La crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale plongent les provinces de l’Ouest dans un océan de dettes. Le pétrole est disponible, mais les investisseurs du Québec et de l’Ontario, de même que les Britanniques, sont réticents à débloquer les fonds nécessaires à l’exploration et à l’exploitation. En réaction à ce peu d’intérêt, le gouvernement albertain d’Ernest Manning se tourne alors vers les Américains. En 1947, l’Imperial Oil trouve à Leduc, vingt mille au sud d’Edmonton, la nappe pétrolière miracle qui allait changer le cours de l’histoire. En 1967, le premier ministre Manning annonce fièrement que le trésor du gouvernement s’était enrichi de 2,25 milliards $ au cours des vingt dernières années. Une somme que peu de participants à la Conférence de 1918 auraient pu imaginer, raconte Mary Janigan dans l’épilogue de son livre Let the Eastern Bastards Freeze in the Dark. The West versus the Rest Since Confederation (Vintage Canada, 2013).
Pour la suite de l’histoire des relations entre Ottawa et les provinces de l’Ouest, nous nous sommes référés à deux livres publiés récemment au Canada anglais, qui font état du changement considérable de perspective depuis les années 1980, soit Oil’s Deep State. How the Petroleum Industry Undermines Democracy and Stops Action on Global Warming (Lorimer) – dont l’auteur, Kevin Taft, a été député du Parti libéral de l’Alberta de 2001 à 2012 et chef de l’Opposition de 2004 à 2008 – et The Big Stall. How Big Oil and Think Tanks are Blocking Action on Climate Change in Canada. (Lorimer) de Donald Gutstein.
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La découverte de la possibilité d’exploiter les sables bitumineux de l’Alberta, au moment même où s’épuisaient les réserves de pétrole conventionnel, a complètement modifié l’économie et la politique canadiennes. L’exploitation des sables bitumineux est devenue rentable après le choc pétrolier de 1973 et a mené à la création du consortium Syncrude en 1978. Mais la multiplication des projets d’exploitation commence véritablement en 1999, alors que les gouvernements d’Ottawa et de l’Alberta décident d’accorder à l’industrie d’importantes réductions de taxes et de redevances.
Avec ces réserves pétrolières, le Canada occupe la troisième place au monde derrière le Venezuela et l’Arabie saoudite. La production était de 450 000 barils par jour en 1995. On prévoyait alors atteindre 1,2 million de barils en 2020. Ce chiffre a été atteint en 2005. Il a doublé en 2014 et on prévoyait qu’il atteindrait 3 millions de barils en 2020.
De Trudeau père à Trudeau fils
En réaction aux pétrolières américaines qui voulaient étendre leur mainmise sur l’Arctique canadien où de nouvelles nappes de pétrole venaient d’être découvertes, le gouvernement libéral de Pierre Elliot Trudeau a créé, en 1974, Petro Canada avec pour mandat l’exploitation des sables bitumineux et des gisements dans l’Arctique et au large de Terre-Neuve.
Parallèlement, le gouvernement instaurait le National Energy Program (NEP) dans l’objectif d’accroître la propriété canadienne, d’assurer une part importante des revenus au gouvernement fédéral et de faire du Canada un pays producteur de pétrole autosuffisant. Son but était également de favoriser l’industrie manufacturière de l’Ontario et du Québec avec du pétrole à un prix inférieur au cours mondial.
Le ministre de l’Énergie de l’époque, Donald Macdonald, déclare qu’après des années de subsides versées à l’Alberta, Ottawa se doit d’avoir sa « juste part » des revenus du pétrole et du gaz et d’« exercer le droit de tous les Canadiens au partage de ce qui est une richesse provinciale, mais également canadienne ».
Mais Ottawa allait trouver sur son chemin le gouvernement d’un premier ministre Peter Lougheed (1971-1985), jaloux des prérogatives constitutionnelles de sa province sur les ressources naturelles. Tout comme Trudeau, Lougheed était, lui aussi, motivé par le nationalisme économique… mais albertain !
Une fois au pouvoir, Lougheed a haussé le taux des redevances de 16,7 % à 25 % sur le pétrole conventionnel et jusqu’à 50 % sur les sables bitumineux. Les redevances étaient versées dans un fonds souverain, l’Alberta Heritage Savings Trust Fund, nouvellement créé. Lougheed a aussi mis sur pied l’Alberta Energy Corporation et négocié une participation dans le projet Syncrude. Surnommé le « blue-eyed sheik », Lougheed voulait des sièges sociaux de pétrolières à Calgary et Edmonton plutôt qu’à Houston et Riad.
Les relations entre Trudeau et Lougheed étaient tumultueuses. À un certain moment, Lougheed a réduit les exportations de l’Alberta vers l’Est du pays, forçant une augmentation des importations de l’étranger. C’est à cette occasion que les Albertains ont arboré sur leurs parechocs le célèbre « Let the eastern bastards freeze in the dark » .
Trudeau a voulu contourner l’Alberta en encourageant aussi dans son budget de 1980 l’exploration pétrolière à l’extérieur de l’Alberta sur les T.N.-O. qu’Ottawa contrôle toujours.
L’affrontement entre l’Alberta et Ottawa allait, bien entendu, se transposer sur le terrain constitutionnel. L’Alberta contrôle désormais ses ressources naturelles, mais le gouvernement fédéral a juridiction sur le commerce interprovincial et international et peut invoquer son droit constitutionnel de « faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada ».
En août 1981, lors de la conférence des premiers ministres sur le rapatriement de la Constitution, Lougheed et Trudeau ont trouvé un compromis. En échange de l’appui de l’Alberta au rapatriement de la Constitution, Ottawa reconnaît que les provinces peuvent tirer des revenus « par n’importe quel mode de taxation » de leurs ressources non renouvelables, de leurs ressources forestières et de leurs installations hydro-électriques et qu’elles ont le « pouvoir exclusif d’adopter des lois » pour l’exploration, le développement, la conservation et la gestion de ces ressources.
Lougheed faisait aussi partie des neuf premiers ministres canadiens qui, lors de la Nuit des Longs Couteaux, ont approuvé le projet constitutionnel de Pierre Elliot Trudeau, alors que le premier ministre québécois René Lévesque dormait dans un hôtel de Gatineau. Ils ont obtenu, en échange de leur appui, l’insertion de la clause nonobstant et de la formule d’amendement – nécessitant l’accord de sept provinces représentant plus de 50 % de la population – réclamée par Peter Lougheed. Une formule d’amendement qui rend extrêmement difficile, voire impossible, tout amendement à la Constitution.
Le triomphe du néolibéralisme
Malgré leur opposition politique, Trudeau et Lougheed partageaient la même idéologie keynésienne, qui accordait un rôle important à l’intervention de l’État. Cependant, les deux projets ont été balayés par le triomphe de l’idéologie néolibérale dans la pensée politique et économique.
En 1985, le gouvernement Mulroney a supprimé la NEP et négocié un traité de libre-échange (ALE) avec les États-Unis. Le traité interdisait, entre autres, un prix du baril de pétrole à l’exportation supérieur au prix du marché intérieur, éliminant ainsi l’avantage que procurait la NEP à l’industrie manufacturière du centre du pays. Petro-Canada a été privatisée en 1990.
Le néolibéralisme allait complètement modifier la relation entre l’État et l’industrie pétrolière. Kevin Taft et Donald Gutstein démontrent comment les pétrolières constituent aujourd’hui un « deep state » qui exerce une influence considérable sur les gouvernements de l’Alberta et d’Ottawa. Ils décrivent un système de portes tournantes où les ministres sont recrutés au sein des pétrolières ou sont embauchés par celles-ci au terme de leur mandat politique.
L’osmose est telle qu’en 1996, trois membres du cabinet conservateur albertain et quatre autres membres de la législature ont fondé une compagnie à numéro, surnommé Tory Oil, pour investir dans l’exploitation pétrolière et gazière, tout en siégeant au Cabinet et à la Chambre !
À Ottawa, mentionnons seulement le nom des ministres Jim Prentice (conservateur), Anne McLellan et John Manley (libéraux), qui sont passés du Cabinet au conseil d’administration d’entreprises pétrolières. À titre d’exemple, soulignons qu’entre juillet 2008 et 2012, les p.d.-g. de l’industrie pétrolière, les lobbyistes et les associations vouées à leur cause ont rencontré ou communiqué à 2 733 reprises avec des fonctionnaires, des députés et des ministres, selon le registre officiel. Cette intense activité de lobbying s’est même intensifiée depuis. Elle explique les baisses de taxes, les milliards en subventions et l’achat de l’oléoduc TransMountain.
Si les politiques de Trudeau père avaient pour objectif un pétrole à un prix inférieur au cours mondial pour favoriser l’industrie manufacturière de l’Ontario et du Québec, celles de Trudeau fils visent à permettre d’exporter le pétrole albertain sur les marchés internationaux au prix des cours mondiaux.
Le dollar canadien se trouve arrimé au prix du baril de pétrole et toute hausse réduit la compétitivité du secteur manufacturier de l’Ontario et du Québec. Aujourd’hui, le pétrole, le gaz naturel et les autres minerais représentent 30% des exportations de marchandises et la Bourse de Toronto se vante d’être la plus importante au monde pour les entreprises de pétrole et de gaz, et les minières.
À la merci des importateurs états-uniens, faute de pipelines pouvant acheminer leur pétrole sur les marchés mondiaux, les pétrolières canadiennes doivent se satisfaire d’un prix nettement inférieur au cours mondial pour leur produit. La construction de nouveaux oléoducs est donc une question de vie ou de mort. Elles prendront tous les moyens à leur disposition pour parvenir à leurs fins, y compris les menaces séparatistes comme celles contenues dans la Déclaration de Buffalo.
Retour sur la Déclaration de Buffalo
Les signataires de la Déclaration de Buffalo se réclament de l’héritage de Louis Riel, Frederick Haultain, la Bande des Trois et Peter Lougheed. Parmi leurs revendications politiques, mentionnons la reconnaissance de l’Alberta comme partenaire égal; une meilleure représentation de la province au Parlement fédéral; un équilibre entre la représentation par la population en vigueur à la Chambre des communes et une représentation régionale (Sénat élu); la reconnaissance de l’Alberta ou de Buffalo comme région distincte.
La Déclaration revendique également des modifications à la péréquation, l’inscription dans la Constitution du pouvoir exclusif des provinces sur les ressources naturelles, un rapport d’impôt unique géré par l’Alberta, une représentation équitable au Cabinet, à la Cour suprême et, entre autres, dans les subventions pour les arts et la culture.
Fait aussi partie prenante de la Déclaration un programme « vert », qui va faire grimper dans les rideaux les écologistes : Restaurer la stabilité dans le secteur énergétique par la reconnaissance formelle et la promotion que le secteur énergétique albertain est une source d’énergie durable; reconnaître la contribution des Albertains et de l’industrie de l’Alberta à l’écosystème technologique vert global; autoriser le projet Teck Frontier; aller de l’avant avec un plan pour la construction d’un corridor énergétique national.
S’ajoute à cela l’établissement d’un plan pour protéger l’intégrité et considérer comme un service essentiel les infrastructures canadiennes comme le rail, les pipelines et les autoroutes pour permettre aux marchandises canadiennes l’accès aux marchés mondiaux.
Dans la conclusion de leur manifeste, les auteurs font part de leurs désillusions. Ils croyaient avoir fait des gains avec le gouvernement Harper, mais ils ont réalisé, depuis l’élection des libéraux, que ceux-ci ont été radiés, qu’ils n’étaient que temporaires.
Le slogan du Reform Party était, rappellent-ils, « The West Wants In ». Le nouveau slogan qui émerge est : « The West Wants Out ».
Des changements structurels et constitutionnels doivent avoir lieu, préviennent-ils, sinon un référendum sur l’indépendance de l’Alberta est inévitable.
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