Par le passé, chaque commémoration de la Crise d’Octobre amenait son lot de journalistes à solliciter une entrevue avec Paul Rose dans l’espoir de lui arracher un scoop sur « ce qui s’était réellement passé ». Paul ignorait la plupart des demandes. Il n’acceptait que lorsqu’il jugeait que le journaliste saurait rendre le contexte social et politique qui a conduit à procéder à des enlèvements. La plupart du temps, il était déçu du résultat. Il rêvait de produire lui-même un film ou une série télévisée qui rendrait justice au combat mené pour la libération nationale et sociale du Québec par les « fils enragés » de sa génération, comme les appelle Félix Leclerc dans « L’Alouette en colère ». Aujourd’hui, son fils Félix a réalisé avec brio le rêve de son père avec le film « Les Rose ».
« Ce film, on voulait le faire ensemble », me confirme Félix Rose en m’expliquant son cheminement vers ce projet. « Enfant, j’ai été confronté à la réalité d’un père bienveillant et affectueux et à son image publique d’un tueur. C’était difficile. D’autant plus que j’étais trop jeune pour poser des questions, pour en parler avec lui. »
Pour résoudre cette contradiction, Félix s’est mis à lire, à s’informer, à effectuer des recherches sur la Crise d’Octobre, le FLQ et l’histoire du Québec. Un projet a permis le rapprochement avec son père : la généalogie de la famille Rose.
« Mon père a embarqué. Nous avons fait des recherches à la Bibliothèque nationale, dans des cimetières, contacté des cousins, produit des fiches, un arbre généalogique et rêvé de nous rendre en Irlande d’où était venu le premier Rose, dont nous avons découvert qu’il avait francisé son nom de Rouse. Nous avons travaillé ensemble sur ce projet pendant dix ans. »
Mère Courage
La famille est importante chez les Rose, d’où le titre du film. Félix raconte que lorsque ses parents le soupçonnaient, lui ou sa sœur Rosalie, de mentir, ils les amenaient devant la photo de leur grand-mère et leur demandaient de jurer sur sa tête qu’ils disaient la vérité.
Une magnifique photo de Mme Rose Rose accrochée au mur apparaît dans le film lorsqu’Andrée Bergeron, la conjointe de Paul et mère de Félix et de Rosalie, prend la parole. Mais, dans ce film, Rose Rose est beaucoup plus qu’une photo. Félix a déniché des documents d’archives où on la voit énergique, combattante, se porter à la défense de ses fils. C’est Mère Courage.
La scène la plus émouvante du film est celle de l’hommage de Paul à sa mère lors de ses funérailles. « C’est ma séquence préférée, déclare Félix. Je n’avais jamais vu Paul comme cela. Autant d’émotion a été un choc. »
Le décès de Paul
Après le voyage en Irlande – nous y reviendrons – Félix présente son projet de film à son père. « Nous avons beaucoup discuté. Je lui ai posé des questions. Il m’a expliqué la répression policière à l’endroit des comités de citoyens, les coups de matraque, l’interdiction de manifester. Ce n’était pas l’histoire d’un gars qui se lève le matin et qui dit : je vais aller enlever le ministre du Travail. C’était une succession d’événements. Dans mon film, je n’ai pas voulu le justifier, mais le comprendre. »
Au mois de mars 2013, Félix présente une nouvelle mouture du projet de documentaire à son père. Une heure plus tard, Paul est victime d’un AVC et décède deux jours plus tard. « J’étais extrêmement frustré de ne pas avoir pu mener le projet à terme avec lui. Je suis devenu obsédé par ce projet. Pendant huit ans, je me suis plongé dans les archives audiovisuelles, j’ai réalisé une cinquantaine d’entrevues. Je voulais décrire les événements à partir d’une parole venue de l’intérieur », relate Félix.
L’oncle Jacques
Mais, bien entendu, le film aurait été incomplet sans le témoignage de son oncle Jacques. Félix raconte : « C’était compliqué avec Jacques. J’avais une bonne relation avec lui. C’était notre oncle gâteau quand nous étions jeunes. Mais il n’avait jamais témoigné et il ne voulait pas parler. Je l’ai achalé pendant deux ans. Sans succès. Puis, un jour, il m’appelle pour me demander de l’aider à installer de nouvelles fenêtres à sa maison. Il était vraiment mal pris. Alors, je lui fais la proposition suivante : une heure d’entrevue après chaque journée de travail. Il a accepté ».
Félix a complété ses recherches à partir de la documentation accumulée par son père. « Paul conservait tout. Documents, notes de procès, cassettes, etc. Il a fallu tout archiver. » Parmi les trésors enfouis dans des boîtes, il y avait ces cassettes de Paul enregistrées en prison pour sa mère. Très touchantes. « C’est l’homme que j’ai connu. Calme, cérébral, toujours en contrôle du message, d’où ressort son amour du territoire, du Québec. Le contraire du militant poing en l’air », de nous dire Félix.
L’Irlande
Le voyage en Irlande a été pour Paul la réalisation d’un rêve et un double choc pour Félix. Paul est presque devenu aveugle. Déjà borgne par suite d’un accident lorsqu’il était jeune, sa vision de l’autre oeil a subitement été réduite à 10%, sans doute à cause du voyage en avion. La relation père-fils s’est trouvée en quelque sorte inversée. « Je devais lui décrire ce que je voyais. À son habitude, il est demeuré très calme », explique Félix.
Le second choc est survenu lors de la rencontre avec des députés du Sinn Féin, membres du Parlement de l’Irlande du Nord, à la suite à des contacts pris avant leur départ. « Mon père a été accueilli en héros ! Ils se souvenaient de la grève de la faim de Paul et d’autres prisonniers politiques québécois en soutien à la grève de la faim de Bobby Sands. »
« Ils ne comprenaient pas, ajoute Félix, que Paul ait été interdit de se porter candidat sous la bannière du NPD-Québec en 1991 à l’élection partielle de la circonscription d’Anjou, alors qu’eux-mêmes avaient été élus après avoir purgé des peines de prison pour leurs activités au sein de l’IRA. Nous avons été aussi invités dans un bar où seuls les anciens membres de l’IRA ayant fait au moins un an de prison étaient admis. Paul a eu sa carte de membre sans problème », relate avec fierté Félix. (1)
Ce récit irlandais nous permet d’opposer l’approche du film « Les Rose » à celle du roman de Louis Hamelin « La Constellation du Lynx » (Boréal, 2010). De toute évidence, Louis Hamelin a été fasciné par le « Jubile Plot » (Le complot du Jubilée) de 1887 et en a reproduit la structure interprétative dans son roman sur la Crise d’Octobre. Le complot, ourdi par des terroristes fenians (nationalistes irlandais) avait pour objectif, rappelle Hamelin dans « Fabrications. Essai sur la fiction et l’histoire » (Boréal, 2019), « de faire sauter la reine Victoria et la moitié du gouvernement anglais. Déjoué in extremis par les services secrets de la police britannique, il était en réalité « un coup monté par ces derniers pour associer le mouvement indépendantiste légal à la violence terroriste ».
Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que Louis Hamelin ait déployé beaucoup d’efforts à consulter des policiers et autres agents « secrets » et ait bu comme du petit lait leurs « confidences ». Il étale sa vénération pour le « superflic » et « légendaire » - selon ses mots – Albert Lisacek, qu’il appelle avec déférence « monsieur ». Par contre, Hamelin reconnaît qu’il ne s’est pas « beaucoup démené pour essayer de vaincre le mutisme dans lequel se sont évaporées mes lettres à Paul Rose et à Louise Lanctôt, ou de retrouver le frère du premier, ou Yves Langlois, ou Marc Carbonneau, dont je connaissais, quelques maisons près, l’adresse ».
Son roman est un thriller, mais Hamelin déraille complètement quand il affirme « sans aucune incertitude » que sa reconstitution des faits dans la « Constellation du Lynx » est plus crédible que la « version officielle » ! Un roman n’est pas un livre d’histoire !
Hamelin ne s’intéresse pas aux événements qui ont conduit à la Crise d’Octobre et ridiculise la vie des felquistes après leur sortie de prison. Le film « Les Rose » rétablit les faits. Non seulement en amont, mais aussi en aval. Il rappelle, entre autres, l’obtention pour le droit des femmes à siéger dans un jury, l’activité des frères Rose en prison. L’organisation d’une grève de la faim suivie par 800 prisonniers, couronnée de succès, pour l’obtention de droits. La campagne au référendum de 1980, qui a donné une majorité pour le Oui dans les institutions pénitentiaires.
Dans les documents conservés par son père, Félix a déniché une cassette d’un échange entre Paul et les agents des libérations conditionnelles. Constamment, ceux-ci le provoquent, cherchent à le décourager de vouloir poursuivre ses études sur le « bras des contribuables », à vouloir faire de la politique. Paul ne se laisse ni intimider ni ne cherche à leur plaire avec des réponses qui auraient pu hâter sa sortie de prison. Il leur rétorque qu’il veut poursuivre des études en sociologie, travailler à la construction d’un parti des travailleurs et contribuer à bâtir le Québec.
Félix commente : « Il a fait exactement ce qu’il a dit qu’il allait faire. Il a fait une maîtrise, puis un doctorat en sociologie sur l’économie des régions du Québec. Il est devenu chef du NPD-Québec qu’il a transformé en Parti de la Démocratie socialiste (PDS), lequel s’est fusionné avec le Rassemblement pour une alternative politique (RAP) pour devenir l’Union des forces progressistes (UFP), une des composantes de Québec solidaire. Il a collaboré à l’aut’journal. Il n’a jamais dérogé à son plan de match. »
Que retenir des Événements d’Octobre?
Des écrivains (Ferron, Hamelin), d’ex-felquistes (Vallières) et nombre de commentateurs politiques ont cherché à réduire les Événements d’Octobre à une manipulation policière et les felquistes à de vulgaires « kidnappeurs ». Le FLQ était, au contraire, l’expression du nationalisme révolutionnaire québécois, qui s’inspirait des Black Panthers américains, des Tupamaros uruguayens et des révolutions cubaine, algérienne et d’autres pays du tiers-monde.
Pierre Elliott Trudeau s’est vanté d’avoir terrassé le nationalisme révolutionnaire québécois avec l’imposition de la Loi des mesures de guerre et l’arrestation de quelque 500 militantes et militants. Il n’en fut rien. Au lendemain des Événements d’Octobre, le nationalisme révolutionnaire a fusionné avec le mouvement ouvrier comme la classe dirigeante a pu l’apprécier lors de la grève illégale du Front commun et le mouvement de grèves, d’occupation d’usines, de postes de radio et même de ville – comme ce fut le cas à Sept-Îles – qui a suivi l’emprisonnement des chefs syndicaux en 1972.
Bien entendu, les mesures de guerre ont décimé momentanément les rangs du Parti Québécois. Mais elles ont aussi déchiré le voile de respectabilité de Trudeau, du Parti Libéral et du fédéralisme canadien. Dans une entrevue réalisée par Paul Rose pour l’aut’journal en 1993, le syndicaliste Théo Gagné expliquait que la grève de Murdochville de 1957, qu’il avait dirigé à titre de président du syndicat, n’avait pas été, malgré les apparences, une défaite.
« Un échec? Sur le moment, oui, certainement, admettait Théo Gagné. À long terme, l’impact positif a été plus grand que si nous avions techniquement gagné. Les mineurs de Murdochville ont gagné le respect à travers le Québec. » En fait, raconte celui qui est devenu une véritable légende du mouvement syndical, les mille travailleurs congédiés ont essaimé sur la Côte Nord et ailleurs au Québec où ils ont été le fer de lance d’un vaste mouvement de syndicalisation.
Au moment où la droite et une certaine gauche remettent en question les acquis de la Révolution tranquille, les felquistes méritent notre respect et le film « Les Rose » est une contribution majeure à la « version officielle » de l’histoire de la jeunesse militante des années 1960 et 1970, de ces « fils enragés » des « nègres blancs d’Amérique » et du nationalisme révolutionnaire québécois.
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Félix Rose rend hommage à son équipe et plus particulièrement à Michel Giroux, son monteur, à Eric Piccoli, à la direction photo, et à Philippe Brach et X La Controverse pour la trame musicale. « Je suis arrivé avec 500 heures de matériel. Je voulais une voix de l’intérieur. Michel avait le défi d’illustrer la parole. Il a donné une dimension poétique à plusieurs séquences du film », se réjouit Félix. À signaler la présence de sa sœur, Rosalie, à la prise de son.
- Je peux d’ailleurs témoigner que, lors d’une conférence de presse tenue à Montréal en 2002, le chef du Sinn Féin Gerry Adams avait tenu à rendre hommage et à remercier Paul Rose et les autres prisonniers politiques pour ce geste de solidarité. Bobby Sands est décédé après une grève de la faim de 66 jours. Durant cette captivité, il a été élu au Parlement de Westminster. À sa mort, des émeutes éclateront et plus de 100 000 personnes suivront son cortège funèbre.
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