La défaite du Oui au référendum de 1980 et les conséquences désastreuses pour le Québec qui s’ensuivirent avec le coup de force constitutionnel de Trudeau eurent un effet de choc chez plusieurs militantes et militants maoïstes qui réalisèrent l’ampleur de leur erreur politique des dix années précédentes. Bien entendu, avec un écart de 20% entre le Oui et le Non, leurs votes annulés transformés en votes pour le Oui n’auraient pas fait une différence significative. Mais une évaluation moins ponctuelle et plus large est possible et nécessaire.
Que se serait-il produit si les 5 000 à 7 000 membres et sympathisants d’En Lutte et du PCO avaient milité pour le Oui plutôt que pour le Non ? Quel aurait été l’impact de l’action de ces militants prêts à se donner sans compter si, au lieu de s’employer à paralyser la CSN et d’autres organisations syndicales, ils avaient œuvré au cœur même du mouvement syndical pour faire en sorte que les travailleurs et les travailleuses disputent le leadership de la campagne référendaire au Parti québécois qui l’enfermait dans le cadre d’un nationalisme étroit? On peut facilement supposer que l’afflux de ces forces militantes aurait permis au camp du Oui d’obtenir au moins une majorité dans la population francophone. Il est aussi envisageable de croire qu’une campagne référendaire menée de façon plus combative, une campagne qui aurait mis de l’avant une série de revendications à portée sociale, aurait permis une percée chez les travailleurs et travailleuses allophones. La victoire du Non n’était pas inéluctable. Rappelons que, un mois avant le scrutin, les sondages donnaient le Oui gagnant et que, dans les mois qui ont précédé, jusqu’à 20% d’allophones déclaraient envisager de voter Oui.
Enfin, considérons un instant ce qu’aurait pu être la donne politique en 1980, si la gauche avait fait sienne l’analyse de Pierre Vallières dans L’urgence de choisir. Si elle avait investi le Parti québécois et chercher à y entraîner le monde ouvrier. La base sociale populaire et ouvrière du Parti québécois en aurait été consolidée. La gauche aurait pu contrer l’étapisme de Claude Morin et ses manœuvres pour diluer le discours nationaliste. La gauche radicale aurait pu faire alliance avec la gauche péquiste traditionnelle, les Robert Burns, Denis Lazure, Gilbert Paquette, Lise Payette et autres. Au fil des débats, des tournants de la lutte, elle aurait acquis expérience et maturité politiques. En fait, nous aurions eu droit à une véritable lutte de libération nationale et d’émancipation sociale. Une victoire du Oui était possible ou, dans l’éventualité d’une défaite, la gauche aurait pu contester le leadership de Lévesque et Morin et s’emparer de la direction du mouvement de libération.
Les résultats du référendum knockoutèrent la gauche, l’envoyèrent au tapis et, trente ans plus tard, elle ne s’est toujours pas relevée. Malheureusement, on ne peut réécrire l’Histoire. Cependant, nous pouvons nous demander comment le mouvement de lutte pour la libération nationale contre la bourgeoisie canadienne et l’impérialisme états-unien des années 1960 a-t-il pu être transformé en un mouvement pro-américain militant activement contre l’indépendance du Québec ?
Plusieurs ont pointé du doigt l’infiltration policière et ce facteur ne peut être écarté du revers de la main. Rappelons-nous le témoignage du surintendant principal Cobb de la GRC devant la Commission Keable. Il reconnaissait que la GRC avait émis de faux communiqués du FLQ pour dénoncer la position prise par Vallières dans « L’urgence de choisir » afin d’inciter les membres du FLQ à se joindre au groupe animé par Charles Gagnon plutôt qu’au Parti québécois. Son expérience le conduisait à estimer que le groupe de Gagnon serait plus facile à surveiller que le Parti québécois.
La même Commission Keable a révélé qu’En Lutte était infiltré au plus haut niveau et a même rendu public le nom d’un agent des services secrets en son sein : François « Friz » Séguin. Ce dernier aurait même été responsable de la sécurité dans l’organisation En Lutte ! La Commission a aussi montré comment les services secrets s’étaient servis comme d’un jouet d’un autre dirigeant d’En Lutte, Robert Comeau. Pendant des mois, En Lutte et Robert Comeau ont nié toute infiltration, avant de reconnaître plus tard les faits. Quel fut le rôle de l’infiltration policière dans les activités et les orientations politiques d’En Lutte et du PCO? Seuls les anciens responsables de ces organisations pourraient jeter l’éclairage approprié.
Cependant, bien que leur impact ait pu être considérable, les manipulations policières n’expliquent pas tout. Il faut poser la question : comment de 5 000 à 7 000 personnes ont pu ainsi être manipulées? Pour y répondre, il faut prendre en considération ce qu’était la base sociale de ces organisations. Leur pénétration dans la classe ouvrière est toujours demeurée extrêmement faible, ce qu’elles ont reconnu publiquement peu avant leurs dissolutions respectives au début des années 1980. Leur composition était essentiellement petite-bourgeoisie. C’est surtout auprès des étudiants et des jeunes militant actifs dans les organisations populaires financées par les programmes Perspectives-Jeunesse et les Projets d’Initiatives locales du gouvernement fédéral que leurs campagnes de recrutement connurent un vif succès. Ces militants qui croyaient « utiliser le système pour détruire le système » auraient dû savoir, en bons marxistes qu’ils prétendaient être, que « l’être social détermine la conscience sociale ». Le fait d’être rémunéré par le gouvernement fédéral les prédisposait à combattre le nationalisme québécois et à soutenir – bien entendu sous une forme « révolutionnaire » – le fédéralisme canadien. Était donc pris qui croyait prendre ! Peut-être que Trudeau avait une meilleure connaissance de l’abc du marxisme que bon nombre de militants marxistes-léninistes.
La situation particulière du Québec n’explique pas tout. Le mouvement maoïste était un mouvement mondial de la jeunesse. Pour la première fois de l’Histoire, une nouvelle génération arrivait à l’âge adulte instruite et avec une certaine indépendance financière, mais dans un contexte social où les perspectives d’emploi étaient limitées. Au Québec, le phénomène était accentué par les transformations économiques et sociales découlant de la Révolution tranquille, c’est-à-dire la modernisation d’une société dont les superstructures retardaient énormément sur le développement économique. Le blocage n’était pas uniquement social, mais aussi national par suite de la domination du Canada anglais sur le Québec. Cela explique sans doute que le mouvement maoïste au Québec fut proportionnellement à notre population un des plus importants numériquement dans les pays développés.
Au nombre de tous les paradoxes de cette époque, le moindre n’est certainement pas que cette jeunesse ait transposé la ferveur religieuse catholique dans laquelle elle avait baigné au cours de son enfance dans des organisations se proclamant « communistes ». Il fut relativement facile de convaincre des jeunes, qui s’étaient levé tous les matins pour assister à la messe lorsqu’ils étaient enfants, de se pointer à l’aube aux portes des usines pour distribuer leur littérature maoïste. Que les ouvriers ne répondent pas plus à leurs invocations que Dieu jadis à leurs prières ne suffisait évidemment pas à compromettre leur foi. Élevés dans le respect de l’autorité et éduqués dans l’esprit du catéchisme, ces jeunes des années 1980 pouvaient facilement se satisfaire du « Petit livre rouge » de Mao, des arguments simplistes de la Ligue ou des élucubrations alambiquées de Charles Gagnon. La religion catholique a toujours fait obstacle avec beaucoup de succès à la pénétration des idées communistes au Québec. Malgré des apparences contraires, ce fut encore vrai au cours des années 1970. Les militantes et les militants ont peut-être acheté quelques classiques du communisme – vite revendus aux librairies d’occasion – mais ne les ont pas étudiés. Il faut dire que leurs organisations ne leur en laissaient pas le loisir. Les groupes maoïstes fonctionnaient comme des sectes religieuses où la méthode éprouvée de conserver l’autorité sur les fidèles est de les occuper jour et nuit à différentes tâches pour les empêcher de questionner les objectifs du groupe. Faisons confiance à nos chefs, se disent les disciples sans prendre le temps de savoir où leurs chefs les conduisent.
Les dirigeants de ces mouvements doivent porter une large part de la responsabilité de ce fiasco politique. Le parcours politique de Charles Gagnon est particulièrement éclairant à cet égard. Quelques mois avant la dissolution du groupe En Lutte – alors gangrené par l’échec référendaire, la faillite du mouvement maoïste international et ses propres contradictions internes, particulièrement sur la question des femmes – Gagnon répudie le marxisme et renoue avec ses idées de 1968 alors qu’il écrivait que la Révolution d’Octobre avait été une révolution bourgeoise. Pendant une décennie, Charles Gagnon s’est proclamé « marxiste-léniniste », mais tout cela, avoue-t-il, n’était que tactique dans sa recherche d’hégémonie sur l’ensemble de la gauche.
Près de quinze ans après la dissolution du groupe En Lutte, Gagnon refait brièvement surface à la faveur des ses « retrouvailles » avec Pierre Vallières dans le film de Jean-Daniel Lafond, « La liberté en colère », un film insignifiant – parce qu’il ne tire aucun sens des événements passés qu’il commente. Au cours de cette période, soit peu avant le référendum de 1995, Gagnon publie un essai Le référendum, un syndrome québécois.
Dans cet essai, Charles Gagnon revient sur la période des années 1960 et 1970 comme un voleur sur les lieux du crime pour effacer ses traces. Il minimise l’impact de l’action des marxistes-léninistes sur le résultat référendaire en disant que les « remords » de ceux qui ont éprouvé « un profond malaise » pour avoir été accusé de faire « le jeu des fédéralistes en préconisant l’abstention » lui « semblent assez vains, car il s’avère que l’appel des marxistes-léninistes en faveur de l’annulation n’a pas joué un rôle déterminant pour l’issue du vote ».
Puis, il loue le Parti québécois dont « le bilan du premier mandat au pouvoir n’est pas négatif, loin de là » et reconnaît que le projet indépendantiste a, de 1960 à 1980, « signifié la perspective d’une société nouvelle. » Mais ces propos ne sont là que pour amadouer le lecteur avant de lui servir à nouveau la même camelote que dans les années 1970, à la sauce cette fois du néolibéralisme.
À l’époque de la mondialisation où l’État-nation se dresse comme un obstacle à abattre pour les grandes corporations, Gagnon nous dit que « le discours sur l’État-nation n’est plus en phase avec ces formes de conscience en devenir que sont la communauté humaine à un extrême et la communauté locale à l’autre, formes de conscience qui ont tendance, dans la vie courante, à réduire progressivement la place de la conscience nationale ». Ce n’est là que la reprise sous une forme différente de sa célèbre affirmation : « Et si alors le mouvement de l’histoire en venait à assimiler l’une ou l’autre nation, l’une ou l’autre minorité nationale, cela ne correspondrait nullement à une oppression nationale, mais bien à la tendance objective du développement économique à dissoudre les frontières nationales en tissant à l’échelle mondiale un réseau de relations économiques, sociales et culturelles de plus en plus serré ». Longtemps, on a crû que Gagnon était un internationaliste; c’était plutôt un mondialiste.
Au début des années 1980, Gagnon affirmait que l’oppression nationale du peuple québécois avait à toutes fins pratiques disparue. En 1995, c’est l’existence même de la nation québécoise qu’il remet en question à cause des modifications démographiques et la présence des communautés culturelles.
Évidemment, dans ces circonstances, le mouvement national ne recèle plus d’aucune potentialité. Dans son retour historique sur les années 1960 et 1970, Gagnon identifie trois courants au mouvement nationaliste : le courant traditionnel, le courant social identifié au mouvement ouvrier et le courant culturel du mouvement de la jeunesse. Finalement, pour Gagnon, le courant vraiment important fut non pas le mouvement ouvrier, mais celui de la jeunesse. Aussi, affirme-t-il qu’en 1995, « privé du dynamisme que lui a procuré la « révolution culturelle » occidentale des années 1965 à 1975, elle-même articulée à la « révolution tranquille » de l’après-guerre, le nationalisme québécois n’est plus un mouvement social avec lequel il faudrait compter »,
Alors, l’indépendance nationale le laisse froid et il admet qu’il lui « arrive de penser que le Canada pourrait fournir, au plan politique, donc constitutionnel, un modèle d’accommodement de cultures diverses et de régions aux intérêts différents à certains égards ». Il se prononce contre la tenue du référendum de 1995 parce que sa défaite, qu’il considère probable, serait la pire des choses pour la « réforme éventuelle de l’ordre politique canadien ».
La chose admirable avec Le référendum, un syndrome québécois, c’est qu’il nous livre la pensée véritable de Charles Gagnon sans le fla-fla de la terminologie marxiste-léniniste. Fondamentalement, Gagnon a toujours été contre l’indépendance du Québec qu’il voyait comme réactionnaire ou même fasciste, et il a toujours considéré que la solution résidait dans une réforme constitutionnelle de « l’ordre politique canadien ». En fait, il n’a jamais rompu avec la pensée de la revue Cité libre et de son mentor Pierre-Elliott Trudeau.
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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.
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