Le « convoi de la liberté » n’est pas le peuple, Monsieur Trudeau

2022/02/11 | Par Pierre Dubuc

Au départ, cela semblait être un mouvement spontané réclamant la levée de l’obligation d’être vacciné pour les camionneurs traversant la frontière. Puis, c’est devenu une manifestation exigeant la levée de l’ensemble des mesures sanitaires. Subitement est apparue la revendication que la Gouverneure générale et le Sénat, deux institutions non électives, démettent le premier ministre dûment élu Justin Trudeau.

On croyait à un coup d’État d’opérette. Mais, au fil des jours, nous apprenons que le siège de la ville d’Ottawa est l’oeuvre d’émules des trumpistes qui ont pris d’assaut le Capitole, il y a un an. Les trumpistes voulaient empêcher la certification de l’élection de Joe Biden; leurs imitateurs canadiens ont obtenu la tête du chef du Parti conservateur Érin O’Toole et celui qui semble le mieux placé pour le remplacer, Pierre Poilièvre, est venu les accueillir avec du café et des beignets sur la colline parlementaire.

Les médias nous apprennent que le « convoi pour la liberté » n’a rien d’un mouvement spontané. Il est bien organisé, bénéficie d’une solide logistique et est dirigé par d’anciens membres hauts placés de la GRC et de l’armée. De plus, il bénéficie de l’appui médiatique (Fox News) et financier (groupes liés au lobby pétrolier) de l’extrême-droite américaine avec à sa tête Donald Trump.
 

Trudeau et « son » peuple

Le premier ministre Trudeau refuse de faire intervenir l’armée pour mettre fin au siège d’Ottawa et rouvrir le pont Ambassador en déclarant : « On n’envoie pas l’armée contre son peuple ».

Bien sûr qu’on n’envoie pas l’armée contre son peuple (Ce que son père a pourtant fait en Octobre 1970). Mais les quelques milliers de complotistes ne constituent pas et ne représentent pas le peuple.

Le peuple, Monsieur Trudeau, c’est mon garagiste qui, la veille de l’opération qu’il devait subir pour sa hanche, a reçu un appel de son hôpital pour reporter sine die l’opération. Son hôpital, c’est l’hôpital de Lanaudière. À propos de cet hôpital, le journaliste André Noël vient de publier sur son compte twitter des données probantes : « Le taux d’hospitalisation pour la COVID selon le statut vaccinal dans Lanaudière depuis le début de la 5e vague. Non vaccinés 60 ans et plus: 819/100 000 habitants; vaccinés 3 doses: 31/100 000. L’écart n’est pas juste significatif: il est abyssal. »

Le peuple, Monsieur Trudeau, c’est toutes celles et ceux qui, par suite de l’entêtement des non-vaccinés, voient leur chirurgie reportée, renoncent à leur traitement ou n’osent tout simplement pas se présenter à l’urgence, de crainte d’attraper la COVID ou de « déranger » le personnel hospitalier dont on lui répète, avec raison, qu’il est « au bout du rouleau ».

Bien sûr que les restrictions sanitaires ont affecté durement les routiers, qui ne pouvaient s’arrêter aux restaurants pour prendre un café, aller aux toilettes ou prendre une douche. Mais ils ne sont pas les seuls à avoir dû subir les effets des mesures sanitaires et la grande majorité d’entre eux ne sont pas présentés sur les collines parlementaires d’Ottawa et de Québec. Ils se sont plutôt dissociés du mouvement.

Ils font partie du peuple dont la santé semble vous préoccuper, Monsieur Trudeau.

Tout comme les infirmières, les préposées aux soins, les médecins et l’ensemble du personnel hospitalier et de la santé, dont la tâche s’est intensifiée à cause de l’afflux des non-vaccinés qui monopolisent les lits d’hôpitaux et les ressources aux soins intensifs.

Tout comme les enseignantes et les enseignants, les éducatrices et les éducateurs qui travaillent dans les écoles et les garderies où les éclosions se multiplient.

Tout comme les travailleuses et les travailleurs des services dont le contact avec la population les met toujours à risque de contracter le virus.

Tout comme les travailleuses et les travailleurs des usines souvent surchauffées, qui se trouvent grandement incommodés par le port du masque obligatoire.

Près de 40 % de ces travailleuses et travailleurs sont regroupés dans des syndicats au Québec. Il serait temps que les dirigeants de leurs organisations, de leurs centrales syndicales, fassent entendre leur voix dans cette crise majeure.
 

Rien à voir avec le « trucker » de Serge Bouchard

Au Québec, avis aux partis d’opposition, le peuple n’a pas changé de bord. Il n’a pas troqué Legault pour Rambo. Il serait étonnant et incompréhensible qu’il l’est fait, lui qui a délaissé tout esprit critique depuis le début de la pandémie, accordant une confiance quasi totale à Legault, malgré une gestion brouillonne, à l’image du premier ministre, et un des pires bilans au monde lors des première et cinquième vagues.

Avis également à une certaine gauche, réputée pour se mettre à la remorque des mouvements spontanés populaires en prétendant les diriger. Le mouvement actuel n’est ni spontané ni populaire. Le camionneur qui occupe Ottawa ou bloque le pont Ambassador n’a rien du « trucker » de Serge Bouchard. C’est un entrepreneur indépendant, propriétaire de son camion, dont le référent serait plutôt le camionneur chilien qui, financé par la CIA, a déstabilisé par sa grève le gouvernement Allende au Chili en 1972 et a préparé le coup d’État militaire de 1973.
 

L’armée, si nécessaire

Selon le Globe and Mail de ce matin (11 février), le gouvernement de Doug Ford s’apprêterait à imposer de lourdes amendes, confisquer leurs véhicules et suspendre les permis d’opération des propriétaires des quelque 400 camions qui font le siège de la ville d’Ottawa et de ceux qui bloquent le pont Ambassador, s’ils refusent de mettre fin à leur action. C’est exactement ce qu’il faut faire, bien que sachant que les amendes seront réglées par les riches donateurs américains qui versent des millions dans leur caisse.

C’est ce que le gouvernement Trudeau aurait dû faire, s’il n’avait pas été tétanisé par l’ampleur de la manifestation. Si les manifestants refusent d’obtempérer, malgré les menaces de sanction, le gouvernement Trudeau devrait faire intervenir, si nécessaire, l’armée, en prenant bien soin d’épurer les forces d’intervention des complotistes dans leurs rangs, si on veut éviter qu’il y en ait qui fraternisent avec les manifestants.

Ce ne serait pas une intervention du gouvernement contre son peuple – là-dessus, Ottawa n’a jamais hésité à faire usage de la force, parlez-en aux Autochtones – mais une intervention pour son peuple.
 

Un nouveau paradigme

Nous devons prendre conscience que nous venons de changer de paradigme, pour utiliser une expression chère à tous les « logues » de ce monde (politicologues, sociologues, anthropologues, etc.). Jusqu’ici, l’extrême-droite nous apparaissait marginale, folklorique, cantonnée dans l’arrière-pays albertain. Nous venons de recevoir un démenti en pleine figure.

Elle est organisée, arrogante, bien financée et inspirée par l’extrême-droite trumpiste états-unienne. Son action fait des petits à travers le monde et révèle au grand jour l’ampleur de cette mouvance raciste, misogyne, homophobe et anti-ouvrière. Il y a quelques mois, nous écrivions que l’effet Trump traverserait un jour la frontière. Eh bien ! Nous y voilà.