour le FLQ »?

Cette situation schizophrénique est parlante. L’intérêt pour le FLQ est inconscient, sous terrain. Un sujet pour les psychanalystes. Garel avance une réponse à sa question : « L’absence d’assassinats prémédités et d’attentats aveugles, alliée à un constat partagé par une grande partie de la population sur la situation peu enviable des francophones au Canada dans les années 1960, explique sans doute en grande partie le regard bienveillant ou à tout le moins compréhensif, hier comme aujourd’hui, de nombre de Québécois – et de cinéastes – envers « leur » groupe terroriste ». L’explication est intéressante mais insuffisante, notamment parce qu’elle pourrait aussi être servie pour plusieurs événements cités plus haut par l’historien - les crises de la conscription, par exemple, n’ont pas été le théâtre d’actes très violents de la part des Canadiens français – et que la situation des francophones n’était pas «enviable» bien avant 1960. En 1837-1838, la situation n’était pas mieux, ce qui a d’ailleurs provoqué la guerre civile patriote.
 

La colère d’Octobre

En postface au livre, Félix Rose, réalisateur et fils de Paul, soutient à juste titre : « Pour les Québécois, le cinéma est une manière efficace et poétique, surtout pour un peuple qui a été conquis, d’exorciser avec sensibilité un traumatisme collectif qui l’a marqué au fer rouge et qui, depuis, fait partie de son identité. » Mais cet exorcisme n’est pas une réponse politique soutenue. Si Octobre est devenu un mythe qui a tous les attributs du drame politique, comme l’affirmait Louis Hamelin dans Fabrications, force est de constater qu’il n'est pas assez puissant pour stimuler une action politique de décolonisation d’envergure.

Quand je repense au FLQ, ce qui m’arrive régulièrement, je me rends compte que la raison de ma fascination est assez simple : pour une fois, mon peuple se tenait debout, réellement, concrètement. Il entrait dans la chair de l’histoire. En quelque sorte, les felquistes disaient que c’était assez. Que le Québec ne devait plus subir le pouvoir canadien. Ils disaient à leur façon ce que Albert Camus répondait à Emmanuel d’Astier de La Vigerie dans une lettre de 1948 : « Je ne pense pas qu’il faille répondre aux coups par la bénédiction. Je crois que la violence est inévitable ». Le FLQ ne répondait plus aux coups par la bénédiction, chose rare dans ce pays trempé à l’eau bénite. Il savait que la violence était parfois inévitable. « Nécessaire et injustifiable », dira Falardeau au début de son film. C’est ce que notre engouement inconscient pour le FLQ cherche à nous rappeler : les vrais changements se font dans la chair de l’histoire.

Nous aurions dû mieux écouter L’alouette en colère de Félix Leclerc :

Le gros voisin d'en face
Est accouru armé
Grossier, étranger
Pour abattre mon fils
Une bonne fois pour toutes

(…)

Mon fils est en prison
Et moi, je sens en moi
Dans le tréfonds de moi
Pour la première fois
Malgré moi, malgré moi
Entre la chair et l'os
S'installer la colère

C’est cette colère, « entre la chair et l’os », qui nous fait défaut.