À la fin du mois de novembre, la ministre du Patrimoine Mélanie Joly a refusé de parler aux représentants de la Fédération nationale des communications (FNC-CSN), venus à Ottawa rencontrer les élus fédéraux pour les sensibiliser à l’urgence de venir en aide à la presse écrite au Canada, dont les revenus publicitaires ont chuté de façon draconienne. Cette visite coïncidait avec la fermeture de 30 journaux au Canada anglais et la mise à pied de quelque 300 personnes par les grands groupes de presse que sont Torstar et Postmedia.
À plusieurs reprises, la ministre s’est montrée extrêmement réticente à soutenir l’édition de journaux papier, tout en laissant entendre que le gouvernement pourrait intervenir pour aider la migration des médias vers le numérique.
Pourquoi le numérique et pas le papier? Un aperçu des relations en France entre Facebook et la presse française nous donne peut-être un aperçu de la politique à venir d’une ministre qui entretient des relations privilégiées avec les géants du numérique, comme nous avons été à même de le constater dans l’entente avec Netflix.
Facebook et la presse française
Dans un article publié sur le site français Médiapart, intitulé « Comment Facebook achète la presse française », le journaliste Nicolas Becquet, de l’Observatoire européen du journalisme, raconte que, depuis 2016, Facebook verse des millions d’euros à plusieurs grands médias français pour produire des contenus vidéo sur son réseau social.
Le pattern a d’abord été créé aux États-Unis où Mark Zuckerberg, le propriétaire de Facebook, a versé 50 millions $ répartis en 140 contrats de partenariats, dont près de 3 millions pour le New York Times et Buzzfeed et 2,5 millions pour CNN, le tout représentant une goutte d’eau comparée aux 10 milliards de recettes trimestrielles de Facebook avec ses 2 milliards d’abonnés. En échange, les « partenaires » doivent produire massivement des articles, mais surtout des vidéos pour Facebook.
Des médias français (Le Figaro, Le Parisien, Le Monde) ont emboîté le pas pour des montants variant entre 100 000 et 200 000 euros par mois, renouvelables à chaque six mois. Facebook impose ses exigences (tant d’heures par mois, des « live » d’une durée déterminée, etc.) et ses « conseils » sur les formats de production. Pour y parvenir, Facebook a participé au financement de studios de production flambant neufs.
Les propriétaires de médias rejoints par Nicolas Becquet ont tous nié que cela puisse constituer une menace à leur indépendance. Néanmoins, ils admettent devoir se soumettre aux conditions de Facebook et être à la merci de son algorithme. « Pendant six mois, Facebook nous incite à produire des vidéos de moins d’une minute consultable sans le son. Le mois suivant, il faut produire des séquences d’une minute trente minimum, sans quoi l’algorithme pourrait bouder nos contenus. Trente petites secondes de plus qui imposent de repenser les formats et réorganiser sa chaîne de production », raconte l’un d’eux.
Dans ce « marché de l’attention » qu’est devenue la Toile, la concurrence est féroce et une chute importante de l’achalandage peut contribuer à déstabiliser les modèles d’affaires. D’autant plus que, pour les statistiques et l’analyse des données, il faut s’en remettre à Facebook, qui a admis, en 2016, avoir surévalué les statistiques de consultation des vidéos de 60 à 80% et ce, pendant deux ans!
Sous-jacent à cette situation est le bras de fer entre les producteurs et Facebook, chacun voulant attirer l’audience sur leurs plateformes respectives pour toucher les revenus de la publicité. Mais, au final, « Facebook a gagné, conclut Nicolas Becquet en parlant de la « servitude volontaire dont font preuve les médias ».
PKP fait bande à part
À notre connaissance, de tels partenariats n’existent pas au Canada, mais on peut émettre l’hypothèse que la ministre Joly, qui est soumise à un intense lobbying de la part des GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple), veut pousser les grands journaux dans les bras de Facebook, ce qui expliquerait son refus de venir en aide à la presse papier, mais se montrer ouverte à une aide éventuelle pour la migration vers le numérique.
Cependant, une entente entre La Presse et Facebook devra prendre une autre forme que la production de vidéos, le journal ayant dernièrement fermé son département de production de capsules vidéo pour Facebook après s’être rendu compte que c’était trop coûteux et ne répondait pas aux préférences de ses lecteurs.
Dans le paysage médiatique, où des journaux comme La Presse demandent désespérément un soutien financier d’Ottawa, Québecor fait cavalier seul. Le 4 décembre, Pierre Karl Péladeau livrait, devant les étudiants en journalisme du Cégep de Jonquière, un plaidoyer en faveur de l’indépendance des médias québécois. Il expliquait son refus de participer à la coalition des médias québécois (dont fait partie La Presse), qui demandent une aide financière pour assurer leur survie, en faisant valoir qu’il était impossible de conserver l’indépendance des médias s’ils acceptent l’argent du gouvernement.
Comment expliquer cette attitude? Ce n’est certes pas parce que le Journal (de Montréal et de Québec) est rentable. C’est plutôt à cause du modèle d’affaires de Québecor. Autrefois, les grands groupes de presse (Power Corporation, mais aussi Québecor) étaient intégrés verticalement de la forestière à la papetière jusqu’à l’imprimerie et la distribution. Aujourd’hui, le modèle d’affaires rentable est celui de la « convergence », soit celui des fournisseurs Internet détenant des médias. Videotron est la vache à lait de Québecor.
PKP peut se bomber le torse en invoquant son indépendance à l’égard de l’État, mais on doit lui rappeler que Québecor n’aurait pas pu mettre la main sur Videotron sans l’intervention de l’État et de la Caisse de dépôt.
De plus, la rentabilité de Québecor doit beaucoup aux généreuses politiques du gouvernement Harper à son égard. Rappelons les faits. Le gouvernement conservateur a cherché à encourager l’avènement d’un quatrième joueur dans un marché contrôlé par les géants Bell, Rogers et Telus en réservant de la bande passante à un prix dérisoire à des petits joueurs comme Videotron.
Prenons un seul exemple. Dans une des dernières enchères pour la vente de spectre à laquelle a participé Vidéotron, l’entreprise n’a payé que 11 cents le megahertz, alors que Telus a déboursé 3,02 $ et Bell 2,96$ le megahertz. Des représentants de Bell ont calculé que Vidéotron avait ainsi bénéficié d’une subvention de 857 millions $.
Après avoir dû se débarrasser des journaux de Sun Media au quart du montant payé pour leur achat et mis la clef dans Sun News sans avoir trouvé de repreneur, PKP a dû renoncer à ses ambitions pancanadiennes dans la téléphonie et s’est vu contraint de se replier sur son pré carré québécois. Il vend désormais à gros prix à ses concurrents le spectre acquis à un prix dérisoire dans le reste du Canada sous le gouvernement Harper.
La guerre à venir
Récemment, aux États-Unis, la Federal Communications Commission a proposé de supprimer les règles qui contraignent les fournisseurs d’accès Internet à respecter la neutralité du Net, ouvrant ainsi la voie à des accès prioritaires, tarifés à des prix différenciés, donc à l’Internet à deux, voire plusieurs vitesses. Un bras de fer s’annonce aux États-Unis entre les fournisseurs de services Internet, comme Verizon, Comcast et AT&T à Google, Microsoft, Facebook, qui défendent le statu quo.
Au Québec, Québecor va vraisemblablement adopter la même attitude que les entreprises de même nature que Vidéotron. Déjà, son chroniqueur Guy Fournier a salué la décision de la FCC états-unienne en affirmant que l’abandon de la neutralité « favorisera la concurrence et l’innovation et, en fin de compte, profitera aux consommateurs ».
On peut donc imaginer un nouveau terrain d’affrontement entre Québecor, favorable à l’Internet à plusieurs vitesses, et La Presse de Power Corporation défendant la « neutralité » du Net. À moins que La Presse soit vendue à Bell, un fournisseur d’Internet à la recherche de médias…
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