Les enjeux du débat sur la « contradiction principale » ne sont compréhensibles qu’une fois replacer dans le cadre plus large de la « théorie des trois mondes », tout comme la naissance et le développement du mouvement « marxiste-léniniste » au Québec ne s’expliquent que dans le contexte de l’éclosion du mouvement maoïste à l’échelle internationale.
Au milieu des années 1970, poussent comme des champignons à travers la planète une multitude de groupes et de partis « marxistes-léninistes » qui se réclament de la « pensée Mao Tsé-toung » et adhèrent à la « théorie des trois mondes ».
La théorie communiste classique prônait l’alliance des pays socialistes avec la classe ouvrière des pays avancés et les mouvements de libération nationale des colonies et des pays dominés, contre les bourgeoisies impérialistes et les bourgeoisies locales qui leur étaient inféodées, dans le but d’instaurer le socialisme.
La « théorie des trois mondes » chamboule complètement le portrait. Elle n’aborde plus le monde en termes de classes, mais de pays. Elle prône une alliance entre les pays du tiers-monde, toutes classes confondues, avec les pays du « second monde » (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Canada, etc.), toutes classes également confondues, contre les deux superpuissances que sont les États-Unis et l’URSS. L’objectif n’est plus l’instauration du socialisme à l’échelle du globe, mais la mise en place d’un Nouvel ordre économique mondial.
Un élément central de la théorie va révéler les visées véritables de ses promoteurs. Selon ces derniers, la guerre est inévitable entre les deux superpuissances. La théorie des trois mondes a donc pour objectif la formation d’alliances militaires. De plus, comme ses promoteurs ont décrété que l’URSS est la superpuissance la plus dangereuse, l’alliance du tiers-monde avec le second monde s’élargit rapidement pour inclure la moitié du « premier monde », c’est-à-dire les États-Unis.
La référence aux pays socialistes disparaît et est remplacée par le tiers-monde – comprenant bien entendu la Chine – qui est « élevé au rang de force motrice de l’Histoire ». Dans le contexte de la guerre annoncée, les classes exploitées du tiers-monde et du second monde sont prestement invitées à s’allier à leur propre bourgeoisie qui, fut-elle impérialiste, devenait par un coup de baguette magique progressiste.
Dans le tiers-monde, les régimes les plus pro-américains comme ceux du Shah d’Iran, de Pinochet au Chili, de Marcos aux Philippines, de Duvalier en Haïti, de Suharto en Indonésie, doivent être soutenus et considérés comme faisant partie de « la force motrice de l’Histoire ».
Au Canada, selon la Ligue, la franchise maoïste canadienne, la classe ouvrière mène la « lutte de classe » pour de meilleurs salaires contre la bourgeoisie canadienne, mais se préparer à s’allier avec son « ennemi principal » pour la guerre inévitable contre « le social-impérialisme soviétique, l’ennemi le plus dangereux de tous les peuples ».
Évidemment, il était difficile au Canada de ne pas dénoncer à l’occasion l’autre superpuissance, les États-Unis. Après tout, la gauche québécoise venait du mouvement anti-impérialiste d’opposition à la guerre au Viet-nam. Mais l’impérialisme américain n’est dénoncé que dans le cadre de la défense de l’« indépendance » du pays. Le Canada doit se joindre à la coalition militaire contre l’URSS, mais en toute « indépendance ».
L’adhésion de la Ligue à la « théorie des trois mondes » l’a mené à adopter les positions les plus réactionnaires. La Ligue excusait le pillage du tiers-monde par le Canada en le présentant comme « le fruit de la lutte militante du tiers-monde ». « Le tiers-monde tort le bras du Canada », pouvait-on lire dans La Forge (1 :4).
L’extrait suivant est significatif de la vision du monde de la Ligue. « Quand la bourgeoisie canadienne passe des accords avec les pays du tiers-monde et qu’elle est forcée par la montée impétueuse de ces pays, qui jouent un rôle toujours plus grand sur la scène internationale, d’entretenir des rapports sur une base plus égalitaire, cela comporte un aspect positif. Bien sûr, elle y verra une occasion de s’enrichir. À coup sûr, elle tentera d’intensifier son exploitation et son pillage. Et ceci nous devons le combattre résolument. Mais objectivement, ce geste affaiblit la mainmise des superpuissances, sape les bases de leur hégémonie et contribue à les isoler. » (La Forge, 1 :21)
« L’exploitation et le pillage » ne sont désormais que des concepts subjectifs qui doivent être balayés du revers de la main pour contempler le progrès « objectif ». Après tout, si la bourgeoisie canadienne s’enrichit, elle pourra concéder plus de miettes aux ouvriers canadiens qui lui mènent une dure « lutte de classe » sous la direction de la Ligue.
La « théorie des trois mondes » avait tout pour plaire aux classes dirigeantes du Canada. Le premier ministre Pierre Elliott Trudeau avait effectué un voyage en Chine dans sa jeunesse et son gouvernement avait été un des premiers à reconnaître la Chine à l’ONU à la place de Taïwan. Dans sa biographie de Paul Desmarais, Un homme et son empire (Les éditions de l’Homme), le journaliste Dave Greber décrit le rôle central joué par Paul Desmarais à partir de 1978 dans le développement des relations commerciales entre le Canada et la Chine. Greber écrit que « ce sont des enseignants du Centre d’études est-asiatiques de l’Université McGill qui attirèrent l’attention d’industriels et de financiers tels que Paul Demarais sur la Chine ». Rappelons-nous que le MREQ, le groupe dirigeant des trois groupes qui ont fondé la Ligue, était formé d’étudiants de l’Université McGill.
Il est aujourd’hui admis par tous les analystes de la politique internationale que la « théorie des trois mondes » a été développée par Mao Tsétoung pour justifier l’alliance de la Chine avec les États-Unis qui s’est concrétisée par le voyage de Nixon à Pékin en 1972.
La Chine avait rompu avec l’URSS en 1963 lorsque Krouchtchev a refusé de refiler aux dirigeants chinois le secret de la bombe atomique. Mao a alors entrepris une campagne internationale contre le « révisionnisme krouchtchévien » et s’est présenté comme le défenseur de Ligne générale du mouvement communiste international, le garant de l’héritage révolutionnaire de Marx, Engels, Lénine et Staline.
À cette époque, la figure de Mao est devenue fort populaire en Occident. Sa notoriété s’est accrue, particulièrement auprès de la jeunesse, lors de la Révolution culturelle de 1966 qui allait avoir une influence certaine sur Mai 68 en France et les révoltes de la jeunesse dans plusieurs autres pays. Cette popularité et la dissémination de ses idées n’auraient pu se faire sans une attitude bienveillante de la part de certaines sections des classes dirigeantes occidentales. Les États-Unis savaient-il déjà qu’ils pourraient un jour faire alliance avec celui qui les qualifiait à l’époque de « tigre de papier »?
Sans doute. Après tout, les archives du Département d’État ne contenaient-elles pas les rapports de la Mission Dixie, qui s’était rendue en Chine en 1944. De leur rencontre avec Mao, les experts du Département d’État rapportaient que « toute orientation que les communistes chinois ont pu avoir avec l’Union soviétique semble être chose du passé ». Mao leur avait dit que, s’il bénéficiait de l’aide américaine, il était prêt à mettre en place après sa victoire un congrès qui « ressemblerait à la Chambre des communes britannique ». Il voulait que la Chine soit un pont entre l’URSS et les États-Unis et il se déclarait prêt à accueillir les capitaux américains pour industrialiser la Chine. Mais le gouvernement américain, influencé par le lobby chinois, a préféré appuyer Tchang Kaï-Chiang dans l’espoir de pouvoir transformer à nouveau la Chine en colonie.
Quelques années plus tard, en 1949, Chou En-Laï a fait parvenir un message secret aux États-Unis dans lequel il affirmait représenter un « groupe libéral » au sein du Parti communiste chinois qui voulait établir des liens plus étroits avec les États-Unis et moins engageants avec l’URSS. Les États-Unis se sont demandés si Mao n’était pas un nouveau Tito, le leader yougoslave, qui venait de rompre avec l’URSS.
Les dirigeants soviétiques craignaient eux aussi que Mao soit un nouveau Tito. Dans leurs archives et celles de l’Internationale communiste (Comintern), des dossiers bien étoffés rappelaient comment Mao avait pris le pouvoir au sein du Parti communiste chinois en 1935 contre la fraction soutenue par le Comintern. Les théories de Mao étaient si peu orthodoxes que le communisme chinois était qualifié à Moscou de « communisme de margarine ». Staline aurait déclaré que le « communisme chinois est au véritable communisme ce que la margarine est au beurre ».
Cependant, en l’absence de réponse positive des États-Unis, Mao n’eût d’autre choix que de se rendre à Moscou et faire alliance avec l’URSS, d’autant plus qu’il craignait, semble-t-il, une invasion américaine de concert avec le Japon et les nationalistes de Tchang Kaï-Chek.
Finalement, en 1949, la révolution chinoise triomphera avec l’appui non négligeable de l’URSS. En août 1945, l’Armée rouge avait envahi la Mandchourie pour chasser les impérialistes japonais. La Mandchourie était la province la plus industrialisée de la Chine et d’une grande importance stratégique. L’armée rouge a vu à ce que les importants stocks de munitions et de provisions japonais aillent à l’Armée de libération nationale.
Quand Mao a pris le pouvoir, il n’a pas installé un régime soviétique – c’est-à-dire basé sur les soviets (conseils ouvriers) – comme en URSS, mais un régime de « démocratie nouvelle ». La différence entre les systèmes soviétique et chinois est bien illustrée dans les drapeaux des deux pays. Le drapeau soviétique a un marteau et une faucille symbolisant l’alliance des ouvriers et des paysans. Le drapeau chinois a une grande étoile flanquée de quatre petites étoiles symbolisant l’alliance des quatre classes au pouvoir : la classe ouvrière, la paysannerie, la petite-bourgeoisie et la bourgeoisie nationale.
De 1966 à 1969, une intense lutte de fractions pour le pouvoir se déroule dans le cadre de la Révolution culturelle. Elle se solde par la défaite de Lin Piao et de la bande des quatre, c’est-à-dire de la tendance pro-soviétique. En 1969, les dirigeants chinois moussent l’hystérie contre l’URSS en utilisant des incidents à la frontière entre les deux pays sur le fleuve Amour pour préparer le peuple à une alliance avec les États-Unis et entreprennent les négociations secrètes avec Kissinger pour préparer la visite de Nixon en Chine en 1972.
Dans le cadre de sa lutte contre les « révisionnistes » soviétiques, la Chine a tenté, mais sans grand succès, d’attirer dans son giron des Partis communistes pro-soviétiques. À partir de 1969, elle oriente plutôt ses efforts vers les jeunes du mouvement de la contre-culture, issus de la contestation étudiante de 1968. Des jeunes qui avaient suivi avec grand intérêt la Révolution culturelle en Chine. Après tout, le socialisme utopique du mouvement hippie et la Révolution culturelle avaient beaucoup en commun. Le petit Livre rouge de Mao et ses maximes courtes et simplistes devient fort populaire en Occident.
Dans ses mémoires, le dirigeant albanais Enver Hoxha raconte que la Chine a soutenu financièrement par le biais de ses services secrets la formation de groupes maoïstes à travers le monde. Nous ne savons pas si ce fut le cas pour la Ligue, mais cela aurait pu très bien se faire par le biais de la société Amitiés Canada-Chine, fort active à l’époque, ou encore le Centre d’études est-asiatiques de l’Université McGill qui a approché Paul Desmarais.
La disparition de Mao en 1976 va créer d’immenses remous dans la mouvance maoïste. À la mort de Mao, il y avait plus de 100 groupes maoïstes reconnus par la Chine; trois ans plus tard, en 1979, il n’y en avait plus que 24 et seulement 10 en 1980.
Quand la Ligue s’est transformée en Parti communiste ouvrier, il ne lui est parvenu aucun message d’encouragement de la part du Parti communiste chinois. La Ligue avait soutenu Hua Guo Feng contre Deng Hsiao Ping à la mort de Mao. Mais, Hua a été remplacé par Hu Yaoband, le protégé de Deng, qui, dans son premier discours comme président, a critiqué Mao pour avoir initié la révolution culturelle qu’il a décrit comme « un grand malheur pour le parti et le peuple ». Le message était clair : le Parti communiste chinois n’avait plus besoin des groupements maoïstes issus de la Révolution culturelle.
Par la suite, la Ligue s’est cherchée un autre « parti père ». Elle développe alors des liens avec le parti maoïste de Pol Pot au Kampuchéa (Cambodge), le seul parti important qui lui a fait parvenir un message de soutien lors du congrès de fondation du Parti communiste ouvrier (PCO). À la fin de 1978, le bureau politique du PCO se rend en voyage au Kampuchéa et est de retour au Canada quelques jours seulement avant l’invasion vietnamienne.
Dès son arrivée, le PCO organise une vaste campagne de soutien contre l’invasion vietnamienne. Avant l’invasion, le Kampuchéa avait mauvaise presse dans les médias occidentaux, mais cette image s’est rapidement transformée en celle de « combattants héroïques de la liberté » après l’invasion vietnamienne. La délégation du PCO ayant été la « dernière délégation étrangère » à visiter le Kampuchéa avant l’invasion, les médias s’y sont intéressés. La Presse de Desmarais publie des entrevues avec des représentants du PCO. Le président Roger Rashi est invité à participer sur les ondes de Radio-Canada à l’émission The Patrick Watson Report où il a décrit les bienfaits du régime sanguinaire de Pol Pot. Un film réalisé par le PCO lors de sa visite a même été diffusé. Soulignons que le fils de l’animateur Patrick Watson était un des dirigeants du PCO en Ontario.
Par la suite, les Khmers rouges ont répudié le communisme et démis Pol Pot et le PCO n’en a plus fait mention. Le PCO se retrouvait orphelin dans une Internationale maoïste qui se désagrégeait.
Quelle fut la position de Charles Gagnon et du groupe En Lutte sur la question des liens à établir avec d’autres partis ou organisations marxistes-léninistes à travers le monde? On ne sera pas surpris d’apprendre que Gagnon rejète toute idée de « parti père » ou de « patrie du socialisme ». Gagnon, on s’en souvient, avait une profonde aversion pour les « modèles ». Déjà, en 1968, au cours de sa période felquiste, il écrivait que ni Cuba ni l’URSS n’étaient des modèles. Il n’allait pas, quelques années plus tard, souscrire au modèle chinois.
Ni au modèle albanais d’ailleurs, lorsqu’en juillet 1977, Enver Hoxha et le Parti du travail de l’Albanie dénoncent la « théorie des trois mondes », rompent avec la Chine et mettent sur pied leur propre Internationale. Mais le modèle albanais ne fit pas long feu. L’Albanie n’était pas la Chine, Hoxha n’était pas Mao. La plupart des militants n’avaient jamais entendu parler de ce pays et de son leader et étaient incapables de situer l’Albanie sur une carte géographique.
La pureté des intentions de l’Albanie et de sa défense du marxisme-léninisme sera par la suite démasquée, lorsqu’il s’avéra qu’elle avait sa propre variante de la théorie des trois mondes. L’Albanie présentait comme progressistes les régimes de Khoemeiny, Anouar al Sadate et Idi Amine Dada et vantait les pays impérialistes « animés de bienveillance » à son égard comme l’Autriche, la Belgique, la France, la Hollande, la Suisse et les pays scandinaves avec lesquels elle entretenait de bonnes relations commerciales. De plus, pour l’Albanie, il ne semblait y avoir qu’une seule « superpuissance » : la Yougoslavie, sa voisine !
La pureté autoproclamée de ses ruptures de principe avec le révisionnisme soviétique et le maoïsme ne résistèrent pas non plus à l’analyse. L’Albanie ne se retira du Pacte de Varsovie qu’au moment de l’invasion russe de la Tchécoslovaquie en 1968 et elle ne rompt avec la Chine que lorsque celle-ci mit fin à son aide « fraternelle ».
De toute façon, En Lutte n’aurait pu, même si Gagnon l’avait voulu, faire partie de l’Internationale albanaise. La concession canadienne avait d’ores et déjà été accordée à un autre groupuscule, le Parti communiste canadien (m-l) de Hardial Bains.
En Lutte pouvait bien affirmer son « indépendance » à l’égard des différentes tendances maoïstes internationales et réduire la stratégie révolutionnaire mondiale à une simple « tactique » subordonnée à sa stratégie fondamentale de lutte contre les mesures Trudeau, il ne pouvait complètement en faire fi.
Au Canada, son désir de parvenir à l’unité avec la Ligue l’obligeait à une adhésion – « critique » bien entendu – à la « théorie des trois mondes ». À l’échelle internationale, il ne pouvait se dérober devant ses militants à ses obligations internationalistes. Pour illustrer l’intérêt de la gauche pour ces questions, soulignons qu’un rallye organisé à Montréal en mars 1979 par Hardial Bains et l’Internationale albanaise avait rassemblé plus de 1 000 personnes.
Pour conserver une certaine crédibilité, En Lutte lance donc à l’automne 1978 son propre projet de création d’une Internationale. Rien de moins. Le document intitulé « Pour l’unité combattante du mouvement communiste internationale » est acheminé à une série de groupes maoïstes à travers le monde. Au début des années 1980, dans une série de trois articles, En Lutte fait le bilan de deux années d’efforts. Il se vante d’avoir établi des liens à différents niveaux avec 130 organisations dans 60 pays différents. Mais, on apprend que ses « liens à différents niveaux » signifiaient l’échange de publications pour plus d’une centaine des 130 organisations. En Lutte avait réussi à rencontrer les représentants de 60 organisations dans 35 pays différents, mais n’avait pu organiser plus d’une rencontre avec au moins la moitié d’entre elles. C’est donc dire que moins de 30 organisations ont été intéressées à entendre En Lutte une seconde fois. Parmi celles-ci, seulement une douzaine d’organisations ont appuyé le projet d’une conférence pour débattre d’unité. Mais il ne s’en est trouvé aucune pour endosser son appel. C’était un échec lamentable.
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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.
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