Le chanteur africain, Tiken Jah Fakoly, n’en décolère pas : «Ils ont partagé Africa sans nous consulter, et ils s’étonnent que nous soyons désunis». Avec sa «musique qui éveille les consciences», il ne cesse de dénoncer les injustices faites à son pays natal, la Côte d’Ivoire, et à son continent qu’il chérit :
«Après l’abolition de l’esclavage
Ils ont créé la colonisation
Lorsqu’on a trouvé la solution
Ils ont créé la coopération.»
À ces multiples systèmes de dépossession dénoncés par le chanteur africain, l’Europe a trouvé le moyen d’en rajouter un autre : le partenariat économique entre partenaires inégaux.
Depuis une quinzaine d’années, la Commission européenne mène une sourde offensive visant à imposer aux gouvernants africains des accords de néolibre-échange appelés Accords de partenariat économique (APE). Ce sont les habits neufs du colonialisme.
Cette chronique montre comment ces accords soi-disant gagnant-gagnant constituent en réalité un marché de dupes pour l’Afrique qui en sort perdante sur toute la ligne, particulièrement dans le secteur agricole[1].
Le bras de l’Europe dans l’exécution de cette manoeuvre, c’est la Commission européenne, une imposante bureaucratie qui a son siège à Bruxelles.
Quand la Commission européenne s’acharne à plumer l’Afrique
La Commission européenne est le secrétariat exécutif que se sont donné les 28 pays de l’Union européenne. Elle détient un pouvoir démesuré, supranational, non seulement exécutif, mais législatif. Ses 28 commissaires dirigent une énorme bureaucratie composée de 27 000 fonctionnaires. Parce qu’elle est grosse, grassement payée et sans réel contrôle démocratique, cette bureaucratie mène une offensive sans merci pour l’ouverture des marchés sur tous les continents, même en Afrique.
Elle convoite les marchés agroalimentaires de l’Afrique subsaharienne. Pourquoi ce secteur? Pourquoi l’Afrique? Parce que l’Europe se trouve en graves surplus agroalimentaires et que l’Afrique pauvre et surexploitée représente une proie facile.
Pourquoi ces surplus en Europe? Parce que la Politique agricole commune (PAC) instaurée en 1962 pour assurer sa sécurité alimentaire «a trop bien réussi». Dans les années 1980, l’Europe devient excédentaire. Elle exporte ses excédents à prix cassés, au risque de « déstabiliser les marchés agricoles dans le reste du monde ». Ce dumping s’avère « particulièrement pénalisant pour les agricultures vivrières des pays du Sud[2] ».
Aujourd’hui, la Commission veut en finir avec le système de préférences tarifaires qui permettait aux pays d’Afrique d’exporter en Europe sans frais de douane. Cette concession de la part des pays européens constituait une sorte de dédommagement pour les torts énormes causés à leurs anciennes colonies. À noter que cette manifestation de solidarité s’est produite avant que le vent du néolibéralisme ne balaye l’Europe et n’atteigne les hautes sphères de l’Union européenne.
D’où vient ce vent froid qui souffle sur la bureaucratique Commission? Des innombrables lobbies d’affaires qui rôdent aux alentours. Bruxelles est devenue «la capitale du lobbying à ciel ouvert». Elle accueille le plus grand nombre de lobbyistes au monde après Washington. «Le secteur représente en soi un business florissant estimé à au moins 3 milliard d’euros par an[3]».
Quand les ex-colonies réclamaient égalité et justice
L’idée d’accorder des préférences commerciales aux pays sous-développés vient du bloc des 77 pays non alignés, tous ex-colonies. Dans les années 1960, ils demandent aux Nations Unies d’organiser une conférence visant à créer un nouvel ordre économique mondial. Le but est d’impulser une nouvelle dynamique de développement profitable à tous les pays de la planète et combler le fossé des inégalités entre pays riches et pays pauvres. Dans cette foulée, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) recommande la création d’un système de préférences tarifaires en faveurs des pays pauvres.
En 1975, les pays non alignés, réunis sous l’égide de la CNUCED, signent avec l’Union européenne la Convention de Lomé qui institue un système de préférences commerciales, sans réciprocité, en faveur des 46 pays les plus pauvres d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Le « Système de préférences généralisées» (SPG) permet aux pays ACP l’exportation vers l’Europe, sans frais de douane, de la grande majorité de leurs produits industriels et agricoles. La Convention de Lomé a été renouvelée quatre fois, à mesure que d’autres pays s’ajoutaient à la liste des ACP. Au dernier renouvellement, en 1995, on en comptait 79, dont 49 en Afrique.
Quand le vent tourne à droite : l’Accord de Cotonou et les Accords de partenariat économique
Mais voilà que les compagnies bananières de l’Amérique centrale voient dans le SPG une concurrence déloyale. En 1995, elles s’en plaignent au gouvernement des États-Unis qui porte leur plainte devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) récemment créée. L’Organe de règlement des différends de l’OMC ordonne le remplacement du système des préférences tarifaires par un système d’avantages réciproques.
En conséquence, un nouvel accord devra intervenir pour plier l’Afrique aux règles de l’OMC. Réunis dans la capitale économique du Bénin, en l’an 2000, les dirigeants des pays ACP vont signer l’Accord de Cotonou, qui annule la Convention de Lomé. Finies les préférences tarifaires. Place aux avantages réciproques.
En guise de réciprocité, les dirigeants africains devront ouvrir grands leurs marchés aux produits européens. On leur fera signer ces Accords de faux partenariat qui réduisent à zéro les droits de douane sur les produits agroalimentaires de base. Cela va non seulement accroître la dépendance alimentaire de l’Afrique, mais ruiner les petits fermiers qui s’étaient lancés dans la production laitière, céréalière et avicole. Le cas de l’Afrique de l’Ouest s’avère particulièrement scandaleux. Son déficit en produits alimentaires de base est passé de 144 millions d’euros, en 2004, à 2,1 milliards en 2016.
On se demande pourquoi les dirigeants africains ont accepté ce marché de dupes. Ils ont de prime abord montré beaucoup de réticence. En 2007, le président Wade du Sénégal, écrit : «Les nouveaux Accords de partenariat économique prétendent démanteler les protections tarifaires et instaurer une parfaite égalité de compétition entre des économies européennes et africaines totalement asymétriques. Cela revient à livrer totalement les marchés africains aux produits européens subventionnés.»
Mais les vents du néolibéralisme peu à peu ont fait fléchir les dirigeants africains… les menaces et l’argent aidant. L’Union européenne finance généreusement les rencontres de politiciens, les séminaires d’information et les réunions de hauts fonctionnaires africains. Au besoin, elle menace les gouvernements récalcitrants de couper dans la coopération.
La coopération c’est-à-dire l’aide publique au développement (APD), que dénonce le chanteur Fakaly, a habitué les gouvernants et leurs clientèles à vivre de l’aide extérieure. L’APD a créé une sorte d’aidocratie : une classe sociopolitique qui vit de l’aide extérieure et peut en conséquence se passer de bases sociales qui la contrôleraient.
Urgence de protéger l’agriculture vivrière africaine
Dans l’histoire, aucun pays ne s’est développé sans protéger au départ son agriculture et ses industries naissantes. La Grande-Bretagne a interdit l’importation de produits agricoles pendant les deux siècles qui ont précédé la Révolution industrielle.
Alexander Hamilton, le premier ministre des Finances des États-Unis (1784-1789), a imposé un système de protection étanche. « Sans elle, argumentait-il, aucune industrie américaine ne pourra survivre. »
À notre époque, au cœur même de l’Europe, la Suisse pratique un « protectionnisme tranquille » qui protège efficacement son agriculture, ses industries et ses emplois.
La morale de cette histoire
Lorsque l’on sème les inégalités et la pauvreté, on récolte des réfugiés. Car il doit bien y avoir une cause à cette vague de réfugiés économiques qui, au péril de leur vie, montent à l’assaut de l’Europe. Il y a bien sûr les sécheresses, Boko Haram, les dictatures, l’agrobusiness… Mais pensez à ces accords de faux partenariat qui ruinent les paysans africains et les affament.
jacquesbgelinas.com
[1] Voir Jacques Berthelot, «L’agriculture africaine dans la tenaille libre-échangiste», Le Monde diplomatique, octobre 2017. Du même auteur : «Le baiser de la mort de l’Europe à l’Afrique», Le Monde diplomatique, septembre 2014.
[2] Antoine de Ravignan, «Agriculture : une PAC à réformer», Alternatives Économiques, octobre 2017.
[3] Stéphane Horel, «Bruxelles, capitale du lobbying à ciel ouvert», dans L’état du monde 2017, La Découverte, p. 180 sv.
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