Les conséquences de l’adhésion à la « théorie des trois mondes », et l’alliance implicite avec la bourgeoisie canadienne et l’impérialisme américain qu’elle impliquait, allait avoir des conséquences sur la position que prendront la Ligue et En Lutte dans le débat sur la question nationale québécoise et le référendum de 1980, bien que d’autres motifs idéologiques et politiques, propres à l’histoire du Canada et du Québec, influenceront également leur position.
En 1976, la victoire imprévue du Parti québécois crée une onde de choc à travers toute l’Amérique du Nord. Dans les jours qui suivent, les deux hommes d’affaires les plus puissants de Montréal, le président de Power Corporation, Paul Desmarais, et le président du Canadien Pacifique, Ian Sinclair, viennent partager chez l’ambassadeur américain Thomas Enders leurs premières impressions de la défaite. Au fil des mois qui suivront, Desmarais et Sinclair serviront de courrier entre Trudeau et l’ambassadeur américain qu’ils rencontrent régulièrement, peut-on lire dans l’ouvrage de Jean-François Lisée, Dans l’œil de l’aigle. Washington face au Québec.
L’élection du Parti québécois survient dans une période trouble pour les États-Unis. Depuis le début des années 1970, les relations de Washington avec ses partenaires – qui étaient au beau fixe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – sont tendues. Pour contrer le déclin économique des États-Unis, le gouvernement Nixon a abandonné en 1971 la convertibilité du dollar en or et, avec elle, disparaît la stabilité du système international des paiements. Puis, il impose une surtaxe de 10% sur l’importation aux États-Unis de produits étrangers. En 1973, le choc pétrolier amplifie la crise. La production industrielle mondiale chute de 10% et le commerce international de 13%. Les profits des entreprises sont en chute libre, sauf ceux, bien entendu, des pétrolières. Inflation et chômage se côtoient. Un nouveau terme est inventé pour décrire le phénomène : la stagflation. Aux États-Unis même, la crise provoque des secousses politiques entre les États producteurs de pétrole, comme le Texas, et les États consommateurs comme ceux du Nord-Est.
Les tensions entre les États-Unis et ses partenaires s’étendent également aux relations entre Ottawa et Washington. En 1975, Trudeau annonce la fin de la « relation spéciale » entre le Canada et les États-Unis. Son gouvernement veut réduire la dépendance vis-à-vis des États-Unis et prône une « troisième voie » pour le Canada. Il crée l’Agence de tamisage des investissements et adopte la Nouvelle politique énergétique (NPE) pour mettre les richesses pétrolières de l’Alberta au service de l’industrie manufacturière de l’Ontario, plutôt que de les exporter vers les États-Unis. La société d’État Pétro-Canada voit le jour à cette fin. Question de mécontenter davantage les États-Unis, Trudeau lance, lors d’une visite à Cuba en 1976, un retentissant « Vive Castro! »
La transcription des enregistrements de la Maison Blanche révèle toute la considération que Nixon avait pour Trudeau : il le traitait de « asshole ». Pour contrer la volonté de Trudeau de faire bande à part, les États-Unis appuient en sous-main les revendications d’autonomie provinciale de l’Alberta, de la Colombie-britannique. Il faut rappeler qu’au Canada même, les politiques de Trudeau suscitent de vives réactions de la part des provinces de l’Ouest. Le gouvernement du premier ministre Lougheed est déchaîné contre Ottawa et utilise le fait qu’un parti sécessionniste albertain vient d’être créé pour appuyer ses revendications. Au Nouveau-Brunswick, un groupe d’hommes d’affaires engage une firme de consultants pour qu’elle examine la possibilité de l’annexion de la province aux États-Unis dans l’éventualité de l’indépendance du Québec.
En 1979, une coalition de ces forces centrifuges réussit à faire élire le gouvernement conservateur de Joe Clark, un politicien originaire de l’Alberta. Le Parti québécois de René Lévesque contribue à l’élection des conservateurs en appuyant au Québec l’élection des candidats créditistes de Fabien Roy. Une des premières mesures du gouvernement conservateur est le démantèlement de Pétro-Canada. Mais le gouvernement Clark est minoritaire et il sera rapidement renversé lorsqu’il propose un budget avec des hausses faramineuses du prix du baril de pétrole. Une politique taillée sur mesure pour les pétrolières de l’Alberta, mais désastreuse pour les industriels de l’Ontario. Trudeau reprendra le pouvoir pour affronter le Parti québécois lors du référendum de 1980.
Dans cette bataille, Trudeau peut compter sur l’appui indéfectible du président Jimmy Carter, élu en 1976, avec pour mandat de rétablir de bonnes relations entre les États-Unis et ses partenaires européens, japonais et canadien. Carter est l’homme de la Commission Trilatérale, mise sur pied par la famille Rockefeller, quelques années auparavant, pour réparer les pots cassés par l’administration Nixon. Gouverneur d’un État du sud, la Géorgie, Carter symbolise la réconciliation entre le Nord et le Sud. Dans son cabinet, on dénombre, en plus de Carter lui-même, vingt membres de la Trilatérale dont le vice-président Walter Mondale, le secrétaire à la Défense Brown, le secrétaire au Trésor Blumenthal et, surtout, le conseiller à la Sécurité nationale Zibgniew Brzezinski, qui avait été la cheville ouvrière de la mise sur pied de la Trilatérale et son premier directeur.
Dans son livre L’œil de l’aigle, Jean-François Lisée souligne le grand intérêt de Zibgniew Brzezinski pour la question du Québec, qu’il considérait d’un intérêt stratégique majeur. Brzezinski avait vécu au Québec et fréquenté l’université McGill. Il connaissait bien le phénomène des « deux solitudes », avouant avoir eu peu de rencontres avec des francophones. Mais il comprenait également le ressentiment québécois face au mépris des anglophones qu’il avait lui-même expérimenté en tant qu’immigrant polonais. Sans doute aussi à cause de ses origines polonaises, Zibgniew Brzezinski ne minimisait pas l’importance du nationalisme.
Cependant, cela n’en fait pas un partisan de la souveraineté du Québec. Au contraire, il en est un des plus farouches opposants. Il prédit un « résultat apocalyptique » en cas de victoire des souverainistes au référendum. Il partage le point de vue des autres experts du Département d’État qui considèrent que l’indépendance du Québec risque de provoquer la désintégration du Canada. Avec les différentes forces centrifuges à l’œuvre, la crainte était réelle d’un morcellement du Canada anglais en plusieurs pays. Une telle éventualité est un cauchemar pour Washington parce qu’elle compromet, en pleine guerre froide, la défense des États-Unis. De plus, la dissolution d’une grande fédération comme le Canada pourrait, croyait-on au Département d’État, avoir des conséquences imprévisibles aux États-Unis mêmes sur les relations difficiles entre le Nord et le Sud.
Cependant, la crise politique au Canada pouvait être mise à profit. La dissolution est à rejeter, mais la balkanisation pouvait être rentable. Washington pouvait appuyer les revendications des provinces sur le contrôle des ressources naturelles pour faciliter l’importation du pétrole canadien. Après tout, il y avait des exemples historiques de cette politique. Est-ce que cela n’avait pas été justement la politique de la Grande-Bretagne qui, tout en ayant concédé la Confédération, s’était gardée le pouvoir de favoriser les droits des provinces en s’octroyant le droit d’intervenir dans les affaires canadiennes à titre d’« arbitre suprême » avec le Conseil Privé qui fait office de Cour suprême jusqu’en 1931.
Trudeau comprend vite que l’élection du Parti québécois modifie la donne politique dans ses relations avec ses voisins du sud. Il met en sourdine sa Nouvelle politique énergétique et enlève toutes ses dents à l’Agence de tamisage des investissements, si bien que le magazine financier états-unien Barron’s, farouche opposant à l’Agence de tamisage, a pu écrire que désormais « la seule compagnie étrangère qui ne pourrait s’installer au Canada est Murder Inc. ».
Dans ces conditions, Ottawa et Washington pouvaient collaborer pour empêcher une victoire du Oui au référendum de 1980. Évidemment, cela ne rayait pas les divergences sur les suites à donner à une victoire du Non. Nous savons qu’elle fut la réponse de Trudeau : le rapatriement de la Constitution en vue d’une centralisation des pouvoirs. Le Département d’État privilégiait, selon les documents produits par Jean-François Lisée, une solution qui « assurerait au Québec la suprématie du caractère français et de sa culture ». Ce sera la société distincte de Mulroney. Mais, de 1976 à 1980, Ottawa et Washington sont sur la même longueur d’ondes.
L’ambassadeur Thomas Enders met tout en œuvre pour que le discours de René Lévesque devant l’Economic Club soit un désastre en contactant personnellement bon nombre des hommes d’affaires qui étaient pour y assister. Puis, l’administration Carter fait l’insigne honneur à Pierre Elliott Trudeau de pouvoir s’adresser aux deux chambres du Congrès réunis. À cette occasion, Trudeau déclare que l’indépendance du Québec serait « un crime contre l’Histoire de l’Humanité ».
La Ligue et En Lutte adoptèrent la position que l’indépendance du Québec serait favorable aux États-Unis, laissant même sous-entendre que Washington appuyait en sous-main le Parti québécois. À leur décharge, il faut signaler que cette analyse était populaire dans plusieurs milieux à l’époque.
L’URSS et les socialistes français, par exemple, se portaient à la défense de l’unité canadienne contre les appétits américains. Un livre, Le Canada, dernière chance de l’Europe, écrit par Claude Julien avait eu un impact considérable dans les milieux politiques français. Comme son titre l’indique, l’auteur défendait l’idée que seule une alliance entre un Canada uni et l’Europe pourrait constituer un contrepoids à l’empire américain. C’est également l’idée à la base de la « troisième voie » de Pierre Elliott Trudeau. Quant aux communistes français, ils avaient, relate Jean-François Lisée, applaudi dans un premier temps l’établissement d’un « État du peuple canadien-français », condition de « l’opposition à l’impérialisme yankee ». Mais leur quotidien L’Humanité dut bientôt rentrer dans le rang soviétique, battre en retraite, et condamner de Gaulle d’avoir soutenu des politiciens « réactionnaires » comme Johnson et Lesage.
Bien entendu, il était possible à l’époque de trouver des déclarations de certains hommes d’affaires états-uniens qui se montraient sympathiques à la souveraineté du Québec. C’était le cas par exemple des financiers d’Hydro-Québec. Ainsi, le président Frederick Clark de la New York State Power Authority Bureau déclarait : « Nous sentions que si le Québec se séparait, nous continuerions à faire des affaires. Ils vendent. Nous achetons. C’est tout ». Mais il était clair que ce n’était pas la politique du gouvernement des États-Unis et une analyse politico-économique plus fouillée démontrait que la balkanisation du Canada était l’option privilégiée par Washington. Au Canada, le Parti conservateur de Joe Clark représentait ces intérêts des bourgeoisies régionales et de l’impérialisme américain avec sa vision du Canada comme étant « une communauté des communautés ». Au Québec, les propositions de réforme constitutionnelles du Livre beige de Claude Ryan auraient conduit à une décentralisation du Canada en accordant davantage de pouvoirs aux provinces. Claude Ryan était à l’époque membre de la Commission Trilatérale des Rockefeller. Son accession à la tête du Parti libéral se fera contre la volonté des libéraux fédéraux de Pierre Elliott Trudeau. Les visions opposées de Trudeau et Ryan sur l’avenir du Canada expliquent l’animosité entre les deux hommes au cours de la campagne référendaire. Par la suite, les libéraux fédéraux refuseront tout soutien à l’équipe libérale de Ryan lors des élections de 1981, marquant ainsi leur préférence pour une victoire du Parti québécois qu’ils savaient affaibli, et Claude Ryan se prononcera contre le coup de force constitutionnel de Trudeau.
De telles analyses circulaient à l’époque. Déjà, dans L’urgence de choisir, publié en 1972, Pierre Vallières avait produit une bonne analyse des rapports entre le Canada et les États-Unis. « Trop d’illusions, écrit-il, sont encore véhiculées au sujet des avantages que les États-Unis pourraient trouver à l’indépendance du Québec comme si le Canada tel qu’il est constitué ne les servait pas au maximum de leurs intérêts impérialistes. »
La suite des événements a confirmé cette analyse. Le rejet lors du référendum de 1980 de la proposition du Livre blanc du Parti québécois d’une nouvelle entente entre le Québec et le Canada – qui était une offre d’alliance au Canada-anglais pour contrer les États-Unis – conduira à la victoire des conservateurs de Brian Mulroney, au virage pro-américain du Parti québécois avec le « beau risque » et à l’adoption du traité de libre-échange avec les États-Unis. En fait, la seule véritable position anti-impérialiste américain a été celle formulée par le Général de Gaulle en 1967avec son Vive le Québec libre !
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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.
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