C’est une proposition audacieuse lancée par le conférencier Pierre Curzi, lors de la Soirée du Bloc Québécois du 23 novembre, dont le thème était « Les géants du numérique, une menace pour la culture ».
La progression des GAFA (pour Google, Amazon, Facebook et Apple), auxquelles il faut ajouter Microsoft, est telle que les cinq se sont hissées en dix ans au sommet du classement des plus importantes entreprises, où elles ont remplacé les pétrolières. Le Québec n’échappe pas à leur influence.
« L’économie du secteur culturel est menacée, de constater l’autre conférencier de la Soirée, Atim León, conseiller politique à la FTQ, dont l’organisme fait partie de la Coalition pour la culture et les médias. L’alerte est venue de syndicats affiliés. À TVA, en quelques années, le nombre d’emplois est passé de 900 à 600 ! »
Atim rappelle que les industries culturelles génèrent un PIB de plus de 14,5 milliards de dollars et emploient près de 176 000 personnes au Québec. Pour souligner à grands traits l’importance de ce secteur économique, il précise que « son apport économique est plus grand que celui des secteurs combinés de l’agriculture, de la foresterie, des pêches et de la chasse ainsi que de l’extraction minière et pétrolière ».
Pendant plus d’un an, la ministre Mélanie Joly a tenu des consultations partout au Canada et le milieu culturel attendait avec impatience la nouvelle politique. On espérait une intervention réglementaire énergique sur le numérique pour mettre fin au laisser-faire, gracieuseté du CRTC qui a décidé, il y a quelques années, de ne pas intervenir.
On connaît la suite. Le document « Un Canada créatif. Une vision pour les industries créatives canadiennes » de la ministre Joly a provoqué un tollé au Québec, particulièrement sa décision d’exempter Netflix de la taxe de vente en échange d’investissements de 500 millions de dollars au cours des cinq prochaines années et d’une nébuleuse promesse de 25 millions de dollars pour les productions francophones.
Par contre, la nouvelle politique a été bien accueillie au Canada anglais. Il faut dire que le secteur du milieu culturel concerné est déjà bien imbriqué avec Netflix. Déjà, huit séries télévisées sont coproduites par Netflix avec CBC, Corus, City TV et d’autres producteurs.
Les conférenciers de la Soirée du Bloc Québécois se sont faits l’écho de la société québécoise en déclarant haut et fort que l’exemption fiscale était inacceptable. Atim León a indiqué que plus d’une cinquantaine d’États appliquent une taxe de vente au cybercommerce venant de l’étranger, avec un taux qui varie entre 5 % à Taiwan jusqu’à 25 % en Norvège. Atim en conclut que « le Canada est parmi les derniers de classe à ce chapitre ».
L’attitude du Canada s’explique par l’intense lobby mené par Netflix et les autres géants du numérique. « Une attitude inacceptable, de commenter Martine Ouellet. La perception est ancrée que les multinationales sont des joueurs trop gros, qu’on ne peut s’y opposer. Mais elles n’ont que le pouvoir qu’on leur donne. J’ai goûté au lobby des pétrolières lorsque j’étais ministre des Richesses naturelles et ce n’est pas vrai qu’il faut leur céder. Mais, pour agir, il faut avoir l’appui du peuple », de conclure la chef du Bloc Québécois, qui ne voit pas pourquoi le Québec n’imposerait pas une TVQ de 15 % à Netflix, si Ottawa refuse de lui imposer la TPS.
Pierre Curzi a montré les possibilités d’action au plan international en rappelant les grandes étapes qui ont mené à l’adoption par l’UNESCO de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée en 2005 par 180 pays, un dossier qu’il a piloté alors qu’il présidait l’Union des Artistes. Cependant, comme il l’a rappelé, « la Convention n’est pas contraignante pour les États et n’inclut pas le numérique ».
Une démarche similaire est toujours possible pour inclure le numérique dans la Convention, mais l’urgence d’agir incite Pierre Curzi à proposer une action propre au Québec avec la création d’un Québecflix, une plateforme qui pourrait regrouper les productions de Québecor (Éléphant, Club Illico), Radio-Canada (Tou.tv) et d’autres producteurs, tout en étant ouverte à l’ensemble de la francophonie, comme l’ont suggéré des participants, lors de l’échange qui a suivi les présentations des conférenciers.
« Je me félicite du succès de nos artistes à l’étranger, mais c’est un épiphénomène. L’important, c’est notre culture de base, avec nos valeurs communes et un minimum de solidarité. Il faut défendre la diversité culturelle et refuser d’être aplati par la culture dominante états-unienne », d’insister Pierre Curzi. Cependant, il est conscient que la concurrence entre les différents producteurs culturels québécois compromet les chances de la création d’un Québecflix.
Des décisions importantes à venir
Pierre-Karl Péladeau est intervenu vigoureusement pour dénoncer l’injustice fiscale de la politique de Mélanie Joly et la politique du laisser-faire qui « consiste à encourager et à faire la promotion des plateformes étrangères de diffusion de contenu dont les investissements locaux sont anecdotiques, alors que les intervenants québécois et canadiens investissent massivement, et depuis toujours, dans la réalisation de productions locales ».
En plus de devoir soutenir la concurrence d’un Netflix bénéficiant d’un avantage fiscal, Québecor, par sa filiale Vidéotron, est en compétition avec des géants canadiens comme Bell, Rogers et Telus dans un contexte où la mise à jour technologique va nécessiter, au cours des prochaines années, des investissements considérables. Déjà, Vidéotron a dû renoncer à son rêve d’étendre son réseau à l’échelle du Canada et se résigner à concentrer ses opérations sur le territoire québécois, faute des capitaux nécessaires. Il sera intéressant de voir quelle position Québecor prendra dans le débat qui vient de s’ouvrir aux États-Unis où la Federal Communications Commission propose de supprimer les règles qui contraignent les fournisseurs d’accès Internet à respecter la neutralité du Net, ouvrant ainsi la voie à des accès prioritaires, tarifés à des prix différenciés, donc à l’Internet à deux, voire plusieurs vitesses. Le bras de fer va opposer aux États-Unis les fournisseurs de services Internet, parents de Vidéotron, comme Verizon, Comcast et AT&T à Google, Microsoft, Facebook, qui défendent le statu quo.
D’autres événements importants risquent de modifier le paysage numérique au cours des prochains mois. Le 25 mai prochain entrera en vigueur en Europe, le Règlement général sur la protection des données, qualifié de législation la plus complexe jamais adoptée par les 28 pays de l’Union européenne, après quatre années d’ardues négociations. La législation « redonne aux citoyens le contrôle de leurs données personnelles ». Selon le magazine britannique The Economist, elle va changer les pratiques et les modèles d’affaires.
À suivre également les retombées du « scandale russe » aux États-Unis, où on vient de se rendre compte que des entreprises associées à la Russie avaient acheté de la publicité pour influencer l’élection présidentielle. Le Congrès obligera sans doute Facebook, Google et les autres géants de l’Internet à dévoiler les sources et les montants des dépenses publicitaires.
Enfin, il y a aussi les négociations de l’ALENA et du libre-échange Trans-Pacifique, dont un des volets les plus importants, mais parmi les moins traités par les médias, touche directement la culture par le biais des droits de la propriété intellectuelle (copyright, droits d’auteur, etc.).
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